Chapitre 12

Par Gaspard

Le ciel commence tout juste à s’éclaircir lorsque je reçois enfin l’appel de Senga. Il ne dit rien, il sait qu’il n’a plus rien à dire ; il irradie de tant de soulagement que j’ai toutes les peines du monde à ne pas rire aux éclats.

 

*

 

La nuit a été rude.

Après les singes, après une courte sieste – un trou noir de pure absence, j’étais reparti à la recherche des deux gamins avec, chevillée au corps, l’absurde certitude qu’ils n’étaient pas dans mes parages. Plus loin peut-être, ou nulle part, mais pas ici. Bien entendu, mon esprit scientifique ne pouvait se fier aveuglément à un tel pressentiment et j’avais continué jusqu’au matin à explorer toutes les possibles cachettes de Paris. Pourtant, je dois admettre que je n’en attendais rien ; sans doute l’épuisement avait-il pris le contrôle de ma psyché. Cependant que je farfouillais de mes membres aux muscles endoloris les sous-bois de l’hybride sylve parisienne, je n’espérais que l’appel de Senga et, à mesure que le temps s’écoulait et que je voyais sur la carte de Paris les zones d’ombre s’amenuiser toujours plus, une chape de morosité s’était abattue sur mes épaules.

Arrivé aux pieds de la Tour Eiffel et notant que personne ne l’avait encore explorée, je m’étais engagé dans son escalade en diagonale sans y croire.

Il y a une limite à l’intrépidité et à la désobéissance dont sont capables les enfants doués d’un peu de sens commun, un groupe dont Mélissa et Chris m’avaient assurément paru faire partie. Leur couple m’avait semblé une association du genre à faire pencher la balance vers un excès, plutôt que vers une absence, de précautions : l’un houspillant l’autre à la moindre incartade, l’autre manquant de l’indépendance nécessaire pour faire fi de la désapprobation du premier.

Or, traverser la Seine par ce que certains appellent désormais le Pont aux Araignées est, de l’avis général, l’aventure la plus dangereuse qu’on puisse entreprendre à Paris ; la fameuse structure de l’ancienne Tour, en tombant sur le côté dans des circonstances inconnues au cours de la Décennie chaotique, a subi des dommages effroyables. Elle sert désormais de tuteur bancal a une flore parasite et touffue dont les feuilles redoublent d’ingéniosité pour aller recueillir les bienfaits des rayons du soleil et dont les racines plongent dans le vide jusqu’au fleuve en contrebas pour y puiser les nutriments essentiels à leur survie. Cette végétation, bien qu’elle confère à l’œuvre de Monsieur Eiffel une beauté post-apocalyptique particulièrement à propos, pèse de tout son poids sur le squelette mité, déjà bien fragile, de la Vieille Dame, couchée là par le souffle d’on-ne-sait-quelle explosion titanesque. Ce n’est qu’une question d’années, peut-être de mois, avant que l’ensemble ne s’effondre par son milieu.

Des poutres géantes s’en détachent régulièrement ; ces chutes solitaires et imprévisibles, ponctuées des chocs assourdissants du métal s’écrasant contre le métal, provoquent parfois de véritables avalanches de fer. Paris pleure, dit-on, pendant 7 jours et 7 nuits, après chacun de ces déluges meurtriers, leurs échos gémissants pris au piège dans le labyrinthe du cadastre de l’ancienne capitale, rebondissant indéfiniment d’une paroi à l’autre de ses artères creuses.

Tous les enfants de Tremble-la-Blanche ont une conscience aigüe de ces dangers pour côtoyer quotidiennement, et chérir, plusieurs rescapés de ces accidents. Tout le monde dans la cité a déjà entendu à maintes reprises l’histoire tragique de Sybilla, la tante de mon ami Huni et notre spécialiste en théologie, qui, alors qu’elle tenait l’homme qu’elle aimait par la main et que celui-là était penché à l’extérieur de l’armature de la Tour pour observer le paysage, se l’est vu arraché sans le moindre avertissement de son emprise et de sa vie, avec la moitié de son bras, par un débris de la taille d’une voiture.

Senga, qui jouait ce jour-là, par hasard, dans les environs du mycoport, raconte parfois avec une grande émotion le retour de la jeune femme, effondrée dans les gros bras de Maxwell ; ses sanglots si violents qu’elle semblait chaque fois sur le point de rendre gorge, son visage, livide d’avoir perdu trop de sang, crispé en une grimace de souffrance indescriptible, sa robe désormais écarlate, qu’elle avait déchirée pour faire un garrot autour de son moignon, et qui dévoilait impudiquement un sein dont la douce rondeur et la blancheur immaculée, à peine griffée d’une fine éraflure carmin, tranchait de manière incongrue avec l’horreur du tableau, comme une rose pâle au milieu d’un charnier. Et son regard, hanté, morbide, perdu dans les limbes hideuses de son cauchemar devenu réalité.

