Rose ne lança pas le sort d’invisibilité, elle se positionna bien au milieu du groupe. Sans lumière, ils avancèrent doucement en tâtonnant dans la galerie, tenant les rênes des chevaux et de l’âne. Tizian et Zeman marchaient en tête, les armes à la main, suivis par Zilia qui les guidait dans l’obscurité en chuchotant.
Ils percurent au loin un grondement sourd et poursuivirent leur progression vers un point lumineux qu’ils entrevoyaient à l'extrémité de la galerie. Enfin ils débouchèrent sur un aplomb rocheux qui dominait une caverne éclairée par des traînées fluorescentes. En bas, comme isolées des parois de pierre par un filet transparent, une colonie de grosses araignées travaillait avec ardeur à la fabrication de toiles d’argent, prisonnières de leur fine cage, et surveillées par des scarabées bleus géants qui tournaient dans le fond de la cavité. L’une des araignées tenta un mouvement de côté et fut aussitôt écrasée sans pitié par l’un des gardiens. Le bruit étouffé provenait d’une machinerie activée par un ruisseau souterrain, une sorte de grand rouet qui filait les fibres produites par les araignées en les mêlant avec des cheveux d’argent et produisait des fuseaux. Plus loin, les écheveaux étaient récupérés par d’autres araignées qui tissaient des toiles avec leurs pattes et les empilaient les unes sur les autres. Les fils d’argent provenaient de bobines de bois qui semblaient très anciennes et qui devaient dater du temps où les mines étaient exploitées.
- Qu’allons-nous faire ? chuchota Girolam
- Nous allons descendre dans la caverne par les rochers et détruire les scarabées bleus, ce sont eux qui maintiennent les araignées prisonnières. Elles ont l’air d’être ensorcelées et agissent comme des automates. Elles sont de véritables esclaves et fabriquent des toiles sans arrêt, répondit Tizian.
- Mais à quoi servent toutes ces toiles ? interrogeait Rose. Il y en a des monceaux !
- Quelqu’un doit probablement venir les chercher pour les emmener quelque part, dit Zilia, et peut être les utilise pour faire des armures comme nous le ferons.
- Je ne comprends rien à cette organisation, qui commande qui ? s’inquiéta Olidon, les scarabées vont-ils nous attaquer ?
- C’est nous qui allons attaquer, le rassura Girolam, nous devrons les combattre au corps à corps car on ne peut sûrement pas transpercer leur carapace avec une flèche.
- Je tenterai tout de même, dit Zilia, je vois un point faible là où la carapace du dos rejoint la tête, et si je vise bien, je l’atteindrai. Je vais rester à distance pour tirer à l’arc. Tizian et Girolam, descendez les premiers, avec Zeman.
Les deux frères et le soigneur identifièrent le parcours pour atteindre le sol de la caverne et commencèrent la descente les uns après les autres, Zilia les suivit avec son arc. Ni les scarabées ni les araignées, trop occupés par leurs activités, ne remarquèrent les étranges silhouettes qui dévalaient la paroi derrière le rideau du filet. Arrivés en bas sur le sol sablonneux ils se glissèrent tout au fond pour rester cachés le plus longtemps possible et soulever le filet sans être vus. Ils tranchèrent quelques mailles et pénétrant enfin dans l’atelier de fabrication, ils réalisèrent en les voyant de près que les arachnides et les scarabées étaient réellement énormes.
Des araignées les aperçurent mais ne montrèrent aucune surprise et poursuivirent leur tâche, comme si elles étaient sous hypnose. Un scarabée à l’air belliqueux s’approcha d’eux, ils s’avancèrent à leur tour pour commencer le combat. Zeman était près d’eux, prêt à les secourir à la moindre blessure, Zilia restait en arrière, son arc bandé et une flèche prête à partir. Le scarabée se dressait sur ses pattes et se laissait tomber de tout son poids, Tizian et Girolam l’attaquaient sur les deux flancs et le lardait de coups d’épée. Ils l’achevaient presque quand un second puis un troisième scarabée arrivèrent à leur tour. Le troisième reçut une flèche qui s’enfonça entre sa tête et sa carapace et le tua net alors qu’il se précipitait sur les deux frères. Comme l’animal avait de l’élan, il vint glisser sur le second scarabée qui chargeait les deux frères et le désarçonna, permettant à Tizian de lui assener un coup mortel. Toute une horde de scarabées menaçants progressaient vers eux, et certains tombaient sous les flèches de Zilia. Tizian et Girolam se battaient comme des fous et tentaient d’anéantir les insectes géants au fur et à mesure qu’ils se présentaient. Lorsque les blessures, entailles ou piqûres infligées par les coléoptères étaient trop importantes, Zeman leur donnait une gorgée de potion à la pimpiostrelle pour les guérir instantanément ou lançait ses sorts de soins, ainsi ils ne faiblissaient pas.
Soudain les araignées sortirent de leur torpeur, comme si l’enchantement avait pris fin, et réalisant qu’on éliminait leurs geôliers, vinrent attaquer à leur tour les scarabées. Ce fut une belle mêlée pour exterminer tous les insectes bleus, certains étouffés par la bave des araignées et leurs mandibules tenaces, d’autres perforés par les pointes des épées, assommés par des coups de masses ou transpercés par une flèche. Ombeline était venue prêter main forte aux combattants et achevait les monstres avec un gros bâton ramassé par terre, plus efficace que sa dague pour assommer les insectes. Amédée avait mordu et griffé les pattes et les antennes des escarbots pour les déséquilibrer. Eostrix avait donné des coups de bec dans les yeux des scarabées pour les aveugler et les désorienter.
Un monticule de carapaces bleues et de pattes noires tordues jonchait le sol de l’atelier où s’étaient réunies toutes les araignées ouvrières autour des combattants. Certains appendices s’agitaient encore désespérément dans le vide comme mus par une force invisible. Tout bruit de travail avait cessé, le rouet ne fonctionnait plus, on entendait seulement la rivière souterraine qui coulait. Brusquement, comme si elles avaient reçu un signal, les araignées qui n’avaient pas péri au combat s’éloignèrent dans les couloirs qui desservaient la caverne, et au bout de quelques minutes, Tizian, Girolam et leurs compagnons se retrouvèrent seuls à côté des cadavres des scarabées. Ombeline fouillait les alentours à la recherche de bijoux ou d’objets précieux et trouva quelques bagues avec des pierres bleues et des amulettes en or qu’elle empocha.
- Ramassons autant de toiles que nous pouvons s’écria Tizian et sortons d’ici avant que d’autres monstres n’arrivent.
Tous chargèrent des piles de toiles dans leurs bras et s’aidant mutuellement grimpèrent jusqu’au promontoire où les attendaient Rose et Olidon avec les chevaux, l’âne et Poil Noir. Amédée avait trouvé son propre chemin pour descendre et remonter sans passer par les rochers.
