Je me réveille en sursaut au milieu de la nuit. Ma nuque moite colle aux draps trempés. L’odeur acide de la transpiration me pique les narines. J’ai chaud. Je prendrais bien une douche, mais je ne veux pas réveiller Yacine. Un verre d’eau et un coup de serviette feront l’affaire. J’ouvre la porte lentement. La nuit est claire, et bientôt mon regard s’habitue à l’obscurité. Je vois nettement la table à côté de l’espace cuisine, et le canapé-lit déplié au fond de la pièce. Je m’approche sur la pointe des pieds pour regagner la salle de bain et retiens mon souffle. Seul le bruit de mes pas perturbe le silence qui règne. Ce n’est qu’en m’approchant de la couchette que je réalise alors à quel point ce calme est inhabituel. Yacine respire fort quand il dort. Et Yacine n’est pas dans son lit.
Pourtant, la porte de la salle de bain est ouverte, et il n’y a pas de lumière. Je m’empresse d’allumer pour mieux constater qu’il n’y est point, et finis par enclencher aussi l’interrupteur du salon. Il n’est pas dans l’appartement.
Nous sommes jeudi soir. Yacine est rentré épuisé du service à onze heures, et quand je l’ai quitté pour aller me coucher, il regardait des vidéos dans son lit, torse-nu. Il n’avait nullement mentionné son intention d’aller où que ce soit, et rien dans cette scène n’avait présagé du contraire. Et s’il lui était arrivé quelque chose ?
Je m’approche de la petite table basse, à côté du canapé-lit, où il a l’habitude de débarrasser ses effets personnels. Son portefeuille est là, mais ses clés et son téléphone manquent à l’appel. Je m’apprête à lui écrire quand un bruit me paralyse.
Un bruit, derrière le mur. Ce mur. Celui qui sépare mon appartement de celui d’Angélique.
Un gémissement, de plus en plus fort. Une palette de tons qu’elle ne m’avait jamais laissé entrevoir. Plus aigus que la voix rauque à laquelle elle m’avait habitué.
Je colle mon oreille contre le mur, craignant d’y entendre ce que je redoute : l’intonation de mon meilleur ami, quoique brève qu’elle puisse être en pleins ébats ; mais je n’y trouve que les vibrations, rythmées et musclées, de ce que je devine être des coups de reins.
Angélique est en train de faire l’amour, à quelques centimètres de moi. Probablement avec mon meilleur ami.
J’enrage. Je prends le premier carton de pizza qui traîne sur la table et le jette contre le mur avant d’asséner un vain coup de pied dans la chaise.
J’ai mal au pied.
Je me déteste d’être aussi con. Aussi émotif. Aussi naïf. Comment n’ai-je pas pu voir ça venir ? Yacine vit avec moi. Nous nous disons tout, et il ne me parle pas de la première fille vers qui il fait un pas ? Angélique ? Mon Angélique ?
Ses paroles résonnent dans ma tête. « Je ne veux pas prendre le risque de tout foutre en l’air. » Qu’est-ce qui avait bien pu changer pour qu’elle considère quelque chose avec lui ? Pourquoi ne l’a-t-elle pas fait avec moi ?
Je la déteste. Je les déteste tous les deux. J’en veux à Yacine pour m’avoir fait dans le dos le coup qui m’aurait mis à terre malgré tout. Pour une fois qu’une fille me plaisait…
Peu importe la douche, que je n’ai plus eu de scrupules à prendre, les draps que j’ai changés avant de me glisser vainement dans mon lit. Je n’ai pas refermé l’œil de la nuit.
Mon réveil va sonner dans une demi-heure quand la porte d’entrée grince enfin. Des pas de velours se faufilent dans l’appartement, puis une masse s’écrase sur le canapé-lit. Combien de fois m’a-t-il fait le coup sans que je ne le sache ? La mâchoire crispée, les poings serrés, je le maudis quelques instants encore pour l’affront qu’il me fait avant de bondir de mon lit et regagner, déterminé, la porte de ma chambre.
« Tu es déjà debout ? » dit Yacine en baillant.