Son corps avait été sauvé le soir même, bien qu’il soit passé à un fil de la mort, en revanche il avait fallu plusieurs années de soins et d’attentions continuels pour rendre à son esprit brisé joie et indépendance.

Aujourd’hui encore, lorsqu’elle parle de nos croyances et de celles de nos ancêtres quant à un possible au-delà, lorsqu’elle aborde l’hypothèse de la survivance de nos âmes à nos enveloppes terrestres, sous quelque forme que ce soit, il lui arrive de s’interrompre dans son récit pour lever les yeux au ciel, toucher l’écorce d’un arbre, écarter un peu les bras ou pencher la tête sur le côté, toujours avec ce léger sourire aux lèvres, comme à la recherche d’une couleur, d’une note ou d’une caresse que son compagnon lui ferait transmettre par l’entremise du monde.

Les cours qu’elle donne constituent des moments très doux, idéaux pour offrir aux enfants, de la Cité et d’ailleurs, une première approche rassurante des notions de fini et d’infini.

 

*

 

— Alors comme ça, on profite d’une expédition de secours pour devenir une star ?

À l’appel de Senga, j’ai interrompu nette ma périlleuse escalade et me suis improvisé un fauteuil du nœud de fer, de feuilles et de bois qui me semblait, parmi la dizaine qui s’offrait à ma vue, le plus sûr. Ma combinaison d’entrave compense les bosses noueuses des racines en remplissant leurs interstices de petites bulles d’air, si bien que je suis confortablement installé. J’ai tendu mes jambes devant moi, sur les vestiges d’une poutre amputée pointant vers Notre-Dame, au-dessus de laquelle le soleil ne devrait pas tarder à apparaître.

Des décharges engourdies traversent mon corps fourbu à intervalles réguliers. Je suis exténué. Je pourrais fermer les yeux et dormir trois jours d’affilée. Les conditions parfaites, dirait mon maître Askeladd, pour travailler ma solidité en profondeur.

— De quoi tu parles ?

Le monde intérieur de Senga pétille tant il est joyeux ; on dirait une mer de champagne au crépuscule.

— T’es sérieux, Artyom ? Tu n’as pas regardé les audiences de ta transmission d’hier soir ?
— Non … Pour tout te dire, je l’avais même complètement oubliée. Pourquoi, des gens l’ont suivie ?!

Mon ami, incrédule, répète mes paroles.

— Des gens ? Art’, au plus fort du rêve de celle qu’on appelle désormais Big Mama, plus de 120 000 personnes étaient connectées ! Et à l’heure où je te parle, ton aventure a été visionnée par presque un million de nos concitoyens. Le monde ne parle que de toi !

Un instant, je me demande si je ne me suis pas évanoui de fatigue dans ma toile d’araignée bio-métallique et suis en train de rêver cette conversation. J’ai du mal à y croire.

— Mais pourquoi ? Je veux dire, je comprends que l’aventure ait pu intéresser ceux qui sont tombés dessus par hasard, mais pourquoi tant de monde s’est inquiété de ce que je faisais cette nuit ? Je suis un notoire inconnu !
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu es tout sauf un inconnu. Dois-je te rappeler que tu as annoncé en direct devant la moitié de la planète que tu allais résoudre pour l’humanité une énigme que t’avait personnellement confiée Iori, l’homme le plus célèbre, le plus suivi et le plus aimé du monde ? Tu pensais que personne n’allait se renseigner sur toi après ça ? Tu es bien naïf, mon petit gars. Tu étais déjà une célébrité avant ton coup d’éclat d’hier soir : l’élu choisi par Iori, le fils d’Yseult, sans qui nous connaitrions peut-être la famine, l’unique disciple d’Askeladd l’inflexible, le chevalier blanc venu à la rescousse de la jolie Luciole …
— Luciole n’a jamais eu besoin que je …
— L’amoureux transi de la courageuse et inatteignable Luciole, le jeune homme qui s’est retenu d’utiliser sa Graine pendant presque un an, une liste impressionnante à laquelle il convient désormais d’ajouter : le sémillant aventurier qui s’infiltre dans le cœur des guenons. Je te l’ai dit, Artyom, tu es devenu une star ; la rumeur court que Iori en personne t’a suivi en direct et que les hautes instances de la Guilde des Sceptiques veulent te parler ! Je suis étonné que tu aies accepté de discuter avec ton vieux plouc de pote.

