Chapitre 11

Par Saphir

Quelqu'un me suit. Quelqu'un me suit depuis plusieurs minutes, mais ne m'a encore rien fait. Je continue de marcher en jetant des coups d'œil vifs par-dessus mon épaule. Je n'arrive pas à déterminer s'il s'agit d'une seule personne ou de plusieurs. Je presse le pas tout en essayant de ne pas montrer que je suis en alerte. Je glisse doucement ma main dans ma sacoche et saisit le long couteau que Tristan m'a offert. Au cas où. Qui sait, ce sera peut-être l'occasion de l'utiliser pour la première fois. 

La lune a disparu derrière un nuage sombre. Une odeur d'ozone caresse mes narines. Un orage se prépare au-dessus de la ville. Les étoiles ont disparu. Une première goutte de pluie tombe sur les pavés, puis deux, puis trois. L'eau dégouline sur mes cheveux, sur ma peau, sur mes vêtements.

 

 

Je m'arrête et me retourne, faisant face aux ténèbres de la nuit, couteau à la main 

– Je sais qu'il y a quelqu'un ! Montre-toi ! je crie à la rue.

Aucune réponse.

– Allez !

Une lame glacée frôle ma gorge.

– Tu ne devrais pas crier ainsi, susurre une voix près de mon oreille. Tu vas attirer l'attention.

– C'est vrai que ce serait embêtant que quelqu'un vous découvre mort, baignant dans votre propre sang, je siffle.

–...Tu me menaces ? s'étonne la voix, qui est celle d'un homme, dans un ricanement méprisant. Tu ne serais même pas capable de me toucher en combat singulier.

– Vous voulez essayer, pour voir ? Vous devriez éviter de me sous-estimer.

– Tu n'es pas en position de dire ce genre de choses, gamine.

L'étau de la lame se resserre sur mon cou, en même temps que la prise sur mon couteau, dans ma sacoche.

– Sors ta main de ce sac, gronde l'homme.

– Comme vous le souhaitez.

D'un geste vif et agile, je me glisse sous le bras de l'homme, qui me retenait, et je fais volte-face. Mon couteau siffle dans l'air. Mon adversaire se baisse pour esquiver mon assaut et recule. Il penche la tête sur le côté et me regarde avec amusement. J'étudie son visage fin et ses yeux sombres, à moitié dissimulé par le masque de tissu noir qu'il porte.

L'orage gronde au-dessus de nous. Des éclairs illuminent le ciel pendant une fraction de seconde. Je jette ma sacoche au loin, prête à me défendre.

– Je vois que tu as de l'énergie à revendre. Ce sera plus simple si tu coopères immédiatement, mais je dois bien avouer que je ne dis pas non à un petit affrontement.

Je ne réponds rien, concentrée.

– Allez, approche ! On verra combien de temps tu tiens face à moi, me provoque-t-il.

Je m'élance vers mon adversaire et exécute plusieurs mouvements avec mon couteau, qui est plus léger que ma dague. L'homme riposte d'un geste circulaire du pied, que j'esquive d'un bond en arrière. Je me rapproche à nouveau, mais il me fait reculer d'un coup de sa lame. Ce petit manège dure quelques minutes. Il esquive chacune de mes attaques, mais les siennes me touchent par moment. Je n'aurais pas dû frimer comme ça.

Au bout d'un moment, je réussis à le toucher au visage grâce à une petite feinte sur le côté. Il recule en titubant, surpris. Quelques gouttes de sang coulent sur sa joue. Cependant, il se reprend vite et enchaîne toujours plus rapidement les assauts. J'ai de plus en plus de mal à suivre.

Il ne laisse aucune ouverture dans sa garde. Il ne me reste qu'une option pour éviter de mourir, mais elle ne me plaît pas vraiment. Je vais devoir fuir. 

Je fais quelques pas agiles en arrière et récupère ma sacoche sur le sol. Peut-être… Je plonge ma main dedans et sort mon pistolet, que j'avais gardé depuis l'autre jour. Je le pointe vers l'homme en espérant qu'il ne remarquera pas que je tremble. Il ne doit pas savoir que je ne sais pas utiliser un pistolet.