Est-il vraiment fatigué de sa nuit, ou joue-t-il la comédie du gars qui émerge, je ne veux pas le savoir, et reste planté devant le seuil de la porte de ma chambre.
« Tu comptais m’en parler quand ? »
Yacine se redresse soudain, le dos raide.
« Ulysse, qu’est-ce que tu…
— Ne joue pas au con avec moi ! »
Un silence de plomb me répond.
« Ça fait combien de temps ?
— Pourquoi est-ce que tu te mets dans un état pareil…
— Réponds-moi ! m’étranglé-je.
— C’est rien d’officiel, ne va pas t’imaginer des choses.
— Allons donc ! Si elle a accepté de coucher avec toi… »
Mes mots se perdent en chemin.
« Elle te plaît, c’est ça ? »
J’ose enfin soutenir son regard. C’est tout le courage que je peux trouver. Celui de lui dire que pour Angélique aussi, il a réussi là où j’ai échoué, je ne l’ai pas encore.
« Pourquoi tu ne m’en as pas parlé plus tôt ?
— Je te pose la même question. »
Nous soupirons tous les deux. En cela, nous sommes d’accord.
J’allume la machine à café. Avec la journée qui s’annonce et la nuit que je viens de passer, il me sera vital. Les mains posées sur le plan de travail, je laisse mes bras soutenir le poids de mon corps. La fatigue m’accable soudain, alors même que je dois commencer à me préparer dans quelques minutes.
« Ça va pas ? » ose-t-il me demander.
J’en ris, et par cette bouffée, je respire enfin. Un rire nerveux, qui tarde à prendre fin.
J’appuie sur le bouton et la machine se met à rugir. Le café s’écoule lentement, et je me tourne enfin vers Yacine, le regard noir.
« Sérieusement ? Pour une fois dans ma vie, une fois ! Une fille me plaît et c’est réciproque. Tu ne peux pas être content pour moi, un peu ?
— Ça fait combien de temps ? répété-je d’un ton las.
— Quelques semaines… Enfin, ça dépend… Tu vois. »
Je n’ajoute rien de plus. Je ne veux pas connaître les détails. Je ne veux rien savoir.
L’alarme de mon téléphone retentit. Je veux me réveiller de ce cauchemar.
D’une traite, je bois mon café.
« Tu ne penses pas sérieusement à aller travailler comme ça ?
— Comme quoi ? » menacé-je.
J’exulte. Je n’ai pas dormi à cause de lui, et il me dit maintenant comment je dois vivre ma vie. Ne pas aller au travail ? Je ne peux pas changer mon emploi du temps comme lui a troqué un service à La Panacée pour Cagibi. Dans quel monde vit-il ?
Nous devrons reprendre cette conversation plus tard. Pour l’heure, je dois commencer ma journée coûte que coûte. J’attache les boutons de ma chemise jusqu’au col avant de nouer ma cravate. De la sueur perle dans le bas de mon dos. Je suffoque. Je détache le dernier bouton pour m’offrir une bouffée d’air salutaire, mais non suffisante. J’étouffe. J’ai soif. Me précipite hors de la chambre pour prendre un verre d’eau quand ma vision se trouble, puis chancelle.
« Ulysse ! » crie la voix lointaine et étouffée de Yacine.
« Je ne sors pas ce soir, j’ai besoin de me reposer. »
C’est la première fois que je brise la tradition des samedis. Yacine n’insiste pas. Depuis hier, je n’ai fait que l’éviter. Même quand il a insisté pour m’emmener voir un docteur, j’ai accepté d’y aller à la condition de m’y rendre seul.
Le salle d’attente du docteur Bergnon sent la même odeur que la maison de Joséphane, cette veuve âgée chez qui ma mère que laissait parfois, petit, quand elle devait faire une course. Une odeur renfermée de vieux et de Betadine, que même une fenêtre ouverte toute la journée ne suffit pas à dissiper. La pièce sent la maladie, et me voilà assis entre un homme qui tousse et une femme qui ne décroche pas son regard du mur depuis mon arrivée. Qu’est-ce que je fous ici ? Je ne suis pas malade. J’ai juste perdu connaissance. Et je suis fatigué… Je ne sais pas comment j’aurais pu faire pour aller au boulot. Je n’y suis pas. J’ai écouté Yacine, je suis allé consulter. Yacine… Sans lui, je n’aurais même pas besoin d’être ici. Sans lui, je me serais rendormi, et mon réveil m’aurait tiré du sommeil pour commencer la même journée que d’habitude. Sans lui, je ne me sentirais pas à vif. Trahi. Délaissé. Seul.