Sur quoi, pendant que je me gratte la tête, il se marre.

Cela fait beaucoup d’informations à digérer. Trop pour l’état dans lequel je suis.

Au loin, une fine tranche jaune pâle bégaye un deuxième horizon.

Je préfère changer de sujet pour le moment.

— Dis, Senga, comment vont les gamins ? Qui les a retrouvés où ?
— Florent et Huni, pas loin de Saint-Lazare, au fond d’un vieil éboulement dont le trou était couvert par du lierre. Le piège parfait. Heureusement, il n’y avait pas de pics acérés à la réception. Mélissa et Chris sont tombés en même temps, une chute de 3 mètres, et le bonhomme s’est cassé la cheville à l’arrivée. Mélissa aurait peut-être pu remonter si elle l’avait vraiment désiré mais elle ne voulait pas laisser Chris seul, même dix minutes. Elle est encore avec lui maintenant. C’est le grand amour ...
— On se demande grâce à qui, vieux manipulateur !

Senga rigole doucement.

Un détail me chiffonne.

— Qu’est-ce que Huni faisait à Saint-Lazare ? Tu ne m’as pas dit qu’il était avec Amandine et qu’ils ratissaient vers le Champ-de-Mars, comme toi et moi ?
— Si. Mais il a fait n’importe quoi, comme d’habitude : vers 2h30 du matin, il a décidé qu’il en avait marre de son quartier et a annoncé à la cantonade qu’il allait chercher différemment. Comme c’était lui, on a laissé couler. J’ai chargé Amandine de s’occuper des zones que Huni avait abandonnées sans y avoir ne serait-ce que jeté un œil. Pendant ce temps-là, cet hurluberlu a disparu des radars. À 3h30, il a envoyé ce message : « Au bout du pont, un gros matou poussiéreux m’a demandé de le suivre ». À 4h40 : « La mignonette avait des ailes, si lourdes qu’elle coula ». Et à 5h15 : « Florent, tu peux semer tant que tu veux, cette terre restera stérile. J’ai ta sacoche. » Ce à quoi, le concerné a répondu qu’il n’avait rien semé du tout et que sa sacoche pendait présentement à son épaule. Huni a répliqué : « Viens donc là me dire ce que je regarde ». Florent y est allé ; Huni lui a montré la bandoulière qui dépassait d’un tas de racines.

Senga rit encore.

— Tu devrais écouter Florent quand il le raconte. Le moment où il a réalisé ce qu’il avait sous les yeux et qu’il ne savait pas s’il devait embrasser ou frapper Huni. À qui il ne semble même pas être venu à l’esprit qu’il avait pu trouver les enfants. Il est resté à 10 mètres d’eux, pendant 15 minutes, à se curer le nez pendant que Florent arrivait.

Je pousse un long bâillement et me frotte les yeux.

— Ce type est dingue. Et génial. Il a réussi une fois de plus à être le partenaire abruti du héros du jour …
— T’es marrant, toi. Florent a assuré, c’est vrai, mais le héros du jour, j’ai bien peur que ça ne soit son Altesse Artyom.
— Dis pas de bêtise. Aucune aventure ne peut valoir deux vies humaines.
— Vrai.

Je m’allonge un peu plus dans mon fauteuil improvisé et me laisse emporter par les visions apaisantes qui émanent de Senga. Le marécage boueux a été remplacé par un champ de fleurs caressées par une brise d’été.

— Bon. Tu dois être bien rassuré. Les enfants ne t’en veulent pas ? Et leurs parents ?
— Non. Tout le monde a été très compréhensif. « Plus de peur que de mal », qu’ils disent. « Un petit os brisé contre une amitié inébranlable, ça vaut le coup ». Ce genre de choses. Si la sacoche de Chris n’était pas restée accrochée en haut, si Mélissa n’était pas tombée sur la sienne, ils auraient pu nous contacter avec leurs sensilles. « Un malheureux concours de circonstances dans lequel tu n’as quasiment aucune responsabilité. »
— Je vois le genre. Ce sont des gens bien. Et toi ? Tu ne t’en veux pas trop ?
— Ça va. Me sentir coupable ne changerait rien à rien. C’est une expérience dont je dois me servir pour m’améliorer. Il faut que j’apprenne à mieux maitriser mes idées spontanées, que je réfléchisse plus globalement qu’aux seules vertus éducatives. J’aurais sans doute dû les accompagner ; ma présence, bien dosée, n’aurait pas empêché leur rapprochement, tout en assurant leur sécurité.
— Peut-être, oui. Mais, avec toi à leurs côtés, ils n’auraient jamais pu atteindre le degré de complicité qu’ils ont acquis aujourd’hui. Je crois surtout que nous sous-estimions tous la dangerosité de l’environnement parisien. Tu croyais leur offrir une parenthèse d’indépendance et d’aventure dans un milieu relativement sûr quand, en vérité, nous sommes encore loin de connaître et encore moins de comprendre, l’écosystème qui s’est mis en place ici. Nous nous sommes tous montrés orgueilleux, Senga.

