Il allait être minuit. Toutes les étoiles s’étaient éteintes pour laisser briller les divinatrices des océans. Chacune d’entre elles arborait ses plus belles parures et portait un diadème dont l’unique pierre reflétait l’éclat argenté de la lune.
La voix de l’Oracle tonnait dans les eaux calmes et profondes.
« Filles d’Ah’mir : avancez. »
Dans une chorégraphie parfaite, toutes obéirent, firent face à leur mère biologique et leur tendirent un présent : une perle. Une baleine se mit alors à chanter et toutes les mères croquèrent la perle qui leur était tendue, éblouissant leur fille d’une lumière éclatante émanant de leur bouche.
« Car une Oracle se doit de protéger son clan même dans les ténèbres, vous êtes à présent aveugles. Car une Oracle se doit de protéger l’océan, vous écouterez les baleines gardiennes. Car une Oracle se doit de lire dans l’essence même du temps, celui-ci vous a été retiré. À présent, vous êtes seules avec votre âme et les yeux d’Ah’mir. Celle qui retrouvera la lumière de l’avenir de notre clan sera mon héritière. »
Et les autres resteraient dans les ténèbres à jamais.
Shy’r se refusait d’être de celles-là, pas après tous ses sacrifices. Elle devait bien cela à l’enfant qui vivait en elle. À peine le signal de la course fut lancé que son instinct la guida jusqu’au fin fond de la grotte des agonies. Persuadée de retrouver la lumière auprès de ceux qui avaient tout vécu, elle toucha la main de tous les mourants qui, tour à tour, lui envoyaient des visions de leur vie. Elle vit d’abord un immense palais humain s’écrouler avec la falaise qu’il surplombait, puis elle entendit les pleurs d’un bébé aux iris roses et à la queue grise. Un enfant d’Itris.
« Il est mort depuis le temps, annonça le vieil homme qui lui avait donné la vision.
— Qui était-il ?
— Le fils d’un roi humain. Un bâtard jeté à la mer et recueilli par une créature de l’eau. Il n’a jamais vécu parmi nous, mais il nous a longtemps observé.
— Vous le connaissiez ?
— Non, mais je l’ai vu grandir par-dessus mon épaule.
— Quelle importance a-t-il dans cette épreuve ?
— Réfléchis ma fille, je ne suis pas divinateur ! »
Il avait raison. Parmi tout ce qu’il avait vu et vécu, son âme avait envoyé ce détail insignifiant au cœur de Shy’r et elle seule pourrait découvrir pourquoi.
« Merci, merci pour tout. »
Le chant de la baleine retentit à nouveau. Sa voix était si forte qu’elle aurait pu réveiller les morts. Jamais personne n’avait pu échapper au son de la reine des océans. Shy’r succomba à la beauté de la musique. Elle inspira un grand coup et se laissa s’enfoncer contre un corail qui marquerait immanquablement sa peau. Son cœur se mit à battre au rythme de la chanson et, petit à petit, la voix d’Ona résonna dans un accord parfait avec celle de la baleine. Le chant se fit de plus en plus fort et, alors que celui-ci embrumait la tête de Shy’r, elle sut où aller.
Arrivée à destination, sa queue tapa le couvercle d’une boîte à musique enfoncée dans le sable. Elle la prit dans ses mains et lut avec ses doigts : « Enfant des deux mondes, roi du troisième. Écume et âme de l’enfant de l’océan. ».
Sans réfléchir, Shy’r embrassa l’artéfact et remonta la clé qui l’ouvrirait en chantant la chanson qu’elle entendait dans sa tête. Aux voix de la baleine, d’Ona et de Shy’r s’ajouta la voix déraillée d’un enfant.
Survint un cri, puis une lumière. Shy’r voyait de nouveau. Sans attendre, elle rejoignit son clan, la boite toujours en mains, et fonça sur sa mère.
« J’ai trouvé son corps, celui de l’enfant d’Itris. Celui que les mondes ont oublié.
— Son corps ? Tu as trouvé son corps ? Où ça ?
— Il est dans cette boîte à musique.
— Parce que ton nom est une chanson, dit-elle avec émerveillement. L’enfant de l’océan t’a choisie pour être mon héritière. »
Mère et fille s’enlacèrent, le cœur emplit de soulagement. Shy’r avait vu juste : de par ses ambitions, elle était la plus apte à reprendre le flambeau.
Les résultats de l’épreuve annoncés, Shy’r avait été applaudie par tout son clan. Ses sœurs restées aveugles seraient au service des divinations mineures. Chacune félicita les autres participantes et se réjouissait du travail qui leur restait à accomplir, car chaque écaille participe à la beauté d’une nageoire.
Mais la nouvelle Oracle avait tout de même un avantage sur les autres : elle avait le droit à un souhait.