De retour dans leur chambre, Chan YinMai se jeta dans son lit. De son côté, Zhen YuJin estima l’instant propice pour réfléchir à tous les derniers évènements.
Assis en lotus sur le sol, il brassait les souvenirs des jours précédents, notamment ceux concernant le moment où Zhang JingXi s’était joint à eux, à l’auberge. Le Cultivateur possédait de nombreuses informations, contrairement à eux qui n’avaient entendu parler que de la seule disparition dont devait s’occuper Ping Yu. Comme il avait paru un peu hésiter avant de se joindre officiellement à leur voyage, Zhen YuJin s’était attendu à le voir rester en retrait pendant leur enquête. Peut-être était-ce parce que lui-même avait l’habitude de faire cavalier seul, ou de ne travailler qu’avec certains membres de la Troupe, mais en général c’était lui qui orientait les autres et qui prenait les informations. Il fut frappé à cet instant de constater à quel point Zhang JingXi avait pris les choses en main. Si ce dernier et Chan YinMai se tournaient dans sa direction pour le laisser diriger le rythme de leur voyage, annoncer les moments de départ et d’arrêt, il lui apparaissait nettement que pour glaner des renseignements, lui n’avait absolument rien fait. Le Cultivateur avait pris le rôle de celui qui posait les questions et qui amadouait les autres. Il l’avait laissé faire, sans émettre la moindre objection. En même temps, il aurait été dommage de ne pas exploiter un tel talent. Néanmoins, Zhen YuJin demeurait troublé. Il réalisait que c’était la première fois qu’il se fiait à ce point à quelqu’un qui ne venait pas de la Troupe.
Un très léger bruit interrompit sa méditation. Zhen YuJin était de ces gens qui ne dormaient que d’une oreille ; une partie de lui restait sans cesse aux aguets. Lorsqu’il demeurait ainsi, immobile et perdu dans ses pensées, ses autres sens se mettaient en alerte. De plus, il était réputé parmi les membres de la Troupe pour avoir l’ouïe fine. Un bruit imperceptible pour d’autres ne l’était pas pour lui, la plupart du temps. Ce qui attira son attention, en l’occurrence, fut de réaliser que le son qu’il percevait était celui d’une porte qui s’ouvrait et se fermait avec beaucoup de discrétion, suivi de pas feutrés. La personne qui venait de sortir de sa chambre ne voulait pas se faire entendre. Zhen YuJin fronça les sourcils, certain qu’il s’agissait justement de Zhang JingXi, et que cette sortie impromptue n’avait pas pour objectif de s’arrêter à leur porte.
Il ne put s’empêcher d’être surpris et déstabilisé. Lorsqu’ils s’étaient accordés pour ne pas pratiquer la maîtrise de leur élément commun, l’autre homme lui avait assuré que de toute façon, après ces deux journées intenses à voler sur leurs épées, il désirait surtout profiter d’une bonne nuit de sommeil. Et Zhen YuJin n’imaginait pas un instant que leur compagnon de voyage descende pour aller chiper de la nourriture en cuisine.
Conscient qu’il ne devrait pas agir de cette façon, le Musivateur se redressa sans bruit et s’approcha de la fenêtre, remerciant sans un mot Chan YinMai et sa manie de vouloir dormir avec les volets ouverts. Il s’adossa au mur pour ne pas être vu de l’extérieur et masqua toute trace de son Qi afin de dissimuler au mieux sa présence, puis guetta la rue en contrebas. De sa chambre, il avait une vue parfaite sur l’entrée de l’auberge. Comme il s’y attendait, la porte s’ouvrit bientôt et la silhouette familière de l’autre homme quitta l’établissement en silence, tout en prenant soin de refermer derrière lui avec moult précautions. Le Musivateur plissa les yeux. Il avait beau culpabiliser de l’espionner ainsi, il se demandait pourquoi Zhang JingXi leur avait menti quant au programme de sa nuit. À moins qu’il ne s’agisse d’un changement de dernière minute ? Une certaine inquiétude l’anima. Il ne projetait quand même pas de partir seul pour explorer des pistes… ? Sans prendre le temps de prévenir quelqu’un de ses intentions ? Un soulagement le gagna lorsqu’il constata que Zhang JingXi ne s’éloignait pas. Il demeurait près du battant clos et paraissait attendre.