Je sens les implications de mes paroles modifier le paysage intérieur de mon ami. C’est une expérience puissante et fascinante. Je vois ses idées épouser des formes nouvelles à la vitesse à laquelle son intelligence absorbe, modifie ou rejette mes propos. Tel mot produit tel effet, telle phrase telle réaction, tel ton dessine telle courbe ; je sculpte un océan.

Mais cet océan est Senga, mon plus cher ami.

Quel pouvoir terrifiant ai-je acquis là ?

Encore une fois, je décide de changer de sujet.

— Tu m’as dit tout à l’heure que la Guilde des Sceptiques voulait peut-être me parler. Pourquoi ce bruit circule-t-il ?
— Je n’ai pas encore vu ta transmission, alors je ne peux pas te dire exactement mais il parait que tu as réussi à percevoir les émotions et les pensées d’un singe ?

Je réfléchis une seconde.

— Oui, pendant son rêve, je sentais clairement ses émotions. Et sa colère aussi, au réveil, c’est vrai.
— Eh bien ? Que te faut-il de plus pour attirer l’attention des Sceptiques ? La Graine permet d’infiltrer le corps d’un homme mais laisse normalement son cœur tranquille. Or, non seulement tu as pénétré dans le crâne de cette guenon bien plus profondément qu’il ne devrait être possible de le faire mais, par-dessus le marché, tu as partagé cette expérience avec des milliers de gens !

J’acquiesce de mon côté. Je vois très bien comment mon aventure a pu chambouler la vision des choses de beaucoup de monde.

— Tu as raison mais franchement, je ne m’attendais pas du tout à ça. Je voulais juste faire un essai, pour moi seul ou quelques amis proches, pour voir à quoi ça ressemblerait.
— Et pourtant, tu as laissé un accès libre à ta transmission, Art’. Tu avais toutes les cartes en main pour prévoir les conséquences de tes actes. Quand la modestie commence à empiéter sur la lucidité, ce n’est jamais bon. « Aie une conscience juste de ta pesanteur », ce n’est pas un des préceptes de base de la Voie de la Solidité ?
— Si.
— Alors sois digne d’Askeladd, avorton, et ne fuis pas tes responsabilités. Je dois te laisser. Je veux passer voir les familles de Mélissa et Chris avant d’aller me coucher. On essaye de diner ensemble ou quelque chose comme ça ?
— Quelque chose comme ça. Rentre bien, mon pote.

Et me voilà seul derechef.

Le soleil, quoiqu’invisible encore derrière les bâtiments de la rive gauche, s’est enfin hissé par-dessus ma ligne d’horizon. Des couloirs lumineux quadrillent d’or la brume matinale qui s’évapore de la jungle parisienne. Les strates supérieures du brouillard s’effilochent sous le vent en volutes graciles dont les pointes parviennent parfois, elles aussi, à intercepter un faisceau de photons, coiffant alors la ville d’un jeu indécis de crêtes scintillantes.

Derrière moi et tout autour, la Tour Eiffel se réveille avec force grincements. Elle s’étire, elle vibre, les atomes de sa structure métallique se dilatant à mesure que la température de l’air monte, ses poutres se déplaçant de façon imperceptible dans les bras noueux des vignes qui les enserrent, sa carcasse mourante s’affaissant encore un peu plus, comme chaque matin, vers son inévitable sépulture : les eaux entremêlées de l’Atlantique et de la Seine.

Celles-ci ondulent paisiblement. Une poignée de requins pèlerins y engloutissent leur première pelletée de planctons de la journée ; leurs ailerons géants et courbes constellent de noir la surface mordorée de l’estuaire, dans laquelle se reflètent les prouesses pyrotechniques quotidiennes d’Hélios.

Le lent ballet glouton de ces pachydermes aquatiques me berce agréablement.

Quelle fabuleuse majesté réside dans la marche automatique de certains grands animaux sauvages ! À les observer ainsi, imperméables aux révolutions de la vie terrestre, répétant sans cesse, de générations en générations depuis la nuit des temps, les mêmes gestes, les mêmes trajectoires, les mêmes vies que les premiers d’entre eux, j’ai l’impression d’assister à un phénomène aussi intemporel, formidable et tellurique que la naissance d’une étoile.