Ils ne perdirent pas de temps, arrimèrent les paquets de toiles d’argent sur le dos des chevaux et de Fleur de Coton et repartirent aussitôt vers la sortie. Ils ne prenaient plus de précautions, et ne pensaient qu’à une chose, se retrouver à l’air libre le plus vite possible. Olidon tenta en vain de lancer un sort de lumière pour éclairer la galerie. Alors Zilia les guida dans l’obscurité afin qu’ils évitent les pièges du chemin. Ils gagnèrent la première galerie, puis remontèrent jusqu’à la grille d’entrée qui était fermée.
A leur grande déception, celle-ci refusa de s’ouvrir et l’exaspération s’empara d’eux devant cet obstacle imprévu.
- Nous allons être poursuivis, cette grille doit être commandée par un signal et nous sommes prisonniers, grommela Olidon horriblement vexé de n’avoir pas su éclairer les galeries. Il nous faut sortir d’ici.
- Pas de panique, réfléchissons, dit Girolam, soit on y va par la force, soit par la magie.
- Ne connais-tu pas un sort qui permette d’ouvrir des portes ? demanda Rose à Olidon.
- Hum, fit Zeman avec un raclement de gorge dubitatif.
Persuadée qu’il était capable de réussir, Rose voulait que son ami prouve aux autres et à lui-même que ses pouvoirs fonctionnaient, surtout pour effacer l’échec du lancer du sort de lumière.
- Je vais essayer un sortilège que m’a appris mon grand-père, répondit l’apprenti sorcier en voyant le regard encourageant de Rose.
Olidon lança son sort sans y croire et eut la surprise de de voir la grille s’ouvrir sans difficulté, ils sortirent et se hâtèrent de refermer la herse derrière eux.
- Olidon, murmura Rose, tu vois que tu n’es pas un si mauvais sorcier que tu crois. Un peu de concentration et ça marche !
- Merci Rose, quelle aventure ! je suis content qu’on s’en soit sortis, répondit Olidon qui se sentait plus confiant.
- Tous à cheval, ordonna Tizian, et partons d’ici, maintenant que nous avons ce que nous cherchions, il faut sortir du pays d’Argent au plus vite et aller vers le Pays du Volcan.
Sans attendre, ils se juchèrent sur leurs montures et s’en furent les uns derrière les autres dans la neige, gravissant la montagne qui se dressait devant eux. Ils savaient qu’il leur faudrait franchir de hauts cols avant de redescendre vers les vallées. Ils espéraient ne plus voir d’entrées de mines par lesquelles des scarabées auraient pu les attaquer par surprise. Mais ils étaient désormais en haute altitude, il était probable que les galeries souterraines se trouvaient plus bas et que le risque était derrière eux.
Lorsque la nuit tomba, ils se trainaient sur les versants enneigés de la montagne, les pieds trempés par la neige et grelottant sous une averse de flocons épais. Un vent glacial soufflait et les obligeait à baisser la tête sans arrêt pour ne pas recevoir de neige dans les yeux. L’ouverture d’une grotte se matérialisa soudain devant eux et tous se regardèrent, ils étaient exténués. Ils avaient besoin de se reposer et de mettre les chevaux et l’âne à l’abri, la grotte semblait les inviter à s’arrêter. Zilia pénétra dans la cavité à la recherche d’une entrée secrète de galerie, et ne détecta aucun danger. Alors ils s’engouffrèrent dans la caverne miraculeuse dont le sol sec était couvert de sable et qui était assez vaste pour les accueillir tous.
Ils accrochèrent les couvertures à des anfractuosités pour boucher l’entrée et empêcher le vent de pénétrer dans l’habitacle. Dès qu’ils se sentirent protégés des rafales, ils allumèrent une torche et installèrent le bivouac. La grotte était saine et après la montée dans la tempête de neige glaciale, ils commençaient à se réchauffer.
Ils s’occupèrent des chevaux et de l’âne, les pansèrent et leurs donnèrent un peu d’avoine. Puis ils s’assirent sur des pierres plates qui jonchaient le sol de la caverne et mangèrent des galettes cuites par Ombeline. Amédée et Eostrix étaient partis chasser dans la neige quelques proies de viande fraîche et crue.
- Nous avons presque fini nos provisions d’avoine et de galettes de céréales, dit Ombeline. Allons-nous bientôt arriver dans un pays plus accueillant ?
- Demain nous devrions passer le dernier col et commencer la descente vers le pays du Volcan, répondit Girolam qui avait une fois de plus sorti la carte et indiquait sensiblement du bout du doigt leur position.
- Les distances sont trompeuses en montagne et surtout avec le temps épouvantable qu’il fait, tous nos repères sont bouleversés, intervint Zilia.
- SI nous regardions notre butin de toiles d’araignées ? dit Tizian. Nous ne savons même pas si ces toiles sont solides, nous savons seulement qu’elles sont légères.
Se retournant vers une pile posée par terre, il prit un morceau de toile sur le sommet et examina la robustesse du matériau. Il tordait la toile dans tous les sens, l’étirait, tentait de la transpercer en vain avec son couteau, et se trouvait devant une matière souple et très résistante qui ne se déformait pas et arrêtait les coups.
- Comme la pimpiostrelle, la toile d’argent n’était pas une légende, dit-il. Mais comment mon père pouvait-il être au courant de l’existence de toutes ces merveilles magiques, lui qui n’a jamais bougé de chez lui ?
- Ce sont les voyageurs qui racontent, expliqua Rose. Ils vont et viennent dans les contrées, ils écoutent les gens qui connaissent tout, et rapportent ou colportent les histoires de pays en pays. Regarde, nous traversons des villages et des campagnes et nous rencontrons des hommes et des femmes qui sont trop contents de nous expliquer ce qu’il y a d’extraordinaire et d’exceptionnel chez eux.
- Maintenant que nous avons la matière première, il nous faudra trouver le forgeron qui voudra bien fabriquer des armures avec ces toiles. Nous en avons bien assez pris, alors je veux que vous Rose et Olidon, vous ayez une armure aussi, poursuivit Tizian.
Rose leva les yeux vers lui et le remercia du regard. Elle savait que Tizian voulait la protéger autant qu’il le pouvait, cette pensée en était une preuve. Cette armure légère serait facile à porter, et Olidon aurait moins peur de tout s’il se sentait sécurisé contre des attaques de fauves.
Ils se pelotonnèrent les uns contre les autres pour se tenir chaud, et se serrèrent contre les chevaux et l’âne pour dormir. Amédée rentra dans la nuit, les yeux brillants et se pourléchant les babines, il avait dû faire bonne chasse. Eostrix resta dehors et hululait parfois dans l’obscurité de sa voix rauque.
Lorsque le jour se leva, le ciel était toujours aussi morose, ils se dépêchèrent de partir en espérant enfin atteindre le dernier col et quitter au plus vite ce pays maudit. Ils voulaient voir de l’herbe, des arbres et du soleil.
