Chapitre 11

Par Eyram

Kaelis passa les jours suivants cloîtrée dans ses appartements. Elle n'en sortait que pour se sustenter, ou lorsqu'elle avait besoin de s'arracher aux murs de ce palais qui l'épiait sans relâche, afin de respirer l'air doux de ce mois de septembre. Elle ne supportait plus cet endroit. Ni ses couloirs trop silencieux, ni les gens qui y circulaient. Chaque regard posé sur elle semblait brûler sa peau, creuser un peu plus l'humiliation dans sa chair. Plus rien ne lui paraissait accueillant ici. 

Elle pensait sans cesse à sa mère. Et lorsqu'elle avait enfin pris son courage à deux mains pour en parler à Lord Asteron, il lui avait répondu d'un ton évasif, affirmant que selon la rumeur, Lady Mereth aurait quitté Solmire pour se retirer quelque temps, afin de se “recentrer sur elle-même par la prière et la méditation”. Kaelis n'en avait pas cru un mot. Elle savait que sa mère était en danger, et que quelque chose de grave était en train de se produire - peut-être était-il même déjà trop tard. Elle se maudissait de ne pouvoir rien faire, de devoir rester enfermée ici, figée dans l'attente de l'Effacement. Elle se sentait faible, impuissante, et n'essayait même pas de lutter. Elle savait que les ombres de Velmarn la suivaient partout où elle allait, et que ses hôtes avaient connaissance de ses moindres faits et gestes. 

Alors elle se taisait. Restait tranquille. Ne tentait rien de stupide. Car elle savait qu'un seul faux pas pourrait sceller son sort… comme il avait peut-être déjà scellé celui de sa mère.

Ce matin-là, alors qu'elle rentrait d'une promenade solitaire dans les jardins, Kaelis remonta le couloir menant à ses appartements. Elle marchait sans bruit, perdue dans ses pensées, quand elle aperçut une silhouette immobile devant sa porte. Son cœur se contracta.

Vaeren l'attendait.

Elle resta figée un instant, déconcertée. Il ne lui avait pas adressé un mot depuis l'Éveil du Sang. Elle s'inclina légèrement, puis, sans dire un mot, ouvrit la porte de ses appartements et l'invita à entrer. Une fois la porte refermée, il prit la parole.

- Bonjour Kaelis. Je suis désolé de venir vous importuner dans vos appartements, mais… je voulais vous voir.

- Vous ne m'importunez pas, répondit-elle simplement.

Il marqua une pause.

- Il est vrai que les récents événements ont plongé ma famille, et moi-même, dans une colère froide. Nous avons eu le sentiment d'avoir été dupés par les Solmire, et nous avons été pris de court par cet… imprévu.

- Je le comprends.

- Nous avons pourtant compris que vous n'y étiez pour rien. Et malgré tout… nous souhaitons que ce mariage fonctionne. Que vous puissiez vous sentir ici chez vous.

- Je ne vous cache pas qu'il m'est difficile de me sentir ici chez moi, ces derniers jours, répondit Kaelis, d'un ton plus sec qu'elle ne l'aurait voulu.

Sa colère montait, lentement, acide. Cet homme était prêt à la dépouiller de son identité pour donner au monde l'illusion d'un mariage réussi. Mais elle savait qu'elle ne devait pas flancher. Qu'elle devait feindre l'apaisement, et se comporter comme on l'attendait d'elle. Pourtant, son cœur battait plus vite, et elle regretta déjà d'avoir laissé sa langue la devancer.

Elle s'attendait à ce qu'il réplique, mais Vaeren resta calme.

- Écoutez… Je suis sincèrement désolé que vous deviez renoncer à votre magie. Croyez-moi, j'aurais souhaité qu'il en soit autrement. Mais c'est le prix à payer. Il n'y a aucun autre moyen de laver votre honneur tout en évitant de faire de ce mariage un échec cuisant.

Elle savait qu'il disait vrai. Quand bien même elle refuserait de se soumettre à l'Effacement, le mariage devrait être annulé et elle serait renvoyée chez elle, elle en serait alors si déshonorée que plus aucun homme de l'Empire ne voudrait d'elle.

