Alors qu'elle était seule dans ses appartements, Kaelis ne cessait de repenser à sa rencontre avec le mystérieux druide, et à ce flacon rempli de potion. Le soleil était à présent couché, et elle savait que le moment était venu de prendre une décision. Mais elle s'en sentait incapable.
Elle aurait voulu que sa mère soit là, physiquement, pour lui dire quoi faire, comme elle l'avait toujours fait dans les moments de doute. Une part d'elle espérait même encore, secrètement, que Lady Mereth surgirait dans sa chambre d'un instant à l'autre, comme ce soir étrange après l'Éveil du Sang. Mais rien ne vint.
Sa mère voulait-elle vraiment qu'elle risque sa vie pour préserver sa magie ? Cela ne lui ressemblait pas. Lady Mereth ne l'avait jamais exposée au moindre danger, pas même le plus infime. Et elle serait désormais prête à lui faire courir un tel risque ? Quelle était donc la nature de cette magie pour qu'elle vaille un tel sacrifice ? Valait-elle davantage que sa propre vie ?
Toutes ces questions la tourmentaient. Et si tout cela n'était qu'un piège ? Une mise en scène orchestrée par les Velmarn pour la pousser à la faute, pour la prendre en flagrant délit de trahison et pouvoir mieux se débarrasser d'elle ? On lui avait souvent répété que la Maison Velmarn était la plus rusée, la plus manipulatrice des Sept. Elle ne connaissait rien de ce druide. Il ne lui avait donné aucune preuve tangible de son lien avec sa mère. Il aurait été si facile pour les Velmarn de simuler cette rencontre, de l'attirer dans un recoin des jardins, comme elle s'y promenait presque chaque jour, et de lui montrer une illusion créée de toutes pièces. Rien ne prouvait même que l'apparition de sa mère dans sa chambre n'avait pas été un leurre. Peut-être que Lady Mereth se trouvait déjà six pieds sous terre depuis plusieurs jours.
Et puis, avait-elle réellement besoin de magie pour être heureuse ? Ne pouvait-elle pas se contenter d'une existence simple et digne, sans pouvoirs ? Revenir à la légèreté d'autrefois, danser, jouer de la musique, se promener dans les jardins, maintenir une place dans la noblesse. Cela n'était-il pas suffisant ? Aussi loin qu'elle s'en souvienne, elle n'avait jamais désiré posséder de tels dons. Elle avait simplement grandi avec l'idée que c'était son héritage. Qu'elle était destinée à faire perdurer la flamme des Solmire. Mais puisque cette magie ne s'était pas révélée en elle… pourquoi vouloir à tout prix s'accrocher à un pouvoir indicible, instable, probablement issu de plusieurs générations de métissages impures ? Il ne lui attirerait sans doute que des ennuis. Mieux valait peut-être s'en débarrasser une bonne fois pour toutes.
Pourtant… quelque chose en elle lui criait de boire cette potion. Elle ignorait pourquoi, mais elle était irrésistiblement attirée par le flacon. Une force viscérale, indomptable. Elle avait l'étrange sensation que ce qui sommeillait en elle ne devait pas être éteint, qu'il portait en lui quelque chose qui la dépassait. Elle avait beau tenter de se convaincre du contraire, une partie profonde d'elle savait qu'elle ne pourrait échapper à cette lutte. Elle se souvenait de la main de sa mère effleurant son front. Elle savait que c'était bien réel, et il y avait ces paroles qu'elle avait prononcé : “Suis ton instinct. Ne rejette jamais qui tu es, même si tu dois le cacher. Je sais que tu y parviendras.” Et celle du druide, résonnant dans le même souffle : “Votre mère sait quelle puissance vous portez. Elle a foi en vous.”
Son instinct lui hurlait d'avaler la potion, et elle n'arrivait pas à le faire taire. Et puis, il y avait cette rage silencieuse contre les Velmarn, ce refus de plier devant eux. Cette haine naissante, tapie en elle, qui réclamait son droit d’exister.
Kaelis se leva, traversa lentement la chambre, et entra dans la salle d'eau, là où elle avait dissimulé le flacon. Si les Ombres de Velmarn pouvaient l'épier dans tout le palais et même au-delà, elle savait que les appartements privés étaient protégés par des enchantements empêchant toute magie d'espionnage d'y pénétrer. Elle percevait toujours leur présence autour d'elle, comme l'âme invisible du palais. Mais ici, ces Ombres étaient passives.