Mais le sentier qu’ils parcouraient s’élevait encore vers des sommets invisibles sous d’épais nuages. Il se mit à neiger si fort qu’il leur était presque impossible de voir plus loin que la personne qui marchait devant. Ils s’étaient tous encordés pour ne pas se perdre. Au bout d’un temps qui leur parut infini, ils arrivèrent à un passage où le vent glacial qui s’engouffrait entre deux parois à pic leur coupa le souffle. Les violentes bourrasques soulevaient des volutes de neige qui les enveloppaient et les empêchaient d’avancer, ils devaient s’arcbouter pour vaincre la force du vent. Leurs pieds et leurs oreilles étaient gelés, ils ne sentaient plus leurs mains, et ils fermaient les yeux pour se protéger des incessantes piqûres des flocons glacés. Ils étaient presque tous certains, même si aucun ne l’avouait, qu’ils s’étaient perdus dans l’immensité neigeuse. Seule Rose gardait l’espoir car elle avait consulté sa boussole et vu que leur direction était bonne, mais ses lèvres étaient si froides qu’elle n’aurait pas pu prononcer une parole, ses mots se seraient de toute façon envolés dans les sifflements de la tempête.
Après le col, ils descendirent une pente raide et glissante pendant des heures. Il leur semblait qu’ils allaient forcément tomber tous ensemble dans le vide, ils avaient perdus tous leurs repères dans ce monde hostile. Quand parfois un nuage se déchirait sous les rafales du vent, ils apercevaient au dessus d’eux des pics rocheux si élevés que leurs pointes semblaient toucher le ciel. Et la nuit tomba soudain. Il fit noir en quelques minutes et ils se retrouvèrent au milieu de nulle part sans abri et sans lumière. Tizian qui marchait en tête savait qu’il aurait fallu s’arrêter pour reposer les bêtes, mais ils seraient tous probablement morts de froid s’ils ne bougeaient pas, il valait mieux continuer, même dans l’obscurité. La pâleur reflétée par la neige fraîche suffirait pour avancer.
Ils trébuchèrent, tombèrent, se relevèrent mais progressèrent toute la nuit, s’aidant parfois mutuellement quand le découragement se faisait sentir et que les forces leur manquaient. Ils avaient faim et soif et ne sentaient plus le froid ni leurs corps, ils se contentaient de marcher sans réfléchir. Le chemin montait à nouveau, et longeait un gouffre dont ils ne voyaient pas le fond, c’était effrayant mais ils étaient incapables d’avoir la moindre réaction, même de peur. Le jour se leva, amenant une clarté plus glauque que la nuit. Petit à petit, le vent et la neige se calmèrent tandis qu’ils continuaient à monter. Comme ils arrivaient en très haute altitude, ils finirent par sortir de la zone tempétueuse et passer au dessus des nuages. En se retournant, ils apercevaient en contrebas le tumulte qu’ils avaient traversé et regardaient avec stupeur la violence des éléments qui continuaient à tourbillonner sauvagement.
Il faisait très froid, mais ils n’étaient plus assaillis par les tornades de neige et les morsures du vent. Ils se mirent à marcher plus vite pour se réchauffer. Les chevaux semblaient épuisés, surtout Bise, la jument d’Ombeline qui ne voulait plus avancer. Elle avait dû cogner sa patte contre un rocher car elle boitait. Ils ne pouvaient pas s’arrêter pour la soigner mais ils ne voulaient pas non plus l’abandonner ou l’abattre. Ombeline était ravagée. Après les tortures endurées dans la montagne, elle était certaine de ne pas pouvoir supporter en plus la perte de son cheval. Malgré ses mains gelées, Zeman fit une sorte de cataplasme de pimpiostrelle dont il entoura le genou de Bise et lui fit boire une potion verte. Ils repartirent plus lentement pour soulager la jument qui claudiquait.
Ils franchirent le dernier défilé en fin de matinée, et sur l’autre versant, le paysage et le temps changèrent complètement. La montagne descendait en pente douce à perte de vue, d’abord pierreuse mais bientôt hérissée de forêts de sapins. Le ciel était bleu de ce côté du col, et un pâle soleil luisait.
Un peu plus bas, le sol était couvert de fleurs qui ne poussent qu’en montagne, et les montures, privées d’herbe fraîche pendant plusieurs jours, broutèrent à leur fantaisie et burent l’eau pure d’un torrent de montagne qui jaillissait un peu plus bas. Ombeline parlait à Bise en la caressant tandis que la jument paissait. Zeman et Olidon ramassèrent autant de plantes qu’ils purent avec leurs doigts engourdis.
Zeman vint examiner la patte de Bise et constata que la blessure était en voie de guérison grâce à la pimpiostrelle. Il renouvela le cataplasme et la petite troupe se remit en route après le moment de repos. Profitant de la pente, ils parvinrent assez rapidement sous l’ombre des d’arbres et furent bientôt à l’abri des regards au milieu des conifères. Un parfum de résine et de terre humide les enveloppa. Amédée retrouvait son milieu naturel et courait au milieu des chevaux, la gueule largement ouverte et la langue pendante, poursuivi par Poil Noir qui tentait vainement de le rattraper.
Vers la fin de l’après-midi, ils s’arrêtèrent dans une clairière et tandis que Tizian et Girolam partaient chasser, Ombeline et Rose cueillirent des baies qui poussaient à foison, myrtilles, framboises et mûres. Zilia taillait des flèches pour remplir son carquois, et Zeman écrasait des herbes. Olidon prépara le feu puis saisit sa guiterne et se mit à jouer quelques airs nostalgiques. Quand elle l’entendit alors qu’elle ramassait des fruits, Rose se mit à chanter, leurs voix se mêlaient et s’élevaient dans la lumière du soir en une mélopée envoûtante.
Tizian qui revenait de la chasse avec des lapins dans sa besace perçut la voix cristalline de Rose fusionnée aux bruits de la forêt, au ruisseau qui serpentait non loin, aux pas légers des animaux qui se déplaçaient, aux feuilles des arbustes qui ondulaient dans la brise du soir. Il s’arrêta un instant pour écouter cet enchantement. Girolam qui passait à côté de lui le poussa gentiment en se moquant.
- Allons, Tizian, il nous faut rapporter ces lapins, ils ont tous faim, tu rêveras plus tard, dit-il en riant.
- J’avoue que cette douceur fait du bien après les épreuves du Pays d’Argent, je ressens comme une libération après la tension de la montagne. Tu as raison, c’est le moment de rôtir ces petites bêtes, nos amis ont grand appétit.
La soirée fut délicieuse. Après le repas, ils comptèrent et plièrent correctement les toiles d’argent, pour pouvoir les accrocher sur les dos des chevaux et de l’âne le lendemain. Puis Olidon reprit sa guiterne et joua de jolies mélodies que Rose et Ombeline accompagnaient de leurs voix.
- C’est agréable d’entendre de la musique, disait Girolam avec mélancolie, cela fait bien longtemps que j’ai quitté ma ville et que je n’ai pas eu le plaisir d’écouter des chansons.