Tue-le. Tue-le, Nausicaa.

Encore cette voix qui m'est familière.

Je l'ignore et m'adresse à mon adversaire.

– Lâche ton arme ou je tire.

– Tu n'oserais pas tuer quelqu'un, gamine, dit-il sans montrer un seul signe de panique.

– Vous croyez vraiment ? Je ne sais ce que vous me voulez ni ce que vous connaissez sur moi, mais vous êtes mal renseigné, je rétorque.

– Vraiment ? Je sais beaucoup de choses sur toi, Nausicaa. Tu es dangereuse.

– Je peux vous tuer, j'affirme.

– Mais tu ne le feras pas. Je sais des choses sur toi que tu aimerais sans doute savoir, susurre l'homme.

Je resserre mes doigts autour de mon pistolet.

– Ce sont vos derniers mots ? je grogne.

– Ne crie pas victoire trop vite.

Avant même que j'ai le temps de le réaliser, je me retrouve à terre, les bras bloqués par mon adversaire, mon pistolet jeté au loin.

– Tu ne peux plus t'échapper, petite souris.

On m'a traitée de bien des noms, à Selka, mais jamais on ne m'avait comparé à un rongeur.

– Pourquoi tenez-vous autant à me tuer ? je suffoque.

– Qui t'as dit que je voulais te tuer ? Si c'était mon but, je l'aurais fait bien avant et tu n'aurais même pas pu réagir.

Cela ne sert à rien de me débattre, à part finir la gorge tranchée, ce qui ne me donne pas très envie. En revanche, je peux essayer de lui soutirer des informations.

– Qui êtes-vous ?

L'homme se met à rire, et son rire ressemble au sifflement d'un serpent.

– Crois-tu être réellement en mesure de poser des questions ? Tu n'es pas très maligne, petite souris.

Sa lame se pose délicatement sur ma gorge.

– Si tu bouges, tu meures.

Je retiens ma respiration et ferme les yeux. Puis je frappe l'homme dans l'estomac avec toute la force dont je suis capable. Profitant de l'effet de surprise, je me libère de son emprise et, ma sacoche récupérée, je me mets à courir aussi vite que possible. 

Mes cheveux mouillés me collent au visage et je manque de déraper sur les pavés trempés. Je ne regarde pas en arrière et me dirige droit vers l'auberge, le plus loin possible de cet homme. Une fois à l'abri, je monte les marches de l'escalier quatre par quatre et entre dans la chambre que je partage avec Liberté, qui dort d'un sommeil de plomb. À bout de force, je me laisse tomber dans mon lit sans même me changer.

 

 

Liberté me secoue par l'épaule pour me réveiller. Je cligne lentement des yeux, encore à moitié endormie.

– Qu'est-ce qu'il y a ? Il fait encore nuit… Est-ce que…

Un violent coup de tonnerre me coupe dans ma phrase. L'orage est toujours là, semble-t-il.

Je me redresse sur mon matelas. J'ai encore besoin de dormir. Qu'est-ce que Liberté veut-elle ?

Elle griffonne rapidement quelque chose sur son carnet. Je le lis. Elle me demande où sont Kalem et Tristan. Je lui explique que nos deux compagnons ont trouvé un petit boulot sur un bateau du port et qu'ils sont toujours là-bas.

Liberté soupire de soulagement. J'avais remarqué qu'elle était très attachée aux deux Rhadiens. Je crois que Kalem m'a dit qu'ils voyageaient ensemble depuis un ou deux mois.

Depuis tout à l'heure, une désagréable odeur de fumée titille mes narines.

– Tu ne sens pas quelque chose de bizarre ? je demande à Liberté.

Elle relève la tête et hume l'air, puis acquiesce. En tendant l'oreille, j'entends des pas marteler le palier où se trouve notre chambre. Je me lève de mon lit et me dirige vers la porte. Je l'ouvre, et aussitôt, une vague de chaleur m'envahit. Je m'approche de l'escalier et jette un coup d'œil au rez-de-chaussée. La gérante de l'auberge hurle, d'une voix rendue aiguë par la panique, des instructions à tout va.