Elle le regarda. Son visage était toujours aussi impénétrable, ses traits lisses, sans émotion. Elle se rappela leur complicité fugace le soir du banquet. Une illusion. Ils étaient revenus au point de départ, ou pire. Elle se demandait s'il était capable d'exprimer une volonté propre au-delà de ce que ses parents lui dictaient de faire. Elle sentait le mépris s'insinuer en elle chaque fois qu'elle posait les yeux sur lui.

- Je me plierai aux exigences des Velmarn, dit-elle, reprenant mot pour mot ce que son père avait prononcé.

- Bien, dit-il simplement. Je devais aussi vous informer que l'Effacement aura lieu dans deux jours. Quelqu'un viendra vous chercher à l'aube.

Kaelis hocha lentement la tête. L'annonce tomba comme une lame. Deux jours. C'était réel, imminent. Elle sentit son estomac se nouer, mais elle ne dit rien. Elle soutint son regard, droite, déterminée, même si tout en elle criait au secours.

- J'espère qu'après cela, nous pourrons entamer une vie… normale et apaisée, ajouta-t-il.

Elle aurait voulu lui répondre avec ironie qu'elle trépignait d'impatience à l'idée d'être transformée en coquille vide puis fécondée pour perpétuer la pureté de la lignée Velmarn. Mais elle n'en fit rien.

- Je l'espère également, se contenta-t-elle de répondre.

Elle savait qu'il ne la croyait pas. Il avait vu la défiance dans ses yeux. Mais il n'en montra rien. Il la salua avec courtoisie, et quitta la pièce sans un mot de plus.

 

La veille de l'Effacement, Kaelis avait passé sa journée entière à flâner entre les jardins et la grande bibliothèque principale. Elle cherchait à s'occuper l'esprit, à s'étourdir. Les mêmes pensées tournaient en boucle depuis des jours, et malgré tous ses efforts pour envisager une issue, aucune échappatoire ne semblait se dessiner.

Elle s'était résignée. Elle avait fini par accepter ce destin qui n'avait plus rien de glorieux. Son avenir ne serait que silence et renoncement. Il en serait ainsi. Et elle n'y pouvait plus rien. Elle ne désirait qu'une chose désormais : en finir. En finir avec l'Effacement, avec l'Éveil du Sang, avec cette honte publique. Tourner la page. Tenter de construire quelque chose de nouveau, même sur des ruines. Elle se disait que bientôt, les nobles auraient d'autres sujets de commérage, et qu'elle pourrait peut-être, un jour, se mêler à nouveau à la Cour, y regagner de l'influence. Elle avait toujours su briller sans magie, après tout.

Et pourtant, la colère ne la quittait pas. Une colère sourde, mêlée de ressentiment, qui montait en elle un peu plus chaque jour. Elle en voulait à Vaeren et ses parents, à son propre père. Mais aussi à sa mère, qui était partie en lui laissant des mots trop vagues. Que devait-elle comprendre de ce message cryptique à propos d'un certain Elion Mërran ? Où le trouver ? Pourquoi ? Et qu'aurait-il à lui offrir que sa mère n'avait pu lui dire elle-même ? Était-elle vraiment partie volontairement, ou s'était-elle réfugiée quelque part ?

Elle errait dans les allées ombragées, longeant le sentier boisé qui bordait le Palais, lorsqu'un mouvement sur sa droite la tira brutalement de ses pensées. Elle s'immobilisa, tendit l'oreille. Elle aurait juré qu'une silhouette venait de se faufiler entre les buissons.

Un frisson glacé lui traversa l'échine. Elle scruta les feuillages, sentant son pouls tambouriner sous sa peau, prête à fuir.

C'est alors qu'un homme apparut, tout droit sorti des feuillages, comme s'il s'était glissé hors d'un repli du monde. Il était grand, maigre, vêtu de simples habits de lin brun. Ses cheveux et sa barbe, grisonnants, encadraient un visage aux traits marqués. Il la fixait calmement, sans agressivité.

Kaelis tenta de reculer, mais son corps refusait de bouger, ses jambes ne lui obéissaient plus, comme si quelqu'un les avait cloué au sol. Une panique muette la saisit tandis que l'homme parla, d'une voix grave et feutrée.

- Ne prenez pas peur, Kaelis. Je ne vous veux aucun mal. C'est votre mère qui m'envoie.

Elle resta figée, incapable de répondre. Qui était cet homme ? Disait-il la vérité ? Ou était-ce un piège ?