Cette adéquation au cycle universel, l’humanité en est, par nature, incapable. Nous sommes des créatures orphelines qui, par leur inventivité fiévreuse, tentent de conquérir une impossible indépendance. Au moins avons-nous désormais nos Graines pour être reliés à la nature et les uns aux autres. Mais je me crois capable de comprendre, lorsque je suis le témoin d’une harmonie supérieure comme celle qui s’expose en évidence devant mes yeux, pourquoi nos ancêtres étaient si pleins des désirs de posséder et d’appartenir.

Ils voulaient recréer leur propre système solaire. Ils voulaient pouvoir tourner autour d’une cause, peu importe laquelle, une religion, une nation, une philosophie, une équipe de sport, qui dépasserait par son envergure leur petite existence, et avoir quelques satellites de moindre importance sous leur responsabilité, une maison, un travail, une famille.

L’Homo Sapiens Sumbiosis d’aujourd’hui n’a plus besoin de tels artifices. Notre lien d’appartenance à l’espèce et à l’écosystème est physiologique. Nos manques constitutifs sont comblés avant même notre naissance. C’en est fini pour nous de la cruelle condition des nourrissons mammifères qui viennent au monde en solitaire ; la sève immatérielle de l’Arbre nous fait éclore en bourgeons interconnectés.

Un temps passe pendant lequel je visualise, en surimpression du paysage, s’épanouir des fleurs aux dessins compliqués. Derrière mes paupières mi-closes, mon regard circule de l’une à l’autre tandis que j’essaye de les associer à certains de mes camarades. Je repère ma sœur, mignonne, combattive, Askeladd, droit comme un i et hérissé d’épines, Senga dont les pétales rayonnants protègent et nourrissent ceux qui l’entourent, Huni, tout en trompe-l’œil, si bizarre qu’il est impossible de lui donner queue ou tête. Moi, aussi, sous la forme d’une plante vivace, entêtée, dont les multiples tentacules s’enroulent autour des bâtiments de la ville. L’increvable.

Sans bien savoir à quoi elle pourrait ressembler, je cherche Luciole. En vain. On n’a pas idée d’être aussi bêtement amoureux ; tous les adjectifs et toutes les caractéristiques semblent à la fois correspondre et ne pas suffire.

Déçu, je vais pour abandonner mon examen lorsque le soleil s’élève par-dessus les toits parisiens et m’éblouit.

Je soupire d’aise.

— Ha ! Luciole ! Te voilà.
— Artyom ?

Je sursaute – que fait-elle là ?! Avant d’être happé par les courbes désormais familières de l’esprit de la jeune femme. Derrière sa surprise d’être connectée à moi, je distingue son enthousiasme : elle avait justement envie de me parler mais n’osait pas m’appeler, à cause de mon don.

Instinctivement, de peur qu’elle ne coupe la communication, je tente une folie.

La réaction est immédiate.

— WOUAAH !

Elle crie !

— Qu’est-ce que c’est que ça ?!

Ça a marché !

J’exulte.

— Nous sommes à égalité maintenant !

Luciole se débat pour comprendre.

— Que se passe-t-il, Artyom ?
— J’ai demandé à ma Graine de te fournir un accès total à mes données.
— Mais ça fait peur ! C’est toi, cette tornade ?

Une tornade ? Je soupèse l’idée, la compare avec ma propre perception.

— Si tu la regardes par le dessus, tourne-t-elle dans le sens inverse des aiguilles d’une montre ?
— Oui.
— Alors c’est bien moi. Bienvenue à la maison !

La première appréhension passée, Luciole s’enhardit rapidement. Je sens son esprit se tendre vers le mien, comme une exploratrice poserait une main curieuse sur la paroi d’une caverne fraîchement découverte ou sur le museau offert d’une bête sauvage.

Elle m’effleure et sa caresse provoque en moi un grand frisson dont elle étudie les répercussions avec amusement.

— Désolée.

Elle s’excuse doucement sans en penser un mot. Elle se sait absoute à l’avance. Elle a vu l’étendue de ce que je suis prêt à lui offrir. Cette infatuation disproportionnée ne la dérange pas, elle accepte l’affection que je lui porte avec un naturel confondant. Une chaleureuse petite sphère irradiant d’un plaisir narcissique modéré apparait en elle, rien de plus.

Un dialogue muet, purement géographique, s’engage.

— Merci de me trouver digne de ton intérêt.
— Merci d’accueillir mon fol enclin avec tant de mansuétude.
— Merci de ne rien exiger en retour.
— Merci d’exister.