« Ulysse Bougrade ? »
Le docteur Bergnon se tient dans l’encadrement de la porte, le dos voûté, les joues rosies par les vaisseaux sanguins dilatés. Il m’indique une porte au bout du couloir avant de se retourner vers la patiente au regard perdu.
« Je suis à vous après cette consultation. »
Le docteur Bergnon commence par un jeu de questions réponses auxquelles je me prête machinalement. Ma date de naissance. 17 mars 1998. Mes antécédents familiaux, aussi inconnus que ma famille élargie. Oui, mes parents sont en bonne santé. « C’est une très bonne chose » ajoute-t-il.
« Alors Ulysse, qu’est-ce qui vous amène ici ? »
Je n’en ai aucune idée. Rien ne sort. Je ne sais pas pourquoi je suis ici. D’ailleurs, je n’aurais même pas dû venir.
« J’ai fait un malaise ce matin.
— Ça vous arrive souvent ?
— C’était la première fois. »
Le docteur prend quelques notes et ne décroche pas les yeux de sa fiche en continuant :
« On va commencer par prendre votre tension. Allez vous asseoir sur la table. »
L’examen ne décèle rien d’anormal, et le docteur continue sa liste à tâtons.
« S’est-il passé quelque chose avant votre malaise ? Un traumatisme ? Vous avez vu du sang ?
— Ça peut avoir un lien avec le fait que je n’ai pas dormi ?
— Comment est votre sommeil, en ce moment ?
— Je me suis réveillé en nage en plein milieu de la nuit. D’habitude, j’arrive à me rendormir mais aujourd’hui… »
Je détourne le regard et n’en dis pas davantage.
« Vous avez besoin de repos. En tout cas, aujourd’hui, vous rentrez chez vous et vous dormez.
— Je devais aller au bureau, je suis déjà en retard…
— Vous irez chez vous » ponctue-t-il en décrochant le scratch de mon bras.
La consultation se conclut par des recommandations tout droit sorties de la bouche de ma mère : dormir à heures régulières, manger correctement, faire de l’exercice, puis le docteur me raccompagne jusqu’à la porte de son cabinet où il me serre la main avec insistance.
« Si ça ne va pas, un jour, revenez me voir. »
Je ne retournerai pas voir le docteur Bergnon. Je n’en ai pas besoin. Je ne comprends même pas pourquoi j’y suis allé, pour commencer. Tout ça pour entendre ce que je sais déjà et que j’essaie de faire de mon mieux. Est-ce que je tiens vraiment à mal dormir ? N’ai-je pas recommencé le hand depuis deux mois ? Je suis tombé dans les pommes ce matin, certes, mais cela ne fait pas de moi un invalide qui va pointer son nez chez le docteur tous les mois, comme Joséphane.
Quand je rentre, Yacine est déjà parti travailler. Je sombre dans un profond sommeil dont je ne me relève pas avant la nuit, et me réveille, l’esprit embué, quelques instants seulement. Et puis, tous les soucis du matin m’assaillent de nouveau et me plongent aux enfers. Une douleur lancinante saigne mes tempes, et frappe aussi souvent que mon cœur bat. Je me lève pour vérifier ce que je sais déjà : nous n’avons pas de médicaments. Jusqu’à hier, j’aurais pu aller toquer chez Angélique. J’y aurais même vu une opportunité toute trouvée de m’offrir à ses bons soins, mais cela m’est impossible à présent. Ma tête exploserait.
Ce soir, Yacine ne rentrera pas. Je ne peux m’empêcher de jeter des regards furtifs au mur qui me sépare de l’appartement infernal et l’imaginer, dans son salon, une bouteille de whisky sortie, un bâton d’encens allumé. J’enrage.