Il avait à nouveau envie de composer des poèmes et sortit de son sac son petit livre où il se mit à écrire avec une plume et du jus de myrtille. Discrètement, Ombeline regarda par dessus son épaule et un fin sourire éclaira son visage tandis qu’elle lisait les vers. Puis elle fouilla dans ses poches et ramena les objets qu’elle avait ramassés après la bataille.
Zeman et Olidon regardaient les bagues et les amulettes avec des yeux intéressés. Zeman, amateur de bijoux, apprécia particulièrement un disque d’or attaché au bout d’une chaîne, au milieu duquel était incrusté un scarabée taillé dans une pierre bleue. Les signes gravés sur la pierre indiquaient qu’il s’agissait d’un talisman et non pas d’une amulette de protection. Ombeline le lui donna. Elle passait un anneau d’or gravé tout simple à son doigt, quand Zeman lui fit un signe négatif de la tête.
- Ce n’est pas un bon anneau, il est beau mais il est maléfique. Gardons le pour jeter un sort, mais ne le porte pas. Prends plutôt celui-ci, dit-il en tendant une bague sertie de petites pierres bleues brillantes, il te protégera des malédictions et des serpents.
Ombeline enfila l’anneau étincelant, tandis que Zeman distribuait les amulettes et les bagues, conservant dans son sac les bijoux sans valeur ou portant malheur. Tizian et Girolam eurent des breloques de protection, Rose un pendentif en or simplement décoratif et Olidon un talisman qui devrait renforcer ses pouvoirs de sorcier (il en a bien besoin, pensa Zeman en lui tendant le bijou).
Ils passèrent une nuit paisible et repartirent comme à leur habitude dès l’aube. En cours de journée, ils traversèrent un village désert. Alors qu’ils quittaient le hameau, un petit homme rondelet au visage rubicond se précipita vers eux, sortant de l’une des masures abandonnées. Une minuscule femme boulotte le suivit aussitôt, elle avait aussi un visage rond et des joues rouges comme des pommes.
- Messires ! messires ! hurlait l’homme.
Ils arrêtèrent les chevaux, déjà sur le qui-vive au cas où cet appel aurait été un piège, prêts à dégainer leurs armes et tous leurs sens en alerte.
Les petits personnages s’approchèrent d’eux essoufflés, ils avaient l’air complètement affolés.
- Messeigneurs, gentes dames, qui êtes-vous ? disait le paysan dans la langue universelle d’un ton qu’il essayait de rendre patelin, d’où venez-vous ? Vous montez de la vallée ? que venez-vous faire dans ce village oublié ?
- Nous descendons depuis le col, répondit Tizian, nous avons traversé les montagnes et nous arrivons de la forêt.
- Comment avez-vous pu échapper aux créatures maléfiques qui hantent le pays d’Argent ? s’écria le bonhomme dont le visage exprimait la plus grande surprise et la femme était tout aussi ébahie, les yeux agrandis et les mains sur ses hanches.
- Ce village n’est donc pas abandonné ? dit à son tour Girolam, il avait l’air désert quand nous sommes passés. Nous savons que les habitants se sont enfuis du pays d’Argent, tous les hameaux sont vides depuis la traversée de l’Anarène.
- Eh bien, nous venons ici malgré le danger, dit l’homme non sans fierté.
- Quel danger ? interrogea Tizian
- Nous habitions ce village avant qu’on ne parte tous, à cause des monstres, et ici c’était notre maison, dit l’homme en désignant la masure. Nous avons dû fuir car le village est attaqué presque toutes les nuits par des bêtes sauvages et des démons. Dans la journée, on ne craint rien, mais à ce qui paraît il y aurait des oiseaux noirs qui viendraient à toute heure et attraperaient tout ce qui bouge. Ma femme et moi, on les a jamais vus, il y a déjà assez d’horreurs par ici. Alors nous revenons chez nous pour travailler dans la journée, et dès que la nuit tombe, nous redescendons avec mon cheval et la charrette. On s’est installés dans un hameau plus bas.
- Qui sont ces monstres qui vous font peur ? interrogea Zilia en s’approchant à son tour.
- Il y a toujours eu des ours et des pumas dans les montagnes. Mais les créatures qui ont fait fuir les gens du village, ce sont d’énormes insectes bleus avec des carapaces, des scarabées géants, raconta la femme. Des démons.
- Et des araignées ? demanda Ombeline.
- Non, les araignées vivent dans la montagne depuis les temps anciens, elles ne descendent pas dans les vallées, répondit l’homme. Ces insectes bleus écrasent les vieillards, les femmes et les enfants, ils ont tout fait pour nous faire déguerpir. Comme nous ne savions pas nous défendre, un beau jour les gens ont tout laissé sur place et se sont enfuis avant que nous ne mourrions tous.
- Et ces scarabées ne viennent que la nuit ? s’enquit Zilia en baissant son arc. Pourquoi ?
- C’est à cause de leurs yeux, dit l’homme, ils doivent être éblouis le jour, et ne peuvent se déplacer que dans l’obscurité.
- Vous en savez des choses, dit Rose avec une petite pointe de provocation, vous les connaissez bien ces scarabées.
- Nous les avons observés, rétorqua le paysan, on s’était protégés dans la tour de guet du village pendant une attaque. C’est pour ça qu’on est plusieurs à oser venir ici quand il fait jour, voici ma femme et le forgeron aussi est là. Nous on avait nos cultures et lui il avait sa forge toute installée. Et puis il a de grandes ambitions, il veut se battre contre les scarabées, il pense que ces démons vont venir dans le hameau d’en bas et il ne veut plus qu’on se laisse faire. Tout le monde pense qu’il est fou. On loge dans un hameau plus bas dans la vallée, les habitants nous ont accueillis. On est tous cousins dans les villages alors ils nous ont fait de la place, on se serre les coudes dans ce pays.
- Mais nous on veut dépendre de personne, ajouta la petite femme.
- Où se trouve le forgeron ? demanda Tizian, nous allons avoir besoin de lui pour réparer nos armes.
- Vous le trouverez un peu plus bas, à la sortie du village, dit la femme.
- Comment vous appelez-vous ? interrogea Rose.
- Moi c’est Matthiole, répondit l’homme, et ma femme c’est Désie.
- Descendons voir le forgeron, dit Tizian.
Après avoir salué les paysans, ils poursuivirent le chemin qui descendait vers la vallée et entendirent soudain en contrebas les bruits caractéristiques d’une forge : coups de marteaux sur une enclume, grincements d’un soufflet en pleine activité, sifflements de l’air chaud et ronronnements du feu, et parfois éclats d’un objet plongé dans l’eau. Ils s’approchèrent et découvrirent au détour du chemin un petit atelier de fonderie rudimentaire. La porte était grande ouverte et ils aperçurent le forgeron penché sur son enclume qui travaillait. Tizian mit pied à terre et s’approcha, Zilia banda son arc et Amédée retroussait déjà ses babines et montrait ses crocs acérés.
