J’ai rétabli la communication au bout du quatrième jour. Je suis rentré du travail, le lundi soir, épuisé. Il était presque dix heures. Yacine sortait une pizza du four et m’a tendu une part. Je lui ai demandé s’il allait bien, et peu à peu nous avons recommencé à vivre ensemble. Je ne le questionne jamais sur Angélique, ni sur toutes ces soirées qu’il ne passe plus à l’appartement. Je ne veux rien savoir de plus. En n’en parlant pas, il est plus facile de prétendre que cette barrière n’existe pas entre nous. Nous sommes même sortis le samedi suivant, tous les deux. Sans Tony. Yacine a dû décider de me ménager, de prendre moins de place. Je vois bien son air inquiet, quand il me regarde parfois, mais je le trouve bien hypocrite.
J’essaie de lui parler de théâtre, mais il se saisit du sujet avec moins de fougue que d’ordinaire. Malgré le succès de la première de Cagibi, personne n’a appelé pour réserver une autre représentation. Les efforts déployés pour coller les affiches n’ont rien donné, et même si Pierre Lafarnue et ses amis ont promis de « faire passer le mot », aucun public n’a réclamé Oscar Letton. Je vois bien que Yacine est préoccupé quand il m’en parle, mais je n’arrive plus à m’en attrister. Il a déjà Angélique, il ne peut pas tout avoir. La vie est ainsi faite, il l’apprendra à ses dépens.
Yacine m’aura épargné deux semaines avant d’introduire Angélique dans mon appartement. Je croyais rentrer et me reposer. Je la retrouve assise sur le canapé, la main de Yacine sur sa jambe. J’en occulte presque la présence de Tony, assis à la table devant son ordinateur.
« On est en train de revoir notre plan d’attaque… marmonne Yacine.
— Tu tombes à merveille, me prend Tony à partie. Quand tu veux aller voir une pièce, tu vas sur quel site, toi ?
— Je ne vais pas au théâtre. »
Tony plisse ses lèvres. « Tant pis » murmure-t-il. Je voudrais le prendre par le col et le jeter hors de chez moi, son ordinateur avec. Je voudrais me reposer, être tranquille. Seul, ou avec Yacine qui fait sa vie, qu’importe. Mais sans lui. Sans elle.
« Angélique nous file un coup de main, pour la publicité, tout ça… reprend Yacine.
— Il faudra réfléchir à un plan de communication aussi oui, mais là, on est sur la stratégie marketing.
— Et ça avance ? » demandé-je par politesse.
Il n’y a qu’une réponse qui peut me satisfaire à cette heure-ci : oui, tellement bien que nous avons bientôt fini et que nous allons partir. Et désolée, pour le réveillon.
C’est sûr, il ne vaut mieux pas trop en attendre.
« On a mis Cagibi sur tous les sites possibles. On verra bien si ça reste, avec l’adresse… continue Yacine. On a mis celle de l’appartement.
— Notre adresse ?
— Mais dans le texte, on précise bien que la pièce est jouée à domicile ! Sans adresse, on ne pouvait pas publier le spectacle.
— Regarde-moi ça ! » me lance Tony.
Il tourne son ordinateur et remonte la page pour me montrer l’affiche, noire, avec une grande loupe colorée dessinée à côté des lettres rouge sang. Cagibi.
« Pas mal, marmonné-je.
— C’est provisoire, coupe Angélique. On fera une séance photo, on agrémentera la présentation…
— C’est déjà très bien, lui répond Yacine avec un regard mielleux qui m’insupporte. Regarde-nous. Avant ce soir, on collait des affiches avec un texte en noir et blanc et des numéros de téléphone ! »
C’en est trop. Je prétexte une douche pour m’extirper de cette réunion. Tenter d’étouffer leurs voix sous les gouttes qui ruissellent et peinent à réchauffer mon âme. J’ai beau y passer tout mon temps, ils ne sont toujours pas partis quand j’en sors.
« Je vais me coucher.
— C’est vendredi soir ! s’offusque Yacine.
— J’ai eu une longue semaine. »
Les réunions ont continué de l’autre côté du mur. J’entends, certains soirs, la voix raillée de Tony, une intonation rauque d’Angélique, des rires de Yacine. Je me demande même s’ils ne font pas autre chose que de parler marketing, après tout. Jour après jour, Yacine établit ses quartiers un peu plus en dehors de l’appartement. Je devrais le remercier de ne pas m’imposer davantage la vision grotesque de ce couple naissant, mais je ne lui concède même pas cette sollicitude.
« Ça a marché ! » me lance-t-il un soir alors que je rentre du travail.
Je lève les mains pour toute question. Nous ne sommes plus sur la même longueur d’onde. Avant, un simple regard suffisait à nous comprendre.
« Quelqu’un a appelé ce matin ! On joue Cagibi jeudi prochain !
— Tu ne travailles pas ?