Il poursuivit distinctement :

- Je suis venu pour vous aider à sauver votre magie lors de l'Effacement.

- Qu'est-ce que… comment savez-vous… qui êtes-vous ? parvint-elle à articuler.

- Je suis un druide venu de Theralis. Cela fait longtemps que je connais Lady Mereth. Malheureusement, vous n'avez pas d'autre choix que de me faire confiance.

Kaelis sentit ses pensées s'embrouiller. Elle se souvint soudain des ombres qui l'épiaient sans relâche - même au-delà des murs du Palais - et balaya frénétiquement les environs du regard, tournant la tête de droite à gauche avec nervosité. Le druide sembla comprendre aussitôt ce qui l'inquiétait.

- Nous sommes protégés des Ombres des Velmarn grâce à un sort de dissimulation, mais il ne durera pas très longtemps. Il faut faire vite.

Un sort de dissimulation… Kaelis connaissait l'existence de ces sorts, mais elle n'en avait encore jamais été l'objet. Et si sa mère avait eu recours au même type de magie pour venir la voir, ce jour-là dans sa chambre, juste avant de disparaître ?

Elle fixa l'homme et l'invita à poursuivre d'un hochement de tête.

- Je vais vous remettre un flacon, dit-il. Il contient une potion que vous devrez boire ce soir, avant le coucher. Elle vous offrira une forme d'immunité durant l'Effacement. Mais cela a un prix. Pendant le rituel, vous devrez vous battre férocement, lutter au plus profond de vous-même pour retenir votre magie, pour l'empêcher de se détacher de vous. Cette potion décuplera la puissance du lien qui vous rattache à vos pouvoirs, mais il faudra vous y accrocher de toutes vos forces, jusqu'au bout du rituel.

Il lui tendit la fiole, fine comme un doigt, remplie d'un liquide sombre et irisé.

- Une fois le rituel terminé, vous devrez faire croire que vous avez perdu vos pouvoirs. Et cela, Kaelis, sera peut-être la partie la plus difficile.

L'homme la regarda avec gravité.

- Je préfère vous prévenir. Cette potion n'est pas sans danger. Les effets secondaires peuvent être violents, et si vous n'êtes pas assez forte pour la supporter, vous risquez de ne pas  ressortir vivante de l'Effacement. 

- Ma mère n'aurait jamais accepté de me faire courir un tel risque… souffla-t-elle, abasourdie.

- Votre mère sait quelle puissance vous portez. Elle a foi en vous.

Kaelis se figea. Les mots de sa mère lui revinrent alors en mémoire : “Où que tu sois, Kaelis, ne fais confiance à personne. Suis ton instinct. Ne rejette jamais qui tu es, même si tu dois le cacher. Je sais que tu y parviendras.

Étrangement, alors qu'elle se tenait face à cet inconnu, elle ne ressentait plus aucune peur, ni méfiance. Seulement une forme de calme, de certitude. Comme si sa présence dégageait une énergie douce et familière, une onde subtile qui apaisait ses pensées les plus sombres. Elle sentit une confiance irrépressible et instinctive monter en elle.

Elle prit le flacon sans un mot et le serra contre elle.

- Où est ma mère ? Que lui est-il arrivé ? Qui est Elion Mërran et où puis-je le trouver ?

Le druide sourit tristement.

- Vous posez beaucoup de questions… Mais vous êtes la seule à pouvoir y trouver les réponses. J'ai honoré ma promesse envers votre mère en vous apportant le flacon. Faites-en l'usage que vous désirerez.

Il sembla déjà prêt à disparaître.

- Encore une chose, Kaelis. Ce palais vous observe. Il vous traque. Il vous dupera. Ne vous fiez jamais aux apparences. Ici, tout est illusion.

Les paroles résonnèrent en elle comme un écho de celles de ses parents. Mais avant qu'elle ne puisse dire quoi que ce soit, il n'était plus là. Il s'était évanoui dans l'air, sans un bruit, sans une trace, la laissant seule avec le flacon glacé au creux de la main. Seule preuve qu'il avait bien été réel.

Elle réalisa alors que le sort de dissimulation avait probablement disparu et glissa précipitamment le flacon dans la poche intérieure de sa robe, le cœur cognant avec violence contre ses côtes.

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