- Hola artisan, s’écria Tizian d’une voix de stentor pour couvrir le vacarme de la forge.
L’homme visiblement n’entendait rien et continuait son labeur infernal. Tizian dut se mettre en face de lui pour qu’il lève la tête, pose le morceau de métal qu’il était en train de façonner et lâche la poignée du soufflet. Stupéfait de découvrir la compagnie armée qui se tenait devant son atelier, l’homme se redressa en gardant son marteau à la main.
- Oh mes seigneurs, vous m’avez fait peur, dit-il, j’ai cru ma dernière heure arrivée ! Que me voulez-vous ?
- Hola, répéta Tizian, nous avons besoin de vos services pour réparer nos armes et fabriquer des armures.
- Eh bien, répondit l’homme avec méfiance, c’est que je ne vous connais pas et que j’ai beaucoup de travail.
- Pour qui travaillez-vous ? nous n’avons rencontré que deux paysans dans le haut du hameau, ce village est désert ! reprit Tizian avec une menace dans la voix. Ils nous ont expliqué les attaques des scarabées.
- Comme Matthiole et Désie, j’habitais ce village avant qu’on ne parte tous, à cause des menaces, et ici c’était ma forge. Alors je viens là pour travailler, et dès que la nuit tombe, je redescends avec mon cheval. Les monstres n’attaquent que la nuit, c’est pour ça que j’ose venir quand il fait jour, et je fabrique des armes pour ceux du village, pour nous défendre si ces monstres descendent plus bas dans la vallée. Je fais aussi toutes sortes de réparations, c’est normal pour un forgeron. Mais les villageois ne veulent pas se battre, ils pensent que je suis toqué.
- Pourquoi ne veulent-il pas vous aider ? intervint Rose.
- Ils ont bien trop peur. Si nous devons affronter les scarabées, je crains de me retrouver seul, les autres partiront encore plus loin.
- Il y a vraiment besoin d’arbres de paix partout dans le monde, pensa Rose avec inquiétude. Où que je passe, je devrais planter une petite graine pour apporter la sérénité, comment ferais-je pour en avoir suffisamment, l’univers est si vaste ?
- Eh bien l’homme, nous avons du travail pour toi, dit Tizian.
- Vous voyez bien que je n’ai pas le temps, ça presse … répliqua le forgeron qui commençait à montrer des signes d’anxiété devant l’insistance de Tizian, on ne sait pas quand ces monstres vont descendre, ça peut être d’un jour à l’autre. Il faut se préparer au pire.
- Quel est ton nom forgeron ? demanda encore Tizian.
- Clotaire, pour vous servir Monseigneur.
- Alors Clotaire, poursuivit Tizian, nous avons là une grande quantité de toiles d’argent et tu vas nous fabriquer des armures dont nous avons grand besoin. En échange nous resterons ici avec toi dans le village le temps qu’il te faudra pour les forger, et si les scarabées viennent, ils tâteront de nos épées et de nos flèches. Nous en avons déjà éliminé un grand nombre dans les cavernes, alors peut-être n’en reste-t-il plus.
Clotaire regardait Tizian comme s’il avait parlé une langue qu’il ne comprenait pas.
- Vous avez tué ces monstres ? Alors vous êtes de grands soldats ? interrogea-t-il les yeux ronds.
- Absolument, répondit Tizian, tu peux te mettre au travail tout de suite, nous t’apportons des toiles.
- A vos ordres, maître, dit Clotaire en hochant la tête, sentant qu’il lui serait impossible de lutter contre la volonté de fer de Tizian.
Ombeline qui le regardait décida de le surveiller de près, et surtout de bien s’assurer qu’il ne subtiliserait pas de toiles ou d’objets qui leur appartenaient. Elle avait une confiance limitée dans ces étrangers qu’ils rencontraient au hasard de leur route, oubliant sans doute qu’elle avait été la première d’entre eux.
Tizian apporta une première pile et tendit une toile au forgeron. Clotaire écarquilla les yeux devant la matière qui était si exceptionnelle, il se mit à la caresser et à l’apprécier avec ses mains expertes.
- C’est donc vrai, dit-il, que les araignées savent tisser des toiles d’argent.
- C’est bien vrai, répondit Tizian, va donc Clotaire faire chauffer ta forge et fabrique-nous des armures dignes de ce nom.
Enfin convaincu, Clotaire se remit à l’ouvrage. Il fouilla parmi ses outils pour trouver les instruments adéquats, il choisit des pinces, des ciseaux et des griffes égarés parmi ses marteaux et ses masses, sélectionna quelques poinçons qui seraient utiles, ainsi que des brosses pour nettoyer et lustrer les toiles. Il donna un coup de pied dans son baquet d’eau pour le repousser, écarta de l’enclume tout ce dont il n’aurait pas besoin et attrapa la poignée du soufflet. Puis il assembla des morceaux de toiles pour confectionner une cotte de mailles pour Tizian.
- Combien de temps te faudra-t-il pour tout fabriquer ? demanda Tizian
- Plusieurs jours, peut-être une semaine, répondit Clotaire.
- Est-ce que quelqu’un va s’inquiéter si tu ne redescends pas ? questionna encore Tizian.
- Matthiole et Désie vont tout raconter quand ils iront au hameau. Ils diront tous que je vais mourir et que c’est normal car je suis fou, et ils en riront. C’est plus facile de rire que de résister, ils ne sont pas courageux.
- Alors vas-y, on s’occupe du reste, dit Tizian, qui avait l’intention de faire surveiller Clotaire, Zilia chargea Eostrix de la mission.
- Tu ne dois parler de cette fabrication à personne, c’est totalement confidentiel, ajouta Girolam.
- C’est entendu, répondit Clotaire.
Ils remontèrent au village et entrèrent dans la taverne dont la porte était simplement poussée. Matthiole et Désie vinrent les observer, poussèrent des cris d’effroi quand Girolam leur expliqua qu’ils allaient passer la nuit à l’auberge avec Clotaire, et s’enfuirent se réfugier chez eux.
Un feu crépita bientôt dans la grande cheminée de pierre. Girolam s’occupa des chevaux et de l’âne qui avaient besoin d’être pansés, Clotaire serait aussi mandé pour refaire des fers. Rose et Ombeline ramassèrent des légumes dans les jardins laissés à l’abandon et cueillirent des fruits sur les arbres des vergers, Poil Noir courait derrière elles en jappant et en sautant, et Zilia partit chasser avec Girolam. Zeman explorait les environs à la recherche d’herbes rares et Amédée le suivait à la trace comme pour le protéger. Olidon, épuisé par les émotions, s’était endormi sur une couche dans la salle d’auberge et Tizian gardait un oeil attentif sur toutes les activités en cours, la main sur la garde de son épée.
