CHAPITRE 12

Le 29 juillet 1683, relais de poste, Villenouvelle

Dans son dortoir, Mercure pensait à ce qui s'était déroulé avec l'évêque la veille, près du rocher de la forêt de Saint-Rome, où le prélat lui avait tenu un discours des plus persuasifs. Quand le postillon était arrivé sur les lieux, il y avait déjà le carrosse de Monseigneur caché derrière des marronniers grands et superbes de feuillages, et le jeune homme s'était senti intimidé par tant de clandestinité. Cette précaution était sans nul doute, le vestibule d'une entrée dans le dessein que lui tiendrait l'évêque de Castres, lequel, en voyant Mercure, avait tendu son bras avec majesté et d'un bref coup de poignet, lui avait fait signe de s'approcher. L'employé du relais de poste s'était avancé, le chapeau entre les mains, prêt à entendre des mots terribles, si c'était cela que lui avait destiné Monseigneur. Il avait été détrompé sur la seconde, mais peu rassuré pour autant quand l'évêque de Castres l'avait invité à s'asseoir à ses côtés avec un air de quelqu'un du grand monde qui avait des choses d'importance à dire en secret...

Fébrilement, Mercure avait tenté de conserver une attitude sereine et avait attendu que Monseigneur l'entreprît selon son idée.

— Jeune ami, avait débuté le prélat, jeune ami, j'ai remarqué lors de mon arrivée vos capacités multiples.

— Ah, répondit Mercure qui ne savait exactement ce qu'avait remarqué le dignitaire.

— Oui, oui, vous avez un sacré tempérament, mon garçon ! Vous avez de l'allure quand vous conduisez l'équipage et les chevaux vous écoutent mieux qu'une mère se fait écouter de sa marmaille !

— Ah oui... répéta le postillon perdu dans les compliments du prélat.

Le brouillard qu'avait maintenu l'évêque de Castres n'avait point été sans inquiéter Mercure qui s'était contenu d'acquiescer afin de ne point blesser ce grand homme.

— Votre autorité fait loi, reprit-il en pesant tout dans son ton pour le rendre convaincant. Je parie que vous devez être le postillon le plus expérimenté dans votre relais.

— Non... c'est Sylvestre, Monseigneur...

— Comment ! s'exclama l'évêque de Castres avec hardiesse. Mais alors c'est que ce Sylvestre est un prodige de postillon, parce que vous n'êtes vous même pas en peine d'habileté !

— Monseigneur me flatte... répondit-il mal à l'aise.

— Vous trouvez ? Alors j'ai pour vous une occasion de me prouver ce que je pense, et dans le bon sens cela va sans dire.

L'évêque de Castres avait débuté ainsi son œuvre, ce plan qu'il avait gardé derrière l'oreille et qu'il avait médité au plus profond de sa pensée, la ficelant avec les heures et les circonstances. Mercure sentait qu'il avait répondu tout ce qu'avait attendu de lui le prélat et s'était réjoui, quoique bien peu, d'avoir satisfait Monseigneur car le postillon avait bien reniflé qu'il était tombé dans un piège inévitable. L'évêque de Castres n'avait point remis à plus tard pour lui en faire découvrir les contours.

— J'aimerais que vous fassiez quelque chose pour moi, mon brave.

— Tout ce qui plaira à Monseigneur, dit-il en implorant que la chose ne soit pas infamante à accomplir.

— Je voudrais que vous surveillez des gens.

— Surveiller des gens ? répéta Mercure avec stupéfaction.

— En effet, valida l'évêque de Castres en hochant la tête, je voudrais que vous ratissiez le village, que vous vous laissiez perdre en bavardages et en confidences et que vous me rapportiez tout ce que vous entendrez.

— Monseigneur, je ne saurais comprendre, balbutia le postillon de plus en plus en mésaise avec cette discussion-là.

— C'est pourtant fort simple ! Ouvrez l'œil ! Chapardez des paroles au vol ! Investissez la taverne ! Soyez sur vos gardes !

Mercure s'était tortillé à côté du prélat car il ne s'était plus senti de marbre pour continuer à supporter cet entretien voilé. Avec une maladresse et une nervosité visible, le postillon s'était mordu la langue pour trouver en lui le courage de parler aussi clair qu'il l'avait pensé en son esprit.

— Monseigneur... ce que vous me demandez là, c'est plus que du repérage... c'est de l'espionnage !

— À la bonne heure ! s'écria l'évêque ravi que son petit pion eut saisi l'envers de ses paroles. Vous avez enfin compris ! Il s'agit bien d'espionnage. Je veux que vous espionniez telles les mouches du Châtelet de Paris !

