Le 28 juillet 1683, Villenouvelle
Depuis que Monseigneur de Maupeou avait investi le château de Lamezac, l'évêque s'était vu entrepris par le baron qui l'avait soupesé de toutes les façons, tantôt du côté de sa bourse, tantôt dans celui de son implantation dans le jardin politique, enfin sur ses connaissances versaillaises. En riposte, le prélat s'était taillé une attitude développée sur celle de l'archevêque de Toulouse, aussi, l'évêque de Castres avait-il immédiatement emprunté les tournures de l'archevêque et l'évêque par une espèce de comédie se sentait en secret, archevêque lui-même.
Cette gratification intérieure l'aidait à supporter le baron de Lamezac, qui, en effet, était jaloux de tout, surtout de sa femme qu'il abhorrait néanmoins. Monseigneur était déprécié du châtelain pareillement, et le baron pinçait les lèvres à se ressouvenir que son invité avait le fâcheux antécédent de connaître la baronne à un degré que l'époux ne pouvait dépasser. Si Monseigneur se targuait d'être un invité dont la robe pourpre était un bouclier à un expédient départ, il n'en était pas moins homme à sentir les dispositions suspicieuses du mari quand il posait ses yeux sur Madame.
Quand survenaient les moments où le châtelain et l'évêque se trouvaient face à face, le baron ravalait ses envies de faire jeter dehors un homme de cette trempe et au lieu de pacifier ses griefs intérieurs, ce seigneur les échelonnait dans un plan où il pourrait à son terme, recevoir fort belles choses et fort grands honneurs d'avoir eu à faire cohabitation avec cette « mitre-ci ». Le baron de Lamezac sentait qu'il tirerait de la venue du prélat une source de bienfaits qu'il avait cru recevoir du mariage de Louise avec le fils de Villeterne. Il ne lui restait plus qu'à attendre que le Temps tournât en sa faveur. Ainsi, il abandonna l'enquête à l'évêque avec un certain soulagement, ayant depuis peu, d'autres chats à fouetter ailleurs...
De son côté, la baronne était enchantée d'avoir sous son toit Monseigneur de Maupeaou, bien que sa présence fût autrement épineuse pour ses émotions affligées depuis la mort de Louise ; et par conséquent, bien moins solides contre quelques sentiments encore égarés envers un homme qu'elle appelait toujours son ami. L'évêque de Castres était pour elle autant un réconfort qu'un danger et cela, elle l'avait éprouvé dès son arrivée, où, la couvant d'un regard ardent qu'il avait muselé pour le respect de sa robe épiscopale, il l'avait attaqué à mots voilés. Elle se doutait finement que la visite si hâtée de son ami, alors qu'il prenait ses fonctions dans la ville de Castres depuis peu, n'était pas totalement motivée par les bons sentiments de sympathie qu'il lui portait. Prudence était de mise sur cette affaire en « ménage ».
Dans son cabinet de lecture, la baronne était avec Francine, laquelle avait gagné ses faveurs par tant de bons soins et de dévouement, que Madame avait réussi l'exploit presque impossible pour toutes femmes qui auraient aimé leur époux, de voir en la servante une présence bienveillante avant la maîtresse de son mari. La dame du château était ainsi occupée à lire lecture des Confessions de Saint-Augustin lorsque l'on toqua à sa porte. Aussitôt, Francine se leva et alla ouvrir et découvrit l'évêque en errance et « en liberté », Monsieur l'avait de toute évidence délivré de l'entretien privé qu'il lui avait imposé.
— Monseigneur, dit respectueusement Francine en s'inclinant devant l'évêque de Castres.
— Laissez-nous, répondit-il laconique.
