Khulai ne s’était jamais imaginé annoncer une telle chose à sa mère. Iel avait perdu tout espoir de retrouver Ona bien avant la mort d’Amé. Bien avant qu’iel se retrouve seul·e.
Ona, elle, savait que quelque chose perturbait son enfant. Elle avait pensé à sa mort, à sa nouvelle apparence, à sa voix mystique, au voyage qu’iel avait dû entreprendre, à sa rencontre avec une sirène. Elle s’en voulut d’avoir transmis son ignorance à son enfant, mais iel semblait avoir dépassé cela. Après tout, Shy’r n’était n’importe quelle sirène.
« Est-ce que tu sais depuis combien de temps tu es partie ?
— Je ne sais pas exactement, non. Je suis désolée.
— Ne t’excuse pas, je comprends. La mer et la mort ne sont pas connues pour aider à garder la notion du temps. Mais j’étais bien vivant et sur la terre ferme. J’ai compté. Je ne te donnerai pas le chiffre exact, mais quand la millième nuit est arrivée, j’ai perdu espoir. Maman aussi.
— Je ne voulais pas lui briser le cœur.
— Je sais, mais c’est arrivé. (Sa voix s’adoucit.) Elle a comblé le vide avec un chien, il a apporté beaucoup de chaleur à notre famille. Mais il appartenait à quelqu’un. Un vagabond. Il ne lui restait rien d’autre. Ils se sont battus pour le chien et il y a eu un incident. Personne n’a gagné. Maman a été blessée et, quand son état s’est aggravé, lui a été jugé et pendu. »
Ona voulut réagir, mais son corps entier était paralysé à la seule mention de sa femme blessée. Celle qu’elle avait aimée plus que tout jusqu’à l’arrivée de Khulai, celle pour qui elle avait renoncé à la mer des années durant. Amé était de ces femmes qui n’aurait dû pouvoir être blessées par personne, si ce n’est par elles-même.
« Maman a succombé à ses blessures. Tu ne revenais pas. J’étais seul. »
Une boule se serra dans la gorge de Khulai, tandis que la nausée montait dans celle d’Ona.
« Si j’avais su… Je l’aurais su si j’étais restée.
— Et qu’est-ce que tu aurais fait ?
— J’aurais été là pour toi.
— Mais tu ne l’as pas été. J’ai fait avec. Je ne t’en veux pas pour ça.
— Ce n’est pas ce que j’entends dans ta voix.
— Tu n’as pas été là pour elle. Dans ses derniers instants, elle ne cherchait que toi. Elle se fichait bien que je sois là, ou que Le Vieux soit resté à la maison. Elle te voulait toi. Et toi tu voguais en mer, droit vers la mort. »
Ona ne savait plus où se mettre. Elle était sous le choc, écrasée par le poids de la culpabilité et de l’injustice. Khulai la tint par ses épaules et, le regard grave, iel ordonna :
« Promets-moi que tu iras sur sa tombe.
— Je ne peux pas partir d’ici.
— Shy’r a dit qu’elle arrangerait ça. Promets-le-moi !
— Je n’ai même pas besoin de te le promettre enfin Khulai ! Amé était l’amour de ma vie, elle m’a donné le plus bel enfant que j’aurais pu espérer. Je n’ai jamais rencontré une femme aussi franche et aussi tendre. Si j’avais su jamais je ne serais repartie en mer, tu m’entends ? Crois-moi j’irai sur sa tombe, même si c’est la dernière chose que mon âme doit faire. »
Khulai acquiesça avec lenteur et enlaça sa mère, le cœur plus léger.