Le postillon n'avait guère compris l'allusion et ne l'avait relevé outre mesure, il avait laissé l'évêque lui expliquer le développement de son idée d'espionnage et le jeune homme était soudainement devenu stoïque. Mercure avait ouït tout le programme avec attention avant de blêmir aux dernières paroles du prélat : « Ces messieurs les consuls gênent l'archevêque avec leur plainte, il faut que cette affaire de mort étrange soit résolue au plus vite. En m'installant dans la salle commune de votre hostellerie, j'ai remarqué que la fille de la maîtresse de poste, je crois, était fort chamboulée par mon arrivée. Je l'ai vu apparaître près du bâtiment où sa mère me recevait avec forte attention. Je n'ai pas pu voir la bonne enfant car un postillon l'a entraîné derrière un tonneau et a bisto de nas(1), comme disent les gens d'ici, il me semble que c'était vous. Est-ce exact ? »

Mercure avait dégluti en confirmant à l'évêque sa supposition et celui-ci en fut bien aise, trop pour que le postillon n'eût reniflé les contours obscurs des cogitations de Monseigneur, lequel avait repris son œuvre par cette façon.

— Je me suis toujours questionné pourquoi avez-vous empêché cette bonne enfant de venir me voir dans l'hostellerie ? Elle paraissait irritée, furieuse même, et par le carreau, d'aucuns auraient pu certifier qu'elle avait les traits rouges de courroux. Mais sans doute, cela est-il trop indiscret de ma part, tout comme cela est fort indiscret d'avoir remarqué que vous avez caché la demoiselle dans une pièce où vous êtes restés tous les deux au mépris des convenances... J'ai entendu le battant de la porte s'ouvrir entre deux paroles de la maîtresse de poste et mon laquais vous a aperçu dans l'entrepôt. Ce genre de situation est très dommageable pour la réputation de la bonne enfant que vous avez compromise...

— Monseigneur ! s'exclama un peu trop vivement Mercure, le feu aux joues. Je n'ai jamais abusé de mademoiselle Vidal ! Je l'ai seulement empêché de commettre une grossière erreur envers Monseigneur ! Mademoiselle Vidal croyait que la voiture de Monseigneur était un voyageur trop exigeant et teigneux qui venait chercher des poux à sa mère... Mademoiselle Vidal a simplement voulu la préserver... Quant à mon attitude, je conçois qu'elle était bien entreprenante et que mon statut de postillon est bien entouré d'une presse de mauvais garçon, mais je vous assure que je n'ai fait que retenir le fiel de la demoiselle !

L'évêque de Castres était entré en lui et avait pesé les paroles de Mercure avant de lui assurer qu'il l'avait cru ; or le postillon ne s'était point leurré, cette absolution allait lui coûter et le prix n'avait pas tardé à se dérouler sur la table de leur échange.

— Je vous absous de cette inconduite, mais je veux que vous surveillez particulièrement cette demoiselle Vidal, elle était, m'a-t-on dit, une grande amie de mademoiselle de Lamezac. On m'a également informé que la dernière fois que la petite Louise a été vue vivante dans le monde, elle quittait la demoiselle Vidal, fort affectée d'une visite au relais. La même affliction a de surcroît été remarquée chez la demoiselle Vidal. Je sens qu'il y a un lien secret entre cette ultime visite, la mort mademoiselle de Lamezac et le navrement des jeunes femmes. Évidemment, je subodore qu'en cet instant vous ne savez guère de quoi il en retourne et de quoi je parle, je vous passe donc une question inutile, cependant, ayez la bonté d'aller fourrer votre nez dans les affaires du relais. Spécifiquement du côté de la bonne enfant, qui, d'après ce que j'ai vu à mon arrivée, ne sera point difficile à convaincre de vous laisser traîner dans ses pattes, vous l'avez si bien subtilisé la dernière fois. Comme je suis bon chrétien, je vous lève de vos obligations d'aller vagabonder dans les conversations des gens de Villenouvelle. Concentrez vos efforts sur le relais en premier lieu.

L'injonction de l'évêque de Castres avait fait quelques impressions malheureuses sur Mercure qui s'était senti pieds et mains liés et n'avait été en pouvoir de refuser une mission d'un homme si important. Alors, d'une petite voix, il avait accepté et était devenu les yeux de Monseigneur dans cette sordide affaire, avec la désagréable sensation que jamais Monseigneur n'avait souhaité qu'il investît du côté de Villenouvelle, mais qu'il avait manipulé la conversation pour le sommer de se concentrer sur le relais...

Depuis leur conversation, Mercure était pensif et dorlotait sa passivité en secret pour mieux retarder le moment où il devrait chanter de jolies choses bien tournées pour percer les défenses -que disait-il- les remparts aux mâchicoulis de Marguerite ! Sur sa couche étroite aux draps guère plus blancs, virant au blanc cassé, le jeune homme se triturait les méninges pour trouver un moyen pour d'approcher Mimi la mégère, celle-ci le battant plus froid que le froid depuis la mort de Louise.