Cet ordre avait été entendue de la baronne de Lamezac qui suspecta dans cette injonction le début d'un conciliabule qui lui serait peut-être pénible, seul le prélat en savait d'avance la composition. Celui-ci s'avança avec majesté vers Madame, prit dans sa main gantée de pourpre, la main délicate et blanche qu'elle lui présenta et la baisa selon les usages, avec grandes aménités. Après ces salutations, la baronne le convia à prendre place en face d'elle, dans un fauteuil datant de l'époque de Richelieu, dont le modèle d'ailleurs n'était point sans rappeler les fauteuils où s'asseyait le cardinal-duc et Monseigneur s'amusa à y voir là, qu'après les façons qu'il avait emprunté à un archevêque, il allait interroger en cardinal ! Jamais ascension ne fut si spectaculaire ! En se raclant la gorge, l'évêque de Castres jeta un œil du côté du livre que la baronne serrait contre elle.
— Saint-Augustin, lut-il sur la tranche du livre qu'elle posa sur un petit meuble, un grand projet que ce livre-là. Votre souffrance, Madame, trouve-t-elle un peu de consolation dans les mots de cet homme si spirituel ?
— Ces mots parlent à mon âme, répondit-elle en laissant tomber son visage vers la fenêtre où les jardins offraient une vue superbe de la hauteur du cabinet de lecture.
L'évêque de Castres opina du chef et reprit avec douceur, une douceur qui se fit poison brûlant dans les veines de Madame, qui, hélas, avec les années avait pourtant réussi le parjure de dissimuler avec tant de force l'agitation des sentiments que produisait en elle Monseigneur.
— Si ces mots vous touchent l'âme, vous pouvez vous reposer sur l'alphabet des Confessions, votre guérison sera pour bientôt... peut-être pas un bientôt dans le temps humain, mais dans le temps céleste...
— Saint-Augustin m'amène effectivement bien un secours nécessaire... seulement, c'est un homme d'une autre espèce... Je n'ai pas sa grandeur ni tant de maîtrise sur mes douleurs de mère. Mes souffrances me gouvernent l'âme, l'esprit et le cœur.
— Aurore, reprit-il avec autant de compassion que de calme, Saint-Augustin a lui aussi vécu le deuil... Son fils mourut dans sa dix-huitième année... de manière subite également...
— Dix-huit ans... l'âge de ma Louise... que de ressemblances...
— Aurore... Aurore, lui dit-il avec le même ton de velours, l'œil brillant de tristesse. Nous aimions tous Louise... et c'est une perte éternelle que cette demoiselle partit trop tôt, si tôt, que cela en est...
Monseigneur arrêta son mot aux portes de ses lèvres et observa tous les changements qui s'esquissaient sur le visage de la baronne, aux traits rendus lourds par le chagrin le plus vif que pouvait endurer une mère.
— Aurore... des bruits courent à Villenouvelle.
La baronne de Lamezac se raidit dans son fauteuil et fixa le gros chêne, arbre de sagesse, arbre de force, arbre sous lequel Saint-Louis rendait la justice et se dit que son grand ami avait décidé de commencer l'Inquisition envers sa personne.
— Aurore... je ne vous cacherai pas que ma venue fut hâtée, pour ne point dire ordonnée par Monseigneur de Montpezat de Carbon.
— Ah, l'archevêque de Toulouse, je m'en doutais... Je m'étonnais même de ne pas avoir encore entendu parler de lui... répondit la baronne en essayant de conserver un ton neutre. Ainsi, il envoie de grande personne en émissaire, était-il à ce point dépourvu de lieutenants ou de secrétaires ?
— Non madame, repartit l'évêque avec cordialité, au contraire, il en a pléthores qui pendent à sa robe, et je crois que c'est ce qu'on appelle sa traîne.
La verve piquante de Monseigneur de Maupeou dessina un sourire adorable sur les lèvres si pâles de la baronne et le pauvre évêque en fut tout retourné. L'image de Madame était à ses vœux pieux du ministère de Dieu, l'épine d'une Idole de la plus belle eau. Les années de leur jeunesse qui avaient enflammée leur corps et leur esprit avaient été éteintes de force par leur famille et que cette injustice avait été insoutenable. Longtemps, ils avaient pensé que s'ils s'étaient moins aimé dans l'interdiction d'aimer, leur séparation aurait été moins terrible, et pour l'heure, le prélat percevait en lui les cendres de cet antique état faire bon feu en lui. Éros se battait avec Agapè et la lutte était féroce, tant du côté de chez Madame que de Monseigneur et la faible distance qu'il y avait à présent entre ces deux personnes ne les enflammaient que davantage.