Semblant surgir des ombres de la rue, une grande silhouette vêtue de noire rejoignit alors le Cultivateur. Ils échangèrent de respectueux saluts, avant d’entamer ce qui ressemblait à une conversation. Zhen YuJin se trouvait bien trop loin pour pouvoir entendre quoi que ce soit, et l’obscurité ne permettait pas vraiment de lire sur les lèvres. Le Musivateur se rappela soudain que leur ami avait bondi hors de la table un peu plus tôt, pour aller selon ses propres dires saluer une connaissance. Peut-être avait-il simplement décidé de profiter de son temps libre pour pouvoir retrouver cette personne ? Après tout, il n’était pas censé lui rendre des comptes sur ses agissements. Zhen YuJin se sentit aussi stupide que coupable à l’observer ainsi… Il s’apprêtait à se décoller du mur pour se coucher, lorsqu’un frisson glacial lui parcourut l’échine.
L’interlocuteur mystérieux de Zhang JingXi s’était rapproché de ce dernier, assez pour que le Musivateur puisse découvrir son visage sous la clarté de la lune. Il entraperçut un homme jeune qui n’avait pas encore tout à fait trente ans. Tout son corps se raidit aussi sec. Il retint presque son souffle, comme s’il craignait de se faire soudain remarquer par les deux personnes qu’il observait.
Les yeux écarquillés, il resta à sa place, sans les quitter du regard.
ZiaHo ZaYing.
À l’époque où Ming YanShi le Tyran dirigeait le pays, il était secondé par son bras droit et Intendant, ZiaHo ZhiXiang, un homme tout aussi effrayant. Lorsque les enfants et adolescents se faisaient enlever pour être vendus comme esclaves ou pour de la prostitution, tout le monde savait qu’au moins une fille allait avoir le malheur de se retrouver au service de l’Intendant. Les plus téméraires parvenaient à mettre fin à leurs jours avant que ceux-ci ne deviennent plus insoutenables encore. Les autres restaient à son service et subissaient toutes sortes de sévices dont il avait le secret, jusqu’à ce qu’il finisse par se lasser et les exécuter. Il changeait de fille régulièrement. Parfois, il en prenait plusieurs en même temps dans son pavillon, parfois une seule. Mais à part la dernière qui avait pu être sauvée au moment où Ming XiWang avait pris le pouvoir, aucune des autres n’avait survécu. Et ZiaHo ZaYing, son fils, n’était pas réputé pour être un ange en comparaison, bien au contraire ! Lui aussi avait la réputation de prendre des filles pour lui, et d’être encore pire que son père, puisque ces dernières disparaissaient après avoir passé seulement une nuit en sa compagnie. Il restait sans cesse dans le sillage de l’Intendant et l’accompagnait partout.
En réalité, bien peu de gens pouvaient prétendre connaître le visage de ZiaHo ZaYing. Comme tous les membres proches de la Famille Impériale, il ne se mêlait que très rarement au peuple. Celles et ceux qui avaient eu le malheur de le voir de près n’étaient autre que les jeunes gens et enfants qui l’avaient rencontré au moment où ils étaient vendus comme du bétail. Son père adorait participer à ces ventes et son fils l’accompagnait, bien entendu. De ces personnes, il ne restait plus grand monde en vie, malheureusement.
Zhen YuJin avait eu l’occasion de le croiser brièvement, environ sept ans auparavant. Si le pays était déjà noyé dans la misère, il savait que la Capitale souffrait chaque jour davantage. La ville étant aux premières loges pour les nouvelles lubies de l’Empereur et son Intendant. Il ne savait pas vraiment s’il pouvait apporter une aide quelconque, néanmoins il s’était rapproché des lieux et avait fait escale dans un village voisin. Assis dans un recoin discret de l’auberge où il prenait un repas chaud, il avait pu voir entrer un homme vêtu de noir et rejoindre un autre individu qui semblait l’attendre à une table. Sur le moment, le Musivateur avait remarqué que l’aubergiste avait blêmi et s’était dépêché d’aller servir l’homme en noir, tout en le gratifiant de beaucoup trop de courbettes. Sans le regarder, l’individu lui avait indiqué d’un méprisant signe de main de s’éloigner de lui, ce que l’hôte des lieux s’était empressé de faire. À voix basse, il avait ensuite discuté avec l’autre homme. Zhen YuJin avait évité de trop leur prêter attention. Une puissante aura émanait de cet homme et il sentait qu’il valait mieux ne pas se faire remarquer. Il s’était donc fait discret en attendant, cherchant comment il pourrait quitter l’établissement en toute discrétion et se maudissant d’avoir choisi une table à l’opposé de la porte d’entrée. Et soudain, le mystérieux individu avait plaqué son interlocuteur sur la table avec une telle violence que le plateau s’était fendu. L’homme qu’il tenait à la gorge avait baragouiné un faible :
— Messire ZiaHo ZaYing, pitié…
Ce fut ainsi que Zhen YuJin avait pu mettre un nom sur cette aura. Il connaissait déjà sa terrible réputation et s’était brièvement demandé s’il devait intervenir. Une partie de lui estimait devoir prendre la défense du malheureux. Une autre lui rappelait qu’il se trouvait beaucoup trop près de la Capitale et qu’il risquait d’avoir de très gros ennuis s’il se mêlait ouvertement aux histoires des ZiaHo.