Mercure serait menteur et mauvais gaillard s'il se voilait la face, une part de lui avait été enchantée de la mission du prélat, lui qui désirait depuis un certain temps mettre une réponse et une cause sur le mystère que représentait l'extinction de joie de Marguerite. Le postillon voyait dans cette affaire d'espionnage le déclencheur pour passer à l'action, enjambant le manque de motivation, dont l'oisiveté, quand il la goûtait, l'avait toujours tenu à différer sa petite enquête. Désormais, il avait une opiniâtreté et une obligation à le faire, le champ était libre et taillé tels les sillons des laboureurs dans les champs de blé. Or, son talon d'Achille était tout autant le corps de sa quête que son principal obstacle : Marguerite ! Comment allait-il l'apprivoiser ? Le postillon se dit que le moyen le plus sûr et le plus rapide serait d'être un employé irréprochable, l'irréprochabilité était un gage de sérieux et le sérieux avait été inventé pour Marguerite.

Descendant dans la cour, Mercure avisa d'un coup d'œil l'espace, ne remarqua rien qui changea du quotidien. Il entendit tout à coup les râles d'Isidore au fond de l'écurie, d'un pas leste, Mercure le rejoignit et le vit les fesses dans la paille souillée des excréments des chevaux.

— Bah mon vieux, c'est pas le derrière qu'il faut tremper !

— Viens m'aider à me relever au lieu de me toiser en rigolant ! rouspéta Isidore qui avait pris la mouche de voir son collègue effacer un rire en tournant la tête pour ne pas s'esclaffer trop fort.

— Admets que c'est désopilant ! lui répondit-il en lui tendant la main.

Isidore sur pied et en grands atours parfumés, Mercure lui demanda ce qu'il lui avait valu d'avoir le trognon baignant dans l'urine.

— Ce bestiau m'a bousculé, repartit-il en désignant le percheron qui était encore dans sa stalle.

— Ah ! Un petit nouveau pour les courses ! Je vois qu'Henriette n'a pas lésiné sur la dépense !

— Oh non ! reprit Isidore, ça, elle serre pas la ceinture sur la qualité ! Mais voilà ! Ce maudit canasson a fait un pas de travers et m'a projeté dans sa merde, alors que j'avais fini de nettoyer sa stalle ! La patronne veut que le bestiau parte en apprentissage pour se faire au métier.

— Je vois, tu veux que je te l'amène dans le pré où on les dresse ? Comme ça quand t'as fini de te changer, tu me rejoins.

— Ça s'rait bien chic ça ! répliqua Isidore sans hésiter. Ça m'arrangerait beaucoup !

— Eh bien faisons comme ça !

Le palefrenier partit en marchant en canard, incommodé par sa culotte de lin qui lui collait aux cuisses et aux fesses et s'effaça dans l'écurie pendant que Mercure attrapait un licol, le passa autour du cou du nouveau pensionnaire et le tira dans la cour. Les sabots de l'animal claquaient sur les pavés dans un rythme si habituel que Mercure n'y faisait guère plus attention. Il traversa le passage voûté, contourna la silhouette de l'hostellerie par son derrière et s'approcha d'un pré, que l'on appelait ici : « le petit enclos » au regard des champs exploités appartenant à Henriette. Mercure fit entrer la bête qui se mit à paître tranquillement. 

Un moment après, Isidore apparut au coin de l'hostellerie le visage riant et jovial et leva le bras pour se manifester à Mercure. À sa hauteur, le palefrenier lui donna une tape sur l'épaule et le déchargea du percheron. Le postillon lui demanda où était Mimi la mégère et Isidore lui pointa du menton les champs en haut de la côte. Mercure l'abandonna aussitôt et prit cette direction. En grimpant le sentier entretenu, il entendit un chant que fredonnait une jeune femme courbée, la faux à la main en train de moissonner du seigle. Le jeune homme bénit sa chance, il faisait coup double ! Il venait de dénicher Marguerite presque seule et une Marguerite de bonne humeur !

Le postillon sauta le petit fossé et fit au loin de grands gestes amicaux à Paul, un autre postillon, car il était bien connu dans le monde du relayage, que les chevaux n'avaient pas le privilège du double emploi : celui de la route et des champs, c'était également, un apanage de postillon. À ceci près que les postillons n'avaient guère à attendre la retraire pour offrir leur bras aux moissons.