Monseigneur de Maupeou se fustigea et musela ses faiblesses qui l'écartaient de sa mission et y revint avec plus de persévérance.
— Aurore... je veux la vérité.
Le prélat regretta d'avoir à employer cette manière crue mais elle eut au moins l'effet de faire tressaillir de manière éloquente la belle baronne qui s'était figée dans son fauteuil. La blancheur de son teint pouvait faire craindre qu'elle allait à tout moment s'évanouir sous l'émotion d'une telle demande ; or, l'évêque de Castres la savait forte et endurante.
— Madame... comprenez que je ne peux me satisfaire d'une demi-vérité ou d'un mensonge... Les bruits que j'entends dehors, les bruits que me rapportent les consuls, lesquels vous le savez, sont fort agités par cette affaire, me pressent d'y mettre une lumière divine. Aussi, parlez sans crainte, je ne vous fais pas coupable, à mon grand tort, je vous fais martyre... Au nom de notre amitié Aurore, parlez...
La baronne leva sur lui un regard où vibrait tant d'émotions diverses, allant de la pudeur à la peur que Monseigneur lui accordât tout le temps qu'il lui fallait pour se lancer dans de pénibles aveux. La confession aurait été de mise et de circonstances, toutefois, les propos de Madame ne pouvaient bénéficier du secret de cette pénitence chrétienne, ses révélations étaient attendues par trop d'oreilles pour les effacer et les absoudre dans ce simple cabinet de lecture.
— Aurore... reprit l'évêque en se levant pour s'approcher d'elle.
La dame de céans, sous la pression d'une telle requête qui pouvait la conduire devant le bourreau, voyait, par ces bruits répandus dans Villenouvelle, l'œuvre du Malin ! Elle savait qu'elle était à moitié coupable par son nom de jeune fille, que sa sœur si belle avait fait briller sur l'échafaud et maudit les intrigants de s'en servir contre elle.
— Monseigneur... articula-t-elle avec peine, un mouchoir sous les yeux. Monseigneur... mon deuil est troublé par ces maudits bruits et le repos de Louise en souffre atrocement...
La baronne s'était tue, trahie par sa voix qui avait flanché, révélant aux yeux du prélat la tristesse immense que la perte d'un enfant représentait pour une mère. Devant une telle image de souffrance, les élans primesautiers de l'évêque furent de vouloir la prendre dans ses bras mais sa qualité, sa dignité surtout, rempart pour les esprits rigoureux dans leurs vœux, l'en empêchèrent. Il était exclu qu'il abandonnât sa tendre amie dans le calvaire qui était le sien et s'agenouilla, comme Marie-Madeleine s'agenouilla devant Christ, et lui prit la main avec une douceur amoureuse. Il regretta d'être privé du plaisir décuplé du toucher, d'être réduit à imaginer la finesse de sa peau sous son gant. Le contact, quoique dépouillé de toute impudeur, était insoutenable pour ces deux personnes qui s'aimaient tendrement depuis tant de saisons, sans jamais retomber dans les affres de leur affection...
Madame le savait, cet homme était sa grandiose faiblesse, il était tant de choses en son être que ce ne fût qu'avec justesse qu'elle s'échappât de la bévue de prononcer des mots qui l'auraient perdue...
— Monseigneur... vous ne sauriez donner libre court à ces fadaises... à ces cancans de village...
— C'est que madame...c'est que l'archevêque éprouve bien des vapeurs à force de se faire importuner par les consuls...
— Qu'il ouvre ses fenêtres, il entendrait d'autres bruits ! Plus près d'ailleurs !