Liberté me rejoint sur le palier et me tend son carnet. "Qu'est-ce qu'il se passe ?" je lis.

Je secoue la tête.

– Je ne sais pas.

L'aubergiste monte les marches de l'escalier, arrive à l'étage et nous remarque.

– Qu'est-ce que vous faites encore là ? Sortez, ou vous allez périr dans les flammes !

– Les flammes ? je répète d'une voix incrédule.

– À votre avis, que se passe-t-il ? s'agace la femme. Le toit est en train de brûler ! La foudre a sûrement touché ma baraque. Oh, pauvre de moi…

Liberté me tire par le bras tandis que l'aubergiste redescend les escaliers en trombe. Nous nous empressons de récupérer toutes nos affaires qui, heureusement, ne sont pas nombreuses. 

Nous nous précipitons dans les escaliers sans regarder en arrière. Des craquements résonnent tout autour de nous et la chaleur me fait tourner la tête. Les flammes grandissent à une vitesse considérable. Elles commencent déjà à lécher les murs de bois, qui ne tiendront pas longtemps.

Une voix attire mon attention. Je m'arrête, et Liberté manque de me rentrer dedans. Elle a entendu la voix également. Elle regarde autour d'elle pour déterminer d'où vient l'appel au secours.

– On a pas le temps de les aider ! je toussote en l'attrapant par l'épaule.

Liberté me regarde, interloquée. 

Oui, je pense à ma survie d'abord, mais c'est normal, non ?

Un craquement plus fort que les autres retentit au-dessus de nos têtes, me rappelant l'urgence de la situation. Nous allons finir en cendre si nous restons ici trop longtemps. Je tire Liberté par le bras et la force à me suivre hors de l'auberge qui est en train de se transformer en ruines. 

La lumière des flammes m'aveugle. Je vois flou. Je continue d'avancer tout droit, droit vers la sortie, vers l'air frais.

Nous sommes enfin devant la porte. J'essaie de l'ouvrir, mais elle est bloquée. Dans un dernier effort, je donne un coup d'épaule dedans, et miracle, elle cède.

Je fais quelques pas dehors, titubante. Je respire l'air frais de la nuit autant que possible. Liberté, qui me tenait la main depuis tout à l'heure, la lâche.

Je me retourne pour voir si elle va bien et son visage me surprend. Elle pleure.

– Hé… Liberté, tout va bien.

Je m'approche d'elle, hésitante. Elle me regarde quelques secondes, avec une lueur dans les yeux sur laquelle je ne peux pas mettre de mots. Elle semble avoir peur… 

Elle me serre dans ses bras, sanglotante. Interdite, je ne sais pas comment réagir. Je me laisse juste glisser au sol avec elle.

 

 

Hypnotisée, j'admire les flammes dansantes en train d'engloutir l'auberge. Un demi-sourire naît sur mon visage. Un sourire malsain. Heureusement, Liberté ne le voit pas. Elle a les yeux fixés sur les débris qu'ont créés les flammes. Je remarque alors les quelques cadavres qui jonchent le sol à demi noirci. C'est pour ça qu'elle pleurait ? Mais elle ne les connaissait même pas…

Lentement, elle s'approche du bâtiment en feu. J'amorce un mouvement pour la stopper, mais elle s'arrête juste devant. Elle se tient là, accroupie, devant les morts. Et elle se met à chanter.

Pour la première fois, j'entends sa voix. Le silence se fait dans la petite foule qui se tient autour de l'auberge. Tous écoutent la mélodie que chante Liberté attentivement. Ce se sont que des simples notes, pas des mots, mais tout de même.

Sa voix est semblable au bruissement des feuilles d'arbres quand le vent se lève. Douce et apaisante. Au bout de quelques dizaines de secondes, elle se tait et se relève. Elle marche vers moi, les yeux baissés vers le sol. Je la regarde un instant, puis murmure :

– Rejoignons Kalem et Tristan au port pour y terminer la nuit.

Elle hoche la tête. Tandis que nous quittons le lieu de l'incendie, imitées par les autres rescapés, la pluie se met doucement à tomber, comme si le ciel, lui aussi, pleurait.

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