Elle sortit le flacon du tiroir où elle l'avait caché, et le serra entre ses mains. Il était glacé, parcouru d'une énergie palpable. En relevant les yeux vers son reflet dans le miroir, elle vit que son glyphe avait repris l'apparence qu'il avait eu le jour de l'Éveil du Sang. Il était noir. Non pas noir comme l'ombre ou le néant, mais noir iridescent, traversé d'une lumière dorée, vibrant d'une chaleur étrange.
“Suis ton instinct…”
Sans se laisser le temps de changer d'avis, elle dévissa le flacon et avala son contenu d'un trait. Elle sentit le liquide froid se répandre dans sa gorge puis dans son corps, et son glyphe s'illumina sous l'effet du breuvage… puis plus rien.
Aucune douleur. Aucune transformation. Elle ne se sentait pas différente. Juste… soulagée.
Elle retourna dans sa chambre et s'enroula dans ses draps. À peine ses paupières se fermèrent-elles qu'un sommeil profond l'engloutit.
Kaelis fut arrachée à son sommeil au beau milieu de la nuit. Pantelante, fiévreuse. Une douleur fulgurante jaillissait de sa poitrine, comme si quelque chose tentait d'arracher son cœur de l'intérieur. Son glyphe la brûlait, au point qu'elle aurait voulu s'arracher la peau. Sa vision se troubla, ses repères se dissolvèrent. Elle ne savait plus où elle se trouvait, ni quel jour on était.
Des visages surgirent devant elle. Des visages d'hommes, de femmes, d'enfants. Tous inconnus. Ils apparaissaient, disparaissaient, flottaient autour d'elle. Ils lui murmuraient des choses dans une langue qu'elle ne comprenait pas, les chuchotements s'insinuaient dans son crâne et brouillaient ses pensées.
Elle se leva en titubant, la robe de chambre collée à son corps trempé de sueur. Elle étouffait. Elle délirait. Des hallucinations dévoraient sa conscience. Les visages prenaient forme, se dotaient de corps, de gestes, de regards. Et soudain, elle se retrouva ailleurs. Dans un village. Un hameau aux toits de chaume, des chevaux, des gens simplement vêtus… et toujours ces visages.
Et au milieu d'eux, une fillette. Seule. Blonde comme le soleil. Elle fixait Kaelis sans ciller. Sans peur. Elle seule semblait la voir. Ses lèvres bougèrent et un murmure glissa jusqu'à elle : “Ne les laisse pas te le prendre… il aura fallu toute une vie pour que ce moment puisse exister.”
Puis tout se brouilla. De nouvelles images l'envahirent, des souvenirs d'enfance ; le jardin du palais, les leçons avec sa mère, la voix grave de son père, les couloirs familiers du palais, une main qui caresse ses cheveux, une gifle, une étreinte… Des souvenirs confus, entremêlés, des fragments de son ancienne vie.
Kaelis trébucha avant d'atteindre la salle d'eau. Elle s'écroula au sol, attrapa un coin de couverture et le mordit pour étouffer un cri. Un goût métallique envahit ses lèvres. Elle saignait du nez.
Puis une brûlure violente irradia sa poitrine.
Elle baissa les yeux. Un glyphe était en train d'apparaître entre ses seins, différent de celui qu'elle portait déjà. Gravé en filaments de lumière incandescente, aux contours mouvants. Une spirale entrelacée à des lignes fluides, un symbole qui n'appartenait à aucune Maison connue.
Puis tout s'arrêta. La douleur s'évanouit. Le silence retomba.
Kaelis resta là, étendue sur le tapis, incapable de bouger. Un silence lourd et épais se referma sur elle. Elle ne percevait plus rien.
Il lui fallut plusieurs minutes pour reprendre son souffle et ses esprits. Lorsqu'elle parvint enfin à se lever, elle se traîna jusqu'à la salle de bain et observa ce nouveau glyphe au centre de sa poitrine. Elle n'avait aucune idée de ce qu'il signifiait. Mais elle sut immédiatement qu'il ne fallait le montrer à personne.
Elle essuya le reste du sang qui coulait de son nez, retira sa robe trempée, et s'immergea dans un bain d'eau froide. Elle y resta jusqu'à ce que tout son corps s'apaise. Jusqu'à ce que plus aucune brûlure ne palpite sous sa peau. Et lorsqu’elle retourna se coucher, elle sentit qu’une force nouvelle lui avait été insufflée pour affronter l’aube.