— Ma chère... reprit-il en plissant les sourcils d'un air faussement réprobateur.
— Monseigneur... ces mauvais bruits salissent mon honneur, je devrais demander au baron qu'il fasse taire toutes ses langues bien pendues !
— Je doute que le baron agisse selon vous souhaits Aurore...
— Ah ! Vous même avez-vu sa dureté d'âme... il n'est pas un homme à chérir la paix, il n'est que guerre en lui, le tumulte lui sied si divinement. Vous avez raison mon ami, il ne me défendrait pas, il serait trop heureux de me condamner... murmura-t-elle en maudissant son père qui l'avait jetée dans ce mariage pour qu'elle ne se donnât point à l'homme qui était à ses genoux enveloppée d'un costume violet.
L'évêque et la baronne tombèrent dans un silence si profond après cette réponse qu'ils ne firent rien que se regarder dans une proximité dangereuse, contemplant tous les détails de leur figure : des rides qui étaient apparues jusqu'aux traces de sagesse que la vie donnait à ses enfants. Monseigneur sentit son cœur se comprimer aux dernières paroles d'Aurore et il prit conscience que la culpabilité qu'il avait éprouvé jadis face à sa lâcheté de ne pas avoir eu le courage de la demander en mariage revint le tenailler. Il n'avait jamais oser lui avouer qu'il avait été détruit de l'avoir su piégée dans une noce violente... mais la honte le maintenait silencieux, couard encore... comme jeune homme...
Soudain, l'Évêque rejaillit au commande de l'Homme épris et brisa les regards qu'ils partageaient avec elle. Il se leva avec prestance, marcha dans le cabinet de lecture, la mine soucieuse. Comme Aurore se butait à ne rien révéler, il fallait jouer bien plus franc et lui ôter le pion qu'elle croyait avoir. Cette perspective le détruisait ; or il n'avait le choix...
— Cet après-dîner, j'ai longuement causé avec votre mari, dit-il en s'appuyant contre une console, il s'est ouvert à moi de choses qui ont capté mon attention. Il m'a parlé que la pauvre Louise avait été bien triste d'avoir vue ses fiançailles rompues avec tout autant de brutalité... que son décès. Cela a porté un coup dans l'aile des projets de votre mari, il était très contrarié... et surtout...
Percevant que la baronne était tout à lui dans son fauteuil, pendue à ses lèvres, le prélat continua la percée du siège qu'il faisait dans le bastion de son silence.
— Le baron m'a expliqué que sous le choc de la mort subite de votre fille, il fit quérir un médecin de Toulouse et son apprenti chirurgien pour réaliser une autopsie. Votre époux craignait que votre enfant ait été empoisonnée... la fièvre du poison court les hauteurs du royaume et soulève des inquiétudes auprès de nos pairs... mais ceci, je pense que vous ne l'ignorez point, termina-t-il en sachant que la propre sœur de Madame comptait parmi les noms infâmes de cette large toile d'horreur.
— En effet... je suis au fait de l'affaire des poisons... Paris a parfois du mal à cacher ce qui se joue sur sa scène... répondit-elle sans s'étendre outre mesure sur ce que lui avait fait sous-entendre l'évêque.
Monseigneur de Maupeou nota que la baronne éluda ses sous-entendus ; or il fut garanti que par cet « oubli » Madame avait compris tout ce qu'il voulait lui glisser. Il reprit donc son discours avec autant de calme et de maîtrise de lui-même qu'à l'aube de cet entretien.
— Aurore, votre mari m'a avoué qu'il avait été mis au courant par un informateur que le vieux chirurgien de Villenouvelle avait été introduit durant l'opération... sur votre initiative, alors que vous aviez été tenue à rester à l'écart. De surcroît, il paraît que celui-ci s'est étrangement comporté, détournant les opinions du médecin de Toulouse pour lui brouiller ses conclusions. Or, le plus troublant est ce qui me fut rapporté par votre époux en grande confidence : au sortir de l'intervention, le pauvre apprenti était mal à l'aise... tourmenté dans son devoir de chrétien de dire en tout temps la vérité.