Nos houles respectives glissent l’une sur l’autre, en miroir, tantôt s’emboitant à la perfection, tantôt s’éloignant loin, ne se touchant plus que par l’extrémité de deux énormes vagues quand, par exemple, la présence de Chayan en elle se fait trop tangible.

— Pardonne-moi de te faire souffrir.
— Je souffre, je résiste, je vis.
— Je reçois, j’absorbe, je vis.
— Sois heureuse.
— Sois fort.

Nous profitons un temps encore de cette mêlée fusionnelle dont je ne peux sortir vainqueur, de ce délicieux déséquilibre, de cette valse sur le fil du rasoir au cours de laquelle je me sens simultanément pitoyable et invincible, jusqu’à ce que Luciole y mette fin d’un geste compatissant mais ferme, d’un pas résolu vers l’arrière.

Je perçois son idée avant qu’elle ne l’explicite.

— Tu as l’air de pouvoir faire n’importe quoi de ta Graine, Artyom. Veux-tu bien essayer de nous permettre d’avoir une conversation normale, s’il-te-plait ? J’ai une nouvelle à t’annoncer, que je voudrais te dire.

Une conversation normale … Malheureusement, je crois la chose possible, et Luciole le sait aussi bien que moi.

Je demande à ma Graine de bloquer d’abord le flux d’informations qui me provient de mon interlocutrice, dans l’intention de lui montrer patte blanche, et que je ne vais pas l’espionner quand elle n’aura plus moyen de le savoir. Ce faisant, je n’avais pas prévu qu’elle serait alors témoin de mon déchirement d’être séparé d’elle.

Je l’entends pousser un hoquet de stupeur.

Sans attendre, je bloque également mes émissions.

Dans le silence qui s’installe, pour lutter contre le désespoir, je m’active à reconquérir ce qui fait le sel d’une existence indépendante et solitaire. Le soleil matinal qui me réchauffe les os, les chatouillements exquis que me procure le frottement de l’écorce contre la pulpe de mes doigts, le bonheur de me savoir entier. Je retrouve mes sensations, mes automatismes, ma mécanique interne. La maison est peut-être vide mais c’est la mienne et je m’y sens bien.

— Luciole ? Ça va ?
— C’est toujours comme ça ?

Elle se racle la gorge.

— Je ne sais pas … C’est tout nouveau pour moi aussi.
— Ah.

Après la symbiose que nous venons de partager, les mots que nous devons prononcer pour nous comprendre semblent bien plats.

J’essaye de prendre un ton enjoué en dépit du sentiment de perte qui persiste à me contracter la gorge.

— Tu voulais me dire quelque chose ?

Luciole, sans doute mue par le même instinct de survie que moi, saisit la balle au bond.

— Oui ! Artyom !
— Luciole !
— Artyom et Luciole !
— C’est nous.

Nous, qui relançons le moteur à la manivelle.

— Oui ! Et on fait une équipe de choc ! Figure-toi qu’on a fait une découverte pas croyable hier soir. Un grand pas en avant dans notre enquête.
— Ah bon ?
— Absolument ! Toi et moi. Sans l’un ou sans l’autre, ça n’aurait jamais marché. Je t’explique. Tu te souviens avoir vaguement énuméré les offrandes faites à Big Mama quand tu es entré dans son sanctuaire ? Eh bien …

Je l’arrête dans son élan.

— Attends. Comment sais-tu tout ça ? Tu as déjà eu le temps de visionner ma transmission ?

Luciole balaye mon incrédulité.

— Tu rigoles, j’étais là en direct ! J’ai eu de la chance, je me suis connectée juste au moment où tu entrais dans l’antre des singes. Je me suis Immergée d’abord en mode Spectatrice et ma première image venait d’une Libellule qui était déjà dans l’appartement. On ne voyait que ta silhouette qui se découpait dans l’embrasure de la fenêtre et, avant même que le premier orang-outan ne te repère, il se dégageait de la scène quelque chose de très animal, simiesque même déjà. J’ai été aspirée dans l’ambiance tout de suite.
— Mais qu’est-ce que tu faisais là ? C’était au beau milieu de la nuit !
— Et alors ? Je fais ce que je veux.

Je lève instinctivement mes mains en l’air, en signe d’apaisement.