Je reste dans le noir. Dans cet état transitoire. Je viens de me réveiller, mais il fait nuit. Je devrais dormir, mais je n’y arrive pas. Je ne suis pas assez calme. Ma respiration s’emballe ; les gémissements de la veille me martèlent le cerveau. J’ai beau poser mes paumes contre mes tempes, me recroqueviller dans mon lit, rien n’y fait. Je suis hanté par les fantômes d’Angélique et de Yacine, nus, dégoulinant, ébahis de plaisir sur ce canapé où elle m’a rejeté un mois plus tôt.
Je sens qu'il y a de la place pour rendre ce chapitre plus viscéral, plus angoissant. Les éléments sont là : la surprise, l'insomnie, la dispute, le malaise, le médecin ; mais c'est comme si Ulysse n'y était pas. Ce qui est intéressant en soi, puisque c'est sa déconnexion de lui-même qui pousse au précipice ensuite. Mais je crois que j'aurais aimé un peu plus de spirales. D'images peut-être ? De cette sensation dans la peau et le ventre quand un lieu qui nous était familier ne nous inspire soudain que du dégoût. Quand ça devient insupportable de regarder quelqu'un qu'on a aimé suite à une trahison.
Détails :
◊ "Sérieusement ? Pour une fois dans ma vie, une fois ! Une fille me plaît et c’est réciproque. Tu ne peux pas être content pour moi, un peu ?" > J'ai cru que c'était Ulysse qui parlait, donc peut-être ajouter un "dit Yacine".
◊ "J'exulte" > Ici c'est utilisé comme "J'enrage" alors que je l'avais toujours entendu associé à de la joie, donc j'ai été étonnée.
Ok j'avais vraiment mal compris la discussion du chapitre précédent ! je pense que ce qui n'est pas très clair, selon moi, dans cette discu, c'est le ton sur lequel elle s'achève, la réaction d'Ulysse à la phrase de Yacine que j'avais soulevée. Enfin y a un truc, quoi, pour moi.
C'est d'autant plus justifié, effectivement, que Yacine reste, pour montrer les chemins qui se séparent malgré eux. J'ai trouvé Ulysse très humain, j'ai senti que ce qui se passait dans le chapitre touchait à quelque chose de très profond chez lui. Mais c'est effleuré et y a pas de complaisance dans un pathos démesuré, ça reste "pudique", comme les critiques littéraires le disent ^^
Je maintiens que c'est triste que Ulysse n'ait pas cherché à rencontrer d'uatres gens. Quitte à subir Tony, il pourrait se dire que lui aussi, pourrait arriver à rencnotrer des gens ailleurs. Même sans passer à l'acte, il pourrait y songer, je crois.
Plein de bisous !
Merci pour ton retour :)
Je dois un peu mieux incarner Ulysse en amont sur sa sociabilité à Provins. Il a peu d'amis (même s'il en a) et ne s'est lié avec personne à la fac. Il ne sait pas vraiment comment s'y prendre, même s'il tâtonne (quand il va faire du sport par exemple).
C'est fou, entre ce qui est clair dans ma tête à chaque fois, et ce qui ressort clairement à la lecture, il y a un univers intersidéral XD
Bien à toi
Toujours plus de solitude, aïe aïe aïe...
Quelques remarques encore :
- "Mes doigts tremblent le long de la tranche. Ils se refusent à l’idée que je me fais d’eux (l'expression "se faire une idée de qqun/qqch" n'est pas correctement utilisée ici) : pénétrer par infraction (effraction ? je sais pas ?) dans le jardin privée (privé) de mon meilleur ami, celui qui me fait le plus confiance au monde. De cela, je n’ai aucun doute, et ce n’est pas sa récente amitié avec Tony, la première depuis que nous nous connaissons où je ne partage pas avec cette troisième personne une affinité comparable (bout de phrase pas très fluide, à reprendre ?), qui me fera croire le contraire."
- Le paragraphe sur le théâtre, Tony et tout ça ("Avec les fêtes de fin d’année, j’avais été épargné des mentions intempestives de ce prénom..."), me semble contenir quelques redites.
- Le paragraphe qui commence par "« Malak est dans le magasin »" contient une répétition de "Je (ne) suis (pas) étonné" quasi deux fois de suite.