Mercure choisit de ne pas se jeter sur la demoiselle Vidal au risque de se faire rosser et de la faire fuir et rejoignit en deux enjambées Paul le robuste comme on l'appelait dans Villenouvelle. Il avait hérité de ce sobriquet parce qu'il était venu un jour trouver Henriette, la jeunesse flétrie et lui avait confessé son rêve d'être postillon. Le robuste avait quarante et un ans et avait vendu son corps d'antiquité sur patte à la cause de la poste aux chevaux, et avait réalisé sa folie de devenir postillon, suprême joie dans sa pauvre vie de misères. Celles-ci se lisaient sur sa face, dont le visage était griffé à vie des désastres du vent d'autan et de la dureté de l'état de laboureur. La vie ne l'avait pas éprouvé que sur sa beauté grillée par le solelh(2) du Midi, Paul le robuste était tombé veuf très tôt et sans enfant. Aussi, l'homme n'avait point trouvé de louanges assez puissantes pour bénir l'accord d'Henriette quand il avait été intronisé dans le rude monde du postillon. Désormais, le robuste pansait ses plaies de solitude avec la grande famille du relais et se refaisait une santé dans ce qu'il appelait son « autre vie ».

Le sourire aux lèvres, Mercure tapa dans le dos de son confrère, qui aurait pu être son père et qui l'était devenu par une transposition d'amour paternel du côté de Paul vers Mercure. Ils étaient ainsi les « père et fils » du postillonnage !

— Paul le robuste ! s'enchanta Mercure en voyant que son « père » ne lésinait pas la dure besogne des moissons.

— Mercure le bel ! répondit-il en se moquant gentiment du jeunot, le front suant et la voix asséchée par la chaleur. Ces moissons me rappellent ma jeunesse ! Et toi ? Que fais-tu là ? Tu viens offrir tes bras ?

— Mais assurément ! J'viens vous aider !

Cette annonce n'avait point été perdue dans l'étendue du champ de seigle, car Marguerite qui n'était pas loin et avait tout saisi de la conversation. Quand Mercure remonta ses manches, elle fronça son joli nez et pinça ses lèvres et partit dans un coin du champ désert, où elle reprit sa besogne en se remettant à fredonner son petit air mélodieux. Mercure qui n'avait point perdu de vue sa mission pour la Mitre, se faufila dans les draps dorés des tiges de seigle, les épis lui chatouillant les jambes, et s'approcha de la belle qui s'affairait tant qu'elle ne le sentît point avancer vers elle.

— Tu es beaucoup plus agréable quand tu chantes que quand tu grondes !

La jeune femme sursauta, manqua de se tailler avec la faux et fusilla du regard celui qui avait eu la bêtise de ne guère s'annoncer ! En reconnaissant Mercure, elle lâcha un petit son moqueur et se rebaissa, sa botte de seigle était plus intéressante que lui.

— Tu vois ! Là par exemple, tu fais la méchante fille !

— Tais-toi et travaille ! Je ne tolérerai pas que tu lambines ! Et qui est au dortoir pour le relayage ?

— Sylvestre. Si une voiture arrive, je courrais aussi vite qu'un lièvre pour aller la servir ; alors détend-toi !

Le postillon continua son discours avec tant de respect envers son emploi et la rigueur qu'il sollicitait que Marguerite le félicita sur sa conduite et ne lui décocha que peu de reproches, chose rarissime. En effet, la jeune femme avait été impressionné par le sérieux de Mercure, lequel s'était ensuite donné corps et âme dans la moisson et avait accompli sa tâche avec une application acharnée qui égalait la sienne et la dépassait même dans la quantité de seigle coupé et lié en bottes. À la fin de la journée, le dos broyé par la position inconfortable, le rouge au joues d'être toujours pliés en avant, essoufflés et harassés, tous les moissonneurs descendirent se rincer le gosier avec du bon Gaillac que leur avait préparé Jeanne. 

La cuisinière envoya ensuite les postillons se laver le visage et les bras au ruisseau, ils puaient le bouc et cette remarque crue fit même rioter Marguerite qui se reprit aussitôt et effaça le soubresaut de légèreté qui avait percé sur son visage. Cela n'avait pas échappé au postillon et cela le rassura... Ainsi, il y avait encore un peu de lumière enfouie en elle.

Quand Mercure partit bras dessus-dessous avec Paul le robuste, Marguerite ne put s'empêcher de fixer le postillon s'éloigner et rougit de sa conduite ! Elle ! Regarder un homme ! Mon Dieu ! Comment le pouvait-elle alors qu'elle savait leur danger...

Au même moment, Mercure souriait en secret, il avait remarqué que Marguerite l'avait suivi des yeux, trahie par sa frimousse reflétée dans un reflet d'un carreau du logis. Grand bien ! L'intérêt de Mimi la mégère était à présent piqué !

GLOSSAIRE :

(1) À vu de nez en Occitan.

(2) Soleil en Occitan.

 

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