— J’ai échangé mon service avec un collègue. »
Je feins un sourire, comme je le feindrai les fois suivantes où il m’annoncera la même nouvelle. Un mois après avoir posté le spectacle sur des sites pertinents, Yacine avait reçu cinq appels et déjà joué trois représentations. Il rentre de chaque spectacle avec des yeux qui pétillent, dépose ses affaires et part raconter la même chose de l’autre côté du mur.
« Quatre-cent cinquante euros ! Pour juste trois représentations ! Je crois que mon temps complet va attendre encore un peu.
— Et si plus personne n’appelle, le mois prochain ?
— Pourquoi tu ne vois que le mauvais côté des choses ? Pour l’instant, les gens appellent. On joue deux fois la semaine prochaine, et je dois encore répondre à un mail de réservation. »
Tony vient parfois pour répéter à l’appartement. Après quelques représentations de Cagibi, il tient à faire quelques changements. « Pour rebondir sur ce que le public a aimé. » Yacine boit ses paroles et adapte son jeu de ce que je considère être du menu détail. Je ne regarde pas vraiment, je n’écoute que d’une oreille. Je connais la pièce par cœur, et soupçonne Yacine d’utiliser l’occasion pour recréer quelque chose. Une atmosphère, depuis quelques jours perdue. Celle de l’ami en retrait qui encourageait l’autre à déployer ses ailes devant lui, et se contentait d’applaudir.
« Alors Monsieur, m’interpelle l’inspecteur Malavenu. Qui suspectez-vous ?
— Le mari trompé. »
Je réponds d’un ton las, peu convaincu. De toute façon, ils n’ont pas besoin de moi pour jouer. Ils n’ont jamais eu besoin de moi.
« Tu lui en as parlé du coup ? demande Tony à Yacine en me désignant de la tête.
— Parlé de quoi ?
— J’allais le faire, je n’ai pas encore eu le temps… On a un service à te demander. »
Je reste planté à les regarder, j’attends la suite, que Yacine semble bien embêté de devoir me déballer de façon si impromptue. En mal élevé qu’il est, Tony ne paraît pas comprendre l’origine de son embarras.
« Sylvain Teste nous a appelé pour une représentation samedi 25 février, commence Yacine comme si ce nom devait m’évoquer quelque chose.
— C’est le grand ponte des critiques… ponctue Tony à mon intention.
— Si jamais on lui tape dans l’œil, une bonne critique de ce type, ce serait une consécration…
— Les réservations pleuvraient !
— Les week-end, on peut aller jusqu’à deux représentations par jour sans problème.
— Et le café ? Tu fais comment ? Tu échanges tes services à chaque fois ?
— Le café… pouffe Tony. Si Cagibi marche, y’a plus de café qui tienne ! »
Je me sens à l’écart de cette énergie bouillonnante. Elle déborde de la scène, transcende les comédiens et les atteint de folie même en dehors des planches. Pour moi, la magie n’opère pas.
« Ce qu’on veut te dire par là, reprend Tony d’un ton plus sérieux, c’est que cette représentation est capitale. Isma sera en vacances, alors on a pensé à toi pour le son et les costumes.
— Vous n’avez pas quelqu’un d’autre pour ça ?
— C’est le temps d’une fois seulement. Il faudrait former quelqu’un, lui jouer la pièce plusieurs fois… Tu la connais par cœur ! Regarde, t’en avais rien à foutre aujourd’hui, tellement tu la connais sur le bout des doigts. C’est plus simple, non ? Et puis, tu seras payé bien sûr.
— Je travaille déjà.
— La représentation est un samedi » répond Tony du tac au tac.
Yacine a la tête baissée, et guette ma réaction plein d’appréhension. Je me sens piégé. Je voudrais refuser, mais je ne peux pas. Je ne tiens pas à être égoïste. J’en veux à mon ami d’avoir séduit une fille qui me plaisait alors même que je ne lui en avais pas parlé, mais ce n’est pas une raison. Je ne peux pas lui refuser mon aide, pas quand elle est requise un samedi où je suis libre et qu’en dépendent peut-être ses débuts.
« Bien sûr que je le ferai.
— D’habitude, on file un billet de cinquante à Isma, continue Tony. Ça t’irait ?
— Je suppose.
— Parfait ! ponctue-t-il avant de me mettre son ordinateur dans les mains. On va recommencer la pièce. Là, ce sont les fichiers audios, attends, je te les ouvre dans le lecteur. Tu les reconnais au titre ou tu veux qu’on te laisse le temps de les écouter une première fois ? »
Je ne peux me retenir de le fusiller du regard. Maintenant ? Il veut répéter de nouveau, maintenant ?
« Je comptais me coucher tôt, ce soir. On fait ça la prochaine fois que tu passes ? »
Tony acquiesce plus facilement que je ne m’y attendais. Tant mieux.
« Ça va, toi, en ce moment ? me lance-t-il alors que je récupère mon téléphone pour me retirer dans ma chambre.