Quand le soir tomba, les animaux furent installés dans l’étable à côté de l’auberge, et Clotaire vint rejoindre la compagnie avec sa première fabrication. Tizian essaya la cotte en toile d’araignée, et comme par magie, celle-ci épousa aussitôt la forme de ses épaules, de ses bras et de son torse, lègère et solide, et si souple qu’il pouvait se mouvoir comme s’il ne portait pas d’armure. Girolam s’amusa à essayer de pourfendre la cotte, mais celle-ci était aussi résistante que la plus épaisse des cuirasses.
Clotaire était satisfait de son travail, tremblant de passer la nuit au village, mais heureux de partager le repas et le gîte avec ces soldats vaillants. Sa méfiance vis à vis du groupe s’était dissipée, et désormais il ressentait de l’admiration pour ces gens courageux. Tizian et Girolam se félicitaient d’être bientôt équipés de protections exceptionnelles pour la suite de leur voyage. Ils avaient presque achevé les trois quêtes préparatoires, et une fois qu’ils auraient accompagné Rose et Olidon à l’entrée du pays du Volcan, c’est leur vraie mission qu’ils devraient commencer.
Rose et Ombeline avaient mis un cochon sauvage à rôtir sur une broche, et dans la marmite faisaient bouillir des choux, des navets et des panais. Les chevaux et l’âne avaient pu se régaler de carottes crues. Une bonne odeur régnait dans la salle, et tous avaient grand faim. Cela faisait bien longtemps qu’ils n’avaient pas été dans une maison, et ils étaient surpris du confort dont ils n’avaient plus l’habitude. Ils allaient s’asseoir quand on frappa à la porte et ils eurent la surprise de voir entrer timidement Matthiole et Désie.
- Nous avons eu honte de notre peur. Et puis savoir que Clotaire allait rester, ça nous a donné du courage …, dit Matthiole.
- Entrez donc, venez partager notre repas, il y en a bien assez pour tous ! répondit Rose.
- Vous croyez que les monstres vont venir cette nuit ? demanda Désie d’une toute petite voix.
- Nous sommes prêts à les accueillir, dit Tizian.
Malgré la tension palpable, le repas fut gai, ils avaient déniché dans une cave sous la maison des bouteilles de vin clairet et de la bière qui ajoutèrent du bien être à la bonne humeur.
Olidon joua de la guiterne devant le feu, et ceux qui voulaient chanter reprenaient les mélodies. Matthiole et Désie se serraient l’un contre l’autre, dévorés de peur mais se donnant du courage mutuellement, fiers de ne pas avoir été lâches. Clotaire se sentait à l’aise avec ces gens qui ne ressemblaient en rien aux gens de son village, mais il redoutait la nuit et les scarabées bleus. Ils se trouvèrent chacun un coin pour dormir, les chambres de l’auberge furent réservées pour les filles. Même Zilia qui ne voulait pas d’un traitement de faveur apprécia de s’allonger sur une couche.
La nuit fut calme, ils montèrent la garde tour à tour, et aucun scarabée géant ne vint troubler le sommeil des guerriers et des villageois. Les scarabées avaient peut être bien été exterminés comme l’avait suggéré Tizian.
Les jours suivants se déroulèrent sans heurts et le nombre d’armures terminées augmentait régulièrement. Il y eut assez de toiles pour tous, et il en resta suffisamment pour que Clotaire puisse fabriquer sa propre cotte de maille. Le forgeron, soutenu par ses compagnons, ressentait une certaine euphorie tant il se sentait utile et valorisé, il avait presque envie de faire revenir les habitants dans leur village. Matthiole et Désie avaient fini par apprendre ce que fabriquait Clotaire dans sa forge. Enhardis par la présence des guerriers, ils ne retournaient plus dans la vallée. La menace d’une attaque des scarabées bleus s’évanouissait de jour en jour.
Cependant le dernier soir, alors que toutes les cottes de mailles avaient été forgées, même celle de Clotaire, et qu’ils finissaient le repas dans la salle de l’auberge, un bruit de course effrénée leur parvint depuis le haut du village.
- Les scarabées ! hurla Clotaire avec effroi. Je vous l’avais dit, c’est dangereux ici, ils vont nous massacrer.
- Ils arrivent, ils arrivent !
Matthiole et Désie poussaient des cris aigus et se collaient l’un à l’autre comme pour se protéger mutuellement.
Les compagnons enfilèrent leurs cottes de mailles, Tizian et Girolam saisirent leurs épées, Zilia son arc et Ombeline sa dague dans une main et un tison dans l’autre. Zeman avait déjà plongé ses mains dans ses poches et ses manches pour en sortir les potions et onguents de guérison. Amédée et Eostrix étaient sur le qui vive, tandis que Rose, Olidon et Poil Noir restaient en arrière pour ne pas gêner les combattants. Clotaire enfila lui aussi sa cotte de mailles et prit l’un de ses marteaux dont il ne se séparait jamais.
Ils sortirent devant l’auberge et virent arriver à grande vitesse les scarabées qui semblaient rouler sur leurs carapaces plutôt qu’avancer sur leurs pattes. Le combat commença dès que le premier insecte vint au contact, il tomba sous les coups redoublés de Tizian et Girolam, Ombeline assommait tout ce qui passait à côté d’elle, Amédée enfonçait ses crocs dans les antennes ou les pattes, et Eostrix attaquait les yeux globuleux de son bec acéré. Clotaire se lança à son tour et donnait des coups de marteaux en faisant tournoyer son bras à grande vitesse. Comme il était très musclé grâce à son travail de forgeron, ses coups portaient et les carapaces des scarabées étaient cabossées de tous côtés, et plus il donnait des coups plus ses forces se décuplaient et il finit par tuer des scarabées d’un simple coup.
Les cottes de mailles étaient soumises à rude épreuve, mais résistaient aux coups, Zeman courait partout, donnant ses potions et passant ses onguents sur les blessures. Rose et Olidon achevaient les scarabées blessés par des coups de tisons qu’ils avaient pris dans la cheminée. Matthiole et Désie avaient osé sortir de l’auberge, la petite bonne femme tentait d’assommer les scarabées avec une énorme louche tandis que Matthiole semblait paralysé par la peur.
Le combat dura longtemps, dès que le nombre de scarabées semblait diminuer, d’autres monstres arrivaient et la bataille reprenait de plus belle. A la longue, les forces des combattants s’amenuisèrent, ils étaient fatigués et Zeman dut sortir des potions d’énergie pour les requinquer. Lorsqu’enfin l’afflux de nouveaux scarabées se réduisit puis s’arrêta, le jour pointait. Les derniers survivants parmi les insectes s’enfuirent vers la montagne car ils ne supportaient que l’obscurité.
- Ils reviendront, dit Tizian, nous devons partir avant ce soir. Nous avons combattu toute la nuit et nous ne les avons pas exterminés, nous ne pouvons pas les battre, ils sont trop nombreux.
- Nous sommes prêts, nous avons toutes les cottes de mailles, renchérit Girolam, préparons-nous tout de suite.