ZiaHo ZaYing s’était mis à rire en se penchant sur celui qu’il maintenait solidement :
— Pitié ? Mais tu devrais pourtant savoir que je n’en ai aucune.
Il avait soulevé sa future victime face à lui, et dans un mouvement beaucoup trop rapide pour l’œil humain, lui avait tordu le cou. Zhen YuJin se rappelait encore du craquement sinistre qui avait résonné dans les lieux, puis du corps s’effondrant au sol. L’homme en noir s’était détourné et son regard avait croisé celui de Zhen YuJin, toujours assis silencieusement à sa place. ZiaHo ZaYing avait jeté un regard à l’épée que le Musivateur portait à la taille et celui-ci s’était attendu à devoir la dégainer. Toutefois, le fils de l’Intendant n’avait pas estimé qu’il représentait une menace et était reparti en abandonnant le cadavre derrière lui, pour le plus grand malheur de l’aubergiste.
Revoir cet homme aujourd’hui, plusieurs années après, laissait Zhen YuJin perplexe. Lorsque l’Empereur Ming YanShi avait été détrôné par son fils, tous ses complices avaient été arrêtés et la plupart avaient été exécutés. ZiaHo ZhiXiang faisait partie du lot, le Musivateur se souvenait avoir entendu parler de son exécution. À ses yeux, le fils de l’Intendant n’avait pas pu s’en tirer… Alors que faisait-il là aujourd’hui, à Jinhar ? Avait-il échappé à la prison et à la mort ? Était-il en fuite ? Pourquoi se trouvait-il à l’endroit même où ils devaient enquêter ? Avait-il un lien quelconque avec les disparitions ?
Et pourquoi Zhang JingXi conversait avec lui le plus tranquillement du monde ? Son ami ne montrait aucun signe de détresse, d’alerte, de posture défensive… Était-il seulement au courant du passé de cet homme ? Zhen YuJin estima que oui. Leur compagnon de route n’était pas un idiot, il devait forcément savoir…
Mais s’il l’ignorait ? Devait-il le prévenir ? Dans ce cas, ce serait devoir avouer qu’il l’avait espionné et n’était pas sûr que ce soit une bonne idée de faire cette confidence.
Une possibilité lui restait cependant en tête ; peut-être fallait-il se méfier aussi de Zhang JingXi… ?
Cette idée lui noua la gorge.
« Je peux te jurer que tu n’as pas à te méfier de lui », lui avait encore affirmé Chan YinMai dans la soirée.
Ne sachant pas quoi penser de tout ceci, le Musivateur demeura immobile, les yeux rivés sur les deux hommes dans la rue. Ces derniers finirent par se séparer quelques minutes plus tard. ZiaHo ZaYing parut se fondre dans la nuit, tandis que Zhang JingXi retournait silencieusement à l’intérieur de l’auberge.
Zhen YuJin hésita à sortir et à l’attendre dans le couloir pour avoir des explications. Cependant, il ne bougea pas, écoutant seulement les pas fantômes de son ami repasser quelques instants plus tard dans le couloir, puis l’ouverture tout aussi discrète de la porte de sa chambre.
Le Musivateur soupira tout bas, tiraillé entre son envie de jaillir hors de la pièce pour aller lui parler et le besoin de lui faire tout simplement confiance et de patienter pour voir ce qui allait se passer.
Après plusieurs minutes de réflexion, il estima qu’il valait mieux ne pas parler de cette nuit à Zhang JingXi, à moins que ce dernier ne la mentionne de son plein gré. Il resterait d’autant plus vigilant dans les jours à venir, même s’il ne savait aucunement à quoi s’attendre.
Je reprends peu à peu mes lectures !
L'apparition de ce ZiaHo ZaYing dans ce chapitre est intrigante et ajoute du corps à l'histoire ! J'ai hâte d'en savoir plus, et ça soulève forcément beaucoup de questions ! Mais il semble être un monsieur bien détestable.
Merci merci pour ton commentaire (je réagis à retardement)
Ah... ZiaHo ZaYing... tellement de choses à dire sur lui .w. (mais que je ne dirais évidemment pas ~)