— Je suis fatigué, c’est tout. »
Malgré leurs tentatives de chuchoter, ma vaine volonté de m’endormir tôt, je ne peux m’empêcher d’écouter leurs murmures. À ma grande surprise, Tony parle encore de moi, et semble même s’inquiéter. Yacine le rassure.
« C’est dur, au boulot, je crois.
— Quand même. Ça fait longtemps que c’est la mort, son boulot. Mais maintenant, c’est à peine si vous vous connaissez…
— C’est à cause d’Angélique. Je crois qu’il n’a toujours pas digéré.
— Je vois…
— Tu penses qu’il aurait eu l’idée de m’en parler ? Même quand il a essayé de lui sauter dessus au réveillon, il ne m’a rien dit.
— Ulysse ? Je ne le pensais pas comme ça. Ça ne te dérange pas, qu’il ait essayé de lui forcer la main ?
— Il ne lui a pas forcé la main. Elle lui a dit non, c’est tout. Elle m’a tout raconté après la réunion marketing.
— C’est vrai qu’il était étrange, ce soir-là…
— Je crois que c’est le jour où il a fait son malaise que tout a commencé. Y’a quelque chose qui a vrillé, et il le compense sur moi. »
Je n’en peux plus de ces conneries, et je n’ai pas la force pour les affronter. Assez de Yacine et de Tony pour aujourd’hui. Je me lève pour ouvrir la fenêtre dans un bruit retentissant, leur faire comprendre que je ne dors pas encore, couvrir leurs âneries par les vrombissements de moteurs qui ne s’arrêtent jamais. Et puis, la rumeur se tait, remplacée par les souvenirs. Les gémissements d’Angélique, le nom de Sylvain Teste, que Yacine a prononcé avec une réserve teintée d’enthousiasme. La rumeur de la foule pressée qui sort du métro et frappe le sol de son pied rigide et fataliste. Les politesses d’ascenseur. Le « ding » qui me signifie que je suis perché. Vingt-sixième étage. Les bonjours incessants de l’open-space, et puis, les gémissements d’Angélique, encore…
Je viens de découvrir qu'en fait, on ne peut pas laisser de 2e com sous un chapitre! et je me voyais pas faire des réponses de com sous les chapitres que, dans l'algorithme PA j'ai déjà lu, mais pas en réalité car il y a eu changements. D'un autre côté j'ai tout dévoré d'une traite sans plus me poser de questions, c'est fou comme j'avais décroché et rentre de nouveau facilement dans l'histoire !
Je suis outré contre Yacine qui voit qu'il y a un porblème mais ne se demande pas pourquoi son ami ne lui parle plus. Aaaah je suis trop gentil pour lire cette histoire.
Plein de bisous !
Quant à Yacine, eh oui, nous honnêtes gens ne comprenons pas toujours que les autres ne fonctionnent pas comme nous >< Dommage d'ailleurs :P
Merci pour ton retour !!
J'ai le sentiment que ça fait plusieurs chapitres qu'on ne parle pas de son travail pour de vrai, avec une scène concrète, et ça me manque un peu, et ça m'étonne aussi en termes de "promesses" narratives. Le début du roman donne l'impression que ça va être uniquement la Banque Géniale avec en sideplot Yacine, et puis l'équilibre s'est inversé.
J'ai conscience, cela dit, que cette approche dilue peut-être le propos : il y a ceux qui s'attendent à la Banque Géniale et en sont frustrés, par exemple. Ca rend mon propos assez circulaire autour des sujets. C'était un parti pris pendant l'écriture : après tout, quand on va mal, il n'y a jamais qu'une seule et unique raison mais tout un ensemble de facteurs.
Prouesse ou erreur narrative, je préfère la première option (et merci pour cela), mais je pense aussi que c'est quelque chose qui peut m'être reproché sur ce texte. Le souci, c'est que quand j'écris, si je dois rester sur une ligne droite, j'ai peu d'enjeu dans l'écriture -_- je dois aimer me perdre en chemin, je pense.
Merci pour ton retour ! Je m'en vais répondre aux autres :P
Pas mal de remarques de forme sur ce chapitre :
- Deux premiers paragraphes : répétitions des formules "X a beau être..." et "marquer le coup"
- "Les années précédentes, la sonnerie me prend toujours de court" : il parle d'une habitude du passé, ça devrait donc être de l'imparfait (et dans la suite du paragraphe aussi).
- Répétition encore : "(...) la promesse de cette porte m’offre de bien plus belles perspectives (...). La perspective de la fin de cette année s’éclaircit heure après heure.
- "Ses yeux pétillent, d’attraction j’espère, de connerie peut-être. " La formulation donne l'impression que c'est Angélique qui serait conne, mais je vois bien que ce n'est pas ce que tu voulais dire !
- "Ne pas affronter l’échec cuisant de ne pas avoir réussi à séduire la seule fille qui éveille depuis mon intérêt depuis si longtemps." > y a un "depuis" qui se balade ^^
Quant à la connerie, pour le coup c'est en référence à l'expression "avoir la connerie".
Merci !