- Où est Matthiole ? gémit soudain Désie qui cherchait son époux partout.
Tous se mirent à soulever les cadavres des scarabées morts et découvrirent le corps de Matthiole qui gisait sans vie, écrasé par les insectes démoniaques. Désie se mit à hurler et à pleurer en même temps.
- Je le savais, disait-elle entre deux hoquets, nous aurions dû partir, il ne serait pas mort. Pourquoi ne m’a-t-il pas écouté ?
- Vous ne vouliez pas rester ? demanda Rose
- Si je voulais, répondit Désie qui ne savait plus ce qu’elle disait, mais si j’avais su qu’il mourrait, j’aurais dit non … ah quel malheur ! et la pauvre petite femme essuyait ses larmes et se mouchait dans son tablier.
- Nous devons partir Désie, nous allons enterrer Matthiole dans son cher village avant de partir et Clotaire vous descendra au hameau, chez vos cousins.
Désie hochait la tête sans comprendre, sa douleur se mêlait à sa peur et elle était incapable de penser à quoi que ce soit de rationnel.
La cérémonie fut brève, Clotaire creusa un trou dans le pré où les villageois inhumaient leurs morts. Le corps de Matthiole fut déposé à même la terre et recouvert d’un monticule de pierres.
Avant de partir, ils vérifièrent leurs armes et leurs armures, tandis que Zeman soignait les dernières blessures. Puis ils récupérèrent les montures à l’abri du combat dans l’étable dont les fers avaient été changés, et chargèrent leurs affaires et toute la nourriture qu’ils pouvaient emporter. Enfin ils vinrent dire au revoir à Clotaire et à Désie.
- Je viens avec vous, dit Clotaire, je ne reste pas devant ce tas de scarabées mangeurs d’excréments morts. Moi aussi j’ai ma cotte de mailles, je vous suivrai au bout du monde. Dans mon village, on ne m’attend pas. Je vais chercher mon cheval, il est dans un petit appentis à côté de la forge.
- Je viens moi aussi, ajouta à la grande surprise de tous Désie, dont les yeux étaient rougis par les larmes, je n’ai plus personne ici, je ne veux plus revoir ce village où Matthiole est mort. Emmenez-moi avec vous, je me rendrai utile, je sais faire la cuisine, je sais coudre et faire des chaussures, je sais aussi trouver les herbes, et je suis drôle quand je n’ai pas peur. Ne me laissez pas.
- Je te ferai une petite cotte de mailles, répondit Clotaire, il me reste quelques chutes de toiles.
Tizian et Girolam se regardèrent, ils approuvaient la décision du forgeron, ils s’étonnaient d’avoir fait autant d’émules depuis leur départ du pays de Phaïssans. Clotaire avait prouvé sa bravoure et il ne serait pas de trop pour la suite du voyage. Ils étaient moins certains de la présence de Désie qui semblait avoir peur de tout, mais ils se souvinrent qu’elle avait donné des coups de louche aux scarabées. Zeman leur fit une grimace de désapprobation, mais comme il était de caractère ombrageux ils n’y prêtèrent pas attention. Alors il s’approcha des deux frères.
- J’ai un mauvais pressentiment pour cette Désie, murmura-t-il, mon pouvoir divinatoire ne me fait présager rien de bon. Cette femme ne me plait pas, elle est revêche et ne fera que nous retarder par ses récriminations.
- Nous ne pouvons l’abandonner, répondit Tizian, son mari est mort, que deviendrait-elle toute seule ?
- Elle peut rester avec ses cousins, rétorqua Zeman qui semblait assez furieux, elle va nous encombrer.
- Oui, mais elle ne veut pas. Un peu de compassion, Zeman, dit Girolam.
- Très bien, fit Zeman avec mauvaise humeur, on n’est pas écouté ici.
Le forgeron revint chevauchant sa monture, un cheval gris pommelé qui se nommait Aquilon. Il avait attaché un deuxième marteau à sa selle, ainsi qu’un sac d’outils pour réparer des armes. Il hissa Désie sur le dos d’Aquilon. Rose grimpa sur le cheval de Tizian, et ils s’élançèrent, abandonnant à leur tour le village maudit.
De ce côté-ci du pays d’Argent les pentes étaient douces, aussi purent-ils mettre les chevaux au galop sur des chemins larges, seuls Olidon suivait péniblement sur son petit âne et Ombeline ménageait Bise encore convalescente. Tizian tenait à mettre la plus grande distance entre eux et les scarabées, le plus vite possible. C’est pourquoi, ils dépassèrent le hameau des réfugiés du village sans s’arrêter et poursuivirent leur course à vive allure. Clotaire jeta un dernier regard sur son passé et éperonna son cheval pour continuer sans regrets vers d’autres horizons. Raide comme un bâton sur le dos d’Aquilon, Désie ne détourna même pas la tête.
Rose était heureuse de voyager en compagnie de Tizian. Elle ressentait sa force et sa puissance alors qu’ils se touchaient à peine sur le dos de Borée. Tandis qu’ils chevauchaient en tête du cortège, Tizian lui parla enfin de ce qui lui tenait à coeur depuis leur rencontre avec les ours.
- Je t’ai reconnue tout de suite Rose, tu viens du château de Xénon. Tu étais plus jeune quand je t’ai vue la première fois, mais tes yeux ne peuvent pas me tromper. Comment es-tu venue ici ?
- Je te l’ai dit, je cherche l’arbre de paix, je veux sauver ses graines car il est en train de mourir, répondit Rose.
- Et comment le sais-tu ? interrogea Tizian, intrigué.
- C’est Generibus, mon maître, celui qui m’a tout appris, qui l’avait écrit avant de brûler vif. Il l’avait lu dans ses archives et l’avait consigné sur un papier que j’ai trouvé à sa mort.
- Generibus, n’était-ce pas le vieux généalogiste qui vivait reclus ?
- En effet, on ne le voyait pas beaucoup, il se cachait dans sa bibliothèque. C’est lui qui avait repéré l’emplacement de l’arbre de paix sur le volcan.
- Et tu dis qu’il est mort ?
- Sa bibliothèque secrète s’est entièrement consumée, toutes les archives ont été détruites, sauf quelques bouts de papier que j’ai pu sauver. Mais lui a été asphyxié et brûlé, je l’ai trouvé mourant, il était impossible de le sauver, c’était trop tard.
- Quelle horrible fin pour un vieil homme !
- Il a souffert énormément, mais le pire peut-être c’est quand il a compris que la totalité de ses trésors avait disparu, tous ses arbres généalogiques, le travail de toute sa vie. Il pleurait tandis qu’il agonisait. Il n’a pas pu achever son oeuvre, il voulait destituer Xénon en prouvant qu’il est illégitime.
- Voilà une drôle d’histoire, s’étonna Tizian. Et pourquoi voulait-il s’en prendre à mon père ? Il est vrai que Xénon est un tyran et qu’il est justifié de le haïr. Mais manoeuvrer pour le destituer en se basant sur une théorie infondée, c’était de la folie, c’est un crime passible de mort. Generibus jouait avec sa vie, s’il s’était fait prendre, c’était la prison et l’exécution sans autre forme de procès.