— Parlez-sans détour, je vous prie, siffla la baronne crispée.
— Ce pauvre enfant a avoué avoir vu le vieux chirurgien de Villenouvelle retirer quelque chose du corps de votre fille quand le médecin de Toulouse et votre époux avaient le dos tourné. C'est étrange, n'est-ce pas, d'autant qu'il paraît que votre homme n'était venu interférer dans l'autopsie qu'à dessein... Ce qui n'a pas empêché le médecin de Toulouse de trouver de quoi être alarmé dans la région du corps où, semble-t-il avait-été extrait quelque chose par la main de votre chirurgien... Le médecin a émis plusieurs hypothèses pour expliquer la mort de Louise, mais l'une d'entre elles, si l'on en croit les bruits ravageurs et le fait que vous ayez introduit un homme non invité durant l'opération, vous ferez complice ou coupable de certaines « pratiques ».
Devant le terme « pratiques », Madame pâlit, voulut se lever mais ne trouva pas la force de le faire. La situation lui échappait à mesure que son grand ami discourait et son discours la mettait au supplice.
— Il est plus que fort envisageable que Louise était enceinte...
Cette phrase fit un tel effet sur la baronne qu'elle se dressa, droite et sur ses pieds, la bouche close, le teint plus blanc qu'un linceul. Elle fixa l'évêque de Castres la terreur au cœur, la peur battant ses tempes, le pouls agité et furieux dans son corps baleiné. Aurore marcha vers Monseigneur, avec stupeur et tremblement, cramponnant sa robe de deuil en brocard dont le tissu était lourd et l'entravait, et chercha dans les yeux de son interlocuteur, une lueur, une faille pour se retirer et se cacher de l'insoutenable vérité.
— Aurore... Sachez que personne ne courra derrière votre vieux chirurgien, à l'heure qu'il est, il se sera débarrassé de ce qu'il a ôté, mais il y a plusieurs façon d'arracher la vérité sur une affaire trouble...
Sans voix, la baronne arriva jusqu'à lui, leva sa tête vers vers son visage et le regarda avec tant de peine que l'homme en fut saisi et posa un bras sur le sien pour la soutenir. Il répugnait la blesser par des insinuations qu'il espérait fausses et lui demandait pardon par les yeux de la navrer si perfidement pour un ordre d'archevêque.
De son côté, Madame tremblait sous sa main qui lui brûlait le bras, elle tremblait parce qu'elle ne savait quoi avancer comme argument pour lever le doute dans l'esprit de son grand ami, et parce que c'était lui, l'interrogateur, cela lui faisait si mal. Seulement, Aurore était en connaissance que le Prélat en l'Homme qu'elle aimait était strict, intransigeant, et sans pitié pour les questions de mœurs, qu'il ne tolérait aucune incartade de ce côté-là et voilà qu'elle devait choisir entre la vérité crue qui la perdrait, ou mentir et perdre l'amitié de celui qui comptait le plus pour elle.
— Je... Non... je suis bonne chrétienne... Comment aurais-je pu...
Sentant qu'il n'obtiendrait rien de plus pour ce jour, l'évêque de Castres la ramena à son fauteuil, s'enquit de ses souhaits, fit appeler Francine sur sa demande, et lui baisa la main avant de disposer. Alors qu'il passait le chambranle, il vit la servante zélée se jeter aux pieds de la baronne en criant, un flacon de sel dans la main : « Madame ! Madame ! Vous m'entendez ! »
Dans le couloir, le prélat voulut se jeter dans les flammes de l'Enfer pour torturer aussi ouvertement son amie et rejoignit ses appartements dans l'aile des invités, enferré dans des méditations diverses. Entre ses flagellations pour avoir blessée Aurore, il lui était évident qu'elle lui cachait quelque chose et si elle dissimulait un secret, c'était qu'elle avait trempé de près ou de loin dans la mort de sa fille. À cette pensée, Monseigneur frissonna, celle qu'il aimait avec tant de force en secret derrière la croix pectorale de sa dignité qui pendait sur sa mosette, ne pouvait être coupable... Au fond de lui, il lui était clair qu'il devait user d'une autre méthode, il devrait poursuivre ses approches auprès d'Aurore, mais chercher plus en profondeur d'un autre côté. Dans ce tableau, il ne manquait plus que l'instrument idoine : un espion.