— Bien sûr. Excuse-moi. Je suis juste surpris. Par ta présence avec moi hier soir, et celle des autres. Jusqu’il y a une demi-heure, j’étais persuadé d’avoir vécu tout ça seul. J’ai du mal à m’ajuster.
— Tu ferais mieux de t’y faire, Artyom. Tu es la nouvelle idole des insomniaques. Et ça n’est qu’en attendant que les autres se réveillent. En milieu de matinée, tu seras devenu la coqueluche du monde entier et nous ne serons plus qu’un sous-groupe de désaxés perdus dans la masse innombrable de tes fans.
— Alors tu devrais peut-être te dépêcher de me dire quelle grande découverte nous avons faite ensemble et dont je n’ai aucun souvenir, avant que mon attention ne soit accaparée par une horde de groupies.

Luciole abandonne le batifolage aussitôt.

— Tu as raison. Au boulot ! Donc tu entres dans le sanctuaire de Big Mama et tu remarques quelques objets, pas vrai ? À ce moment-là, ton attention a vite été attirée ailleurs mais pas la mienne. Un détail m’a accroché le regard et j’ai immédiatement fait le tour de tes Libellules pour m’en assurer. Heureusement, l’une d’elles avait un angle parfait pour confirmer mon intuition.
— Ton intuition de quoi ?
— Je t’envoie une image.

Devant le paysage de Paris s’éveillant, apparaît dans ma tête, comme un souvenir vivace, un gros plan fait sur un téléviseur. C’est bien celui que j’avais entraperçu chez les orangs-outans. Mais je ne vois pas quel rapport cela peut avoir avec quoi que ce soit.

Luciole me prend par la main pour me guider.

— Regarde la marque. Le sigle ne te dit rien ?

Je le repère facilement. C’est une pyramide traversée en son milieu d’un trait horizontal. Celui-ci dépasse de chaque côté. À part peut-être en cours de géométrie, je ne me souviens pas avoir déjà vu une telle figure.

— Non … Il devrait ?
— Je t’envoie une autre image.

Cette fois, c’est un instantané de la transmission de Iori, pris au moment où il nous présentait le responsable de toutes ces inscriptions dans l’écorce des arbres.

Je ne comprends toujours pas.

— Regarde à l’arrière du crâne de l’automate.

Enfin, le lien se fait.

— Ça alors !

Effectivement, en plissant bien les yeux, je distingue les contours de ce même sigle ; à moitié mangés par la mousse et la rouille qui servent de pitoyable épiderme à ce robot arthritique, le triangle équilatéral et son horizon.

— Mais ! Comment as-tu réussi à voir ça ? Tu as une mémoire photographique ? C’est du génie, pur et simple !

Luciole s’esclaffe.

— N’importe quoi ! J’ai un petit don pour reconnaître et mémoriser les formes, c’est tout. Par contre, tu vois, jamais de ma vie je ne serais allée voir ce qu’il y avait dans la salle du fond de cette immeuble rempli de singes. Et il aurait pu s’écouler cinquante ans avant que je ne retombe devant un téléviseur de cette marque. Je te l’ai dit : toi et moi, Artyom. On dépote du géranium.
— On dépote du géranium ?
— Mais genre … Grave.
— C’est la première fois que j’entends cette expression, de ma vie.
— Il n’est pas exclu que je vienne de l’inventer. Mais reste assis, pendant que t’es debout, parce que je n’en ai pas fini avec mon histoire : j’ai fait quelques recherches sur l’Arbre et j’ai retrouvé l’entreprise qui avait ce sigle pour étendard et qui a très certainement construit et ce téléviseur et cet automate …

Cette femme est une déesse, me souffle un cœur amoureux.

Je joue fidèlement mon rôle d’acolyte.