- C’était le but de toute sa vie ! Il voulait faire cesser les guerres en remplaçant Xénon par un roi plus juste.
- C’était une cause louable, mais de la folie tout de même. Et il est mort, pauvre homme, justice a été faite par le feu purificateur. Et toi qu’as-tu fait après ?
- Même si à Phaïssans les combats se sont arrêtés après votre départ, il y a trop de guerres dans le monde, il faut les faire cesser. Je n’avais plus rien à faire au château sans Generibus, il avait fini son enseignement. Alors je suis partie à pied un beau matin pour chercher et sauver l’arbre de paix, et sur la route j’ai rencontré Olidon. Depuis nous cheminons ensemble, c’est agréable d’avoir un véritable ami. J’ai mon chien aussi, c’est un fidèle compagnon.
- C’est une bien belle histoire, Rose, dit Tizian, et un bien grand honneur de connaître une femme aussi noble que toi.
- Tu te moques de moi, Tizian, dit Rose.
- Pas du tout, j’ai beaucoup d’admiration pour toi, et tu le sais.
- Depuis mon départ, j’ai compris que les guerres sont partout et que ma quête de la paix est universelle, poursuivit Rose.
- Tu as hélas raison, notre mission en est la preuve, répondit Tizian.
- Et toi, que vas-tu faire maintenant ? demanda Rose
- Nous allons poursuivre notre quête et trouver le moyen d’arrêter la folie du magicien Jahangir, qui veut détruire notre monde, répondit Tizian.
- Et tu reviendras ensuite ?
- Je ne sais pas, avoua Tizian, mon père nous a envoyés en mission pour que nous ne revenions jamais à Phaïssans. Je mourrai peut être là bas.
- Oh, je n’en crois rien, dit Rose, tu es si vaillant, et toi aussi tu défends une noble cause, tu veux protéger les gens. Nous faisons le même combat.
- Cà ne suffit pas d’être courageux et plein de bons sentiments pour vaincre un serpent venimeux comme Jahangir, qui défie toutes les lois connues et utilise une magie destructrice, répondit Tizian qui à chaque évocation de la traîtrise du magicien sentait la colère faire vibrer tout son être.
Ils poursuivaient leur conversation, et les autres cavaliers avançaient derrière eux. Amédée et Poil Noir couraient sans cesse autour d’eux, tandis qu’Eostrix, à l’abri sur l’épaule de Zilia avait fermé les yeux et dormait.
- Traverserons-nous encore des marais pour sortir du pays d’Argent ? s’enquit Olidon qui n’avait pas envie de s’aventurer à nouveau dans les marécages du territoire maudit.
- Sur la carte, répondit Girolam dont le cheval caracolait à côté du petit âne, il y a une bande fine imprécise qui délimite la frontière. Il n’est pas certain que ce soit aussi dangereux que le marais par lequel vous avez pénétré dans le pays d’Argent.
- Il faut en sortir, quelle que soit la configuration du terrain, ajouta Tizian, reprenons courage, nous avons vaincu les scarabées bleus, ce n’est pas un marécage fangeux qui va nous arrêter.
- Oh, ce ne sont pas des marais bien méchants, dit Désie.
- Tu es déjà venue ici ? demanda Zeman.
- Non, répondit Désie, mais tout le monde les connaît.
Olidon n’était pas aussi confiant que Tizian, mais il hocha la tête en signe d’assentiment lorsqu’il entendit le commentaire de Désie.
Quand ils parvinrent un plus tard à la frontière du pays d’Argent, ils réalisèrent que les marais étaient presque asséchés et que des zones de vase molle entourées de roseaux et d’iris jaunes séparaient des étendues sablonneuses qu’il était facile de franchir.
Le sol s’élevait ensuite, formant des monticules de sables couverts d’ajoncs et d’oyats au delà desquels on entendait un roulement incessant. Lorsqu’ils eurent escaladé les dunes, ils découvrirent une plage qui descendait en pente douce jusqu'à une frange d’écume mousseuse, et au delà, la vaste étendue de l’océan finissait par toucher le ciel à l’horizon.
Devant tant de beauté, tous restaient muets et leurs regards étaient fascinés par le mouvement incessant des vagues. Le jour déclinait et tout le ciel se teintait d’orange, le soleil devenait une boule de feu et tous les rayons se fondaient dans la brume légère du soir, s’étirant jusqu’à l’infini.
- Passons une dernière nuit ensemble ici, dit Zilia, je n’avais jamais vu la mer, je ne peux pas détacher mes yeux de ce paysage. Moi qui ne connaissais que les ténèbres, je découvre un monde que j’ignorais et j’en suis bouleversée.
Zilia montrait rarement autant de sensibilité, aussi personne ne discuta son souhait. Ils n’eurent pas besoin de se concerter, ils mirent pied à terre et installèrent le camp pour la nuit. Il fut facile de trouver du bois flotté pour faire un grand feu, et ils ramassèrent des crabes et des coquillages pour leur repas. Ils firent marcher les chevaux dans l’eau, puis quand il fit tout à fait noir, ils dormirent à la belle étoile, les yeux tournés vers le ciel constellé, écoutant le flux et le reflux des vagues comme une musique céleste. Même Olidon n’eut pas envie de jouer de la guiterne et préféra se laisser bercer par le bruit de la mer. Désie n’ouvrit pas la bouche et s’endormit la première.
Dès le matin, ils repartirent vers le nord et longèrent l’océan. La côte était accidentée et émaillée de rochers et falaises, et ils aperçurent bientôt la bande de terre qui s’avançait au milieu des flots et rejoignait le pays du Volcan. Ils avaient tous le coeur serré à l’idée de se séparer après les aventures vécues ensemble, mais Rose était déterminée et rien n’aurait pu la faire changer d’avis.
Lorsqu’ils arrivèrent à l’extrémité de l’isthme, ils se firent des adieux rapides, aucun d’eux ne souhaitait prolonger le moment douloureux. Tizian ne pouvait se résoudre à laisser partir Rose seule à l’aventure et resta quelques derniers instants seul avant de repartir, oscillant entre colère et résignation. Il regardait la jeune fille et Olidon s’éloigner sur l’étroit chemin, tenant Fleur de Coton par les rênes, tandis que Poil Noir gambadait autour d’eux.
- J’espère qu’ils réussiront, se disait-il, puissions-nous nous revoir tous un jour.
Lorsque les petites silhouettes furent devenues des points noirs dans le lointain, Tizian mit Borée au galop pour rejoindre les autres qui l’avait devancé. Il aperçut Amédée qui courait à ses côtés, la gueule grande ouverte et qui le regardait comme s’il riait.
- Toi, tu n’es pas un loup ordinaire, lui cria-t-il, tu sais mon chagrin.