L'évêque de Castres était à peine arrivé au mitan de sa luxueuse antichambre, que l'on frappa à la porte. Francine apparut, toute soumise, toute frêle, le souffle haletant qui dévoilait qu'elle avait couru pour le rattraper. Monseigneur la dévisagea sans expression et lui fit signe de s'approcher, et la Francine s'avança à petit pas, tête basse.
— Que veux-tu ?
— Avouer à Monseigneur des choses difficiles à dire...
L'évêque de Castres l'examina avec fermeté et subodorait qu'il avait devant ses yeux le fameux informateur du baron de Lamezac.
— Au sujet de l'étrange comportement du vieux chirurgien ?
Francine leva brusquement la tête, bouche ouverte et acquiesça lentement, stupéfaite qu'il fût déjà au fait.
— Ne vous donnez pas cette peine, le baron m'en touché mot, dit-il froidement.
— Si je peux être utile à Monseigneur... je suis horrifiée de la perte tragique de notre bonne mademoiselle et je ne dors plus en pensant à sa cruelle fin ! Le coupable doit être arrêté et châtié ! Je le disais il y a peu à mon ami Mercure, postillon au relais de la Henriette : « Notre bonne demoiselle doit être vengée ! » et mon bon ami Mercure, bon gaillard qui connaît du pays comme personne, m'a certifié qu'il serait enchanté de faire quoi que ce soit pour aider si besoin... Surtout que sa patronne, la Henriette de la poste aux chevaux, elle est trouble... Elle aurait rendue des « services » à Madame... mais personne ne peut dire ce qu'ils sont !
— Sortez, la coupa brutalement Monseigneur en partant vers son cabinet de travail.
Francine se courba et recula, ployée en révérences exubérantes. Lorsqu'elle referma la porte, elle alla se glisser dans un retranchement d'un couloir de domestique et attendit.
Du côté de l'évêque, celui-ci prit place derrière son secrétaire les pensées divagantes. Il n'avait point apprécié l'empressement de la servante à babiller trop volubilement. Depuis son arrivée, il l'avait remarqué serpenter dans le château, allant des appartements de Monsieur à ceux de Madame, avec une affectation qui n'était pas encline à la faire passer pour honnête femme. Or, elle lui avait glissé à l'oreille un profil qui se révélait fort judicieux de choisir pour le rôle d'espion et Monseigneur ne statua sa décision qu'au regard que la candidature était insoupçonnable. Ledit Mercure possédait un sésame pour endosser ce rôle : il côtoyait la noblesse, connaissait le pays et nul ne se défiait de lui... de plus, personne ne penserait en lui causant avoir affaire à un agent à sa botte, et personne ne le croirait l'être même s'il était découvert.
Autre point non négligeable : il était un familier du relais de poste aux chevaux, ce qui était spécifiquement recherché afin de s'assurer si les « services » rendus par la maîtresse de poste étaient au-dessus de tout soupçons ou bien condamnables...
Fort de sa décision, Monseigneur écrivit un billet à l'élu et le lui fit porter séance tenante.
« Il a mordu à l'hameçon bien plus vite que je ne l'espérais... » pensa Francine en souriant dans le couloir des domestiques. Elle suivit des yeux le laquais qui s'éloignait à mesure que l'emportait son cheval et se félicita d'avoir jeté dans son plan secret, son doux Mercure qui ne lui refuserait jamais de lui partager ses trouvailles...