— Et alors ?!
— Alors c’était une entreprise japonaise spécialisée en microélectronique, qui répondait au doux nom de Kiruoku. Basée dans la périphérie lointaine de Tokyo, avec une vue sur le Mont Fuji dont on suppose qu’il a inspiré leur sigle : une montagne entourée d’une ceinture nuageuse. Créée en 1957 et encore en activité en 2070 quand commence le trou dans notre histoire. Quatre générations de la même famille, les Hon’iden, se sont succédé à la tête de la boite qui, faisant peu de cas de l’état de l’économie du pays et de l’industrie, n’a quasiment jamais cessé de prendre de l’ampleur. Un peu plus d’un siècle pour passer du petit électroménager aux automates les plus perfectionnés jamais conçus. Les derniers modèles répertoriés, dans leur catalogue 2069, ne semblent pas encore tout à fait au niveau de technologie de celui que nous avons vu dans la forêt avec Iori mais pas loin. En-dehors du financement de quelques campagnes humanitaires et d’un faible flux de marchandises, je n’ai lui ai trouvé aucun lien évident avec l’Afrique. Aucun scandale, aucun coup d’éclat, aucun procès retentissant, c’était une entreprise agile dans un secteur très dynamique. Ils étaient sensibles et proactifs face aux questions d’actualité d’alors, telles que le réchauffement climatique, la surpopulation mondiale, les énergies fossiles ou nucléaires et leurs conséquences respectives, le taux de chômage de leurs compatriotes et les conditions d’emploi et de vie dans les pays moins développés …
— Ouais … En gros, Kiruoku était l’incarnation entrepreneuriale de Dieu, descendu parmi les hommes pour sauver leurs âmes immortelles.
— Un peu. Mais, comme tu le fais justement remarquer, entre ce que l’Arbre sait et la réalité d’alors, il est difficile de faire la part des choses. Tout le monde pouvait créer du contenu sur Internet et les allégeances des journalistes, des décideurs, des créateurs de tendances, de tous finalement, étaient souvent monnayables. Impossible de se façonner une idée juste de la situation comme ça.
— Alors quoi ? On pourrait contacter des spécialistes en décryptage de la communication au XXIe siècle, mais je crois savoir qu’ils admettent eux-mêmes n’avoir encore jamais dépassé le stade de la forte supposition, que la certitude sur quelque question que ce soit est un objectif si lointain qu’ils n’osent même pas en rêver.

Luciole ne répond pas immédiatement.

J’en profite pour sortir une poire de ma besace, je meurs de faim. Machinalement, je la porte à hauteur de mon nez pour la renifler. L’odeur acidulée prend possession de mes narines, promesse d’un juteux festin. Je ferme les yeux et savoure ce plaisir évanescent tandis qu’une sensation cotonneuse envahit mes muscles, comme si toutes mes forces m’avaient quitté, au point qu’il me semble même inconcevable d’ouvrir la bouche pour mordre dans mon fruit.

— J’ai pensé qu’on pourrait aller voir sur place.

La voix de Luciole me tire d’un marais gluant de somnolence.

— Le siège de l’entreprise était dans une petite banlieue calme de Tokyo. J’ai vérifié, il n’a pas trop souffert pendant la Décennie Chaotique. Il y aura peut-être des indices là-bas.

Je lutte pour m’extirper de l’étreinte visqueuse de l’épuisement.

— J’ai toujours rêvé de visiter Ikinokoru !
— Alors c’est décidé ! En route pour le Japon !

Je me frotte vigoureusement les yeux et redresse mon assise. Une idée géniale vient de me traverser.

— J’y pense, Uruk est presque sur le chemin. La ville natale de Shandia et de Iori ! Luciole, on ne peut pas manquer ça. Incidemment, c’est aussi là-bas qu’est basée l’école des Sceptiques. J’aimerais bien rencontrer quelques-uns de leurs professeurs. Tu ne crois pas que ça vaudrait le détour ?
— Si, tu as raison. Moi aussi, j’aimerais bien en apprendre un peu plus. Retrouvons-nous là-bas ! Demain soir ?
— Demain soir.
— Super. Bon, je te laisse dormir un peu, je dois filer. Bisou, Artyom.
— Bisou Luciole, hâte de te rencontrer.
— Oui, moi aussi !

Puis elle coupe la communication.

 

Je déguste ma poire, la tête vide, devant le lever de soleil.

Il fait bon.

Les requins pèlerins poursuivent imperturbablement leur goinfre rosace. Quelques mouettes se sont jointes au banquet. Leurs cris bavards comblent sans peine l’ample place qu’occupait le silence quelques minutes auparavant.

Uruk-la-première !

L’impatience s’empare de moi. J’en ai tellement rêvé.

Malgré la fatigue, je me lève et entreprend de rebrousser chemin, vers le Champ-de-Mars où m’attend à coups sûr une Foam tout à fait régénérée. Je n’ai pas décidé encore de ma destination. Tremble peut-être, pour embrasser ma famille, mes amis, dîner avec Senga et charrier Huni avant de repartir. Ou l’inconnu, tout de suite, sans prendre le temps de respirer, pour une escale quelque part dans les Balkans, direction la Mésopotamie, par bonds de 2000 kilomètres.

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Ben Baker
Posté le 19/01/2022
Comme je le disais, j'avance VRAIMENT doucement, mais j'adore cette histoire et cet univers et les réflexions qui parsèment les paragraphes.
C'est vraiment une réussite!
Gaspard
Posté le 19/01/2022
Haha Ben !
J'ai un copain qui m'a dit "C'est une histoire à lire très lentement ..." ^^
Apparemment, vous êtes au moins deux à le penser.
Content que ça te plaise toujours.
J'espère que la suite te plaira.
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