Chapitre 12

Par Saphir

Nous sommes arrivées au port de Bellir. Je plisse les yeux pour tenter d'apercevoir Le Mirage parmi tous les autres bateaux. Heureusement, je le trouve assez rapidement. Je n'ai qu'une seule envie, c'est de me mettre à l'abri de la pluie. Une question, cependant, se pose dans mon esprit. Comment allons-nous monter sur le navire ?

Liberté pointe du doigt le pont du bateau. Je suis la direction que prend son index et remarque Tristan qui se tient là-haut, une lanterne à la main, et qui nous fait de grands signes. Martin, le capitaine, le rejoint, nous voit et nous lance une échelle de corde.

– Qu'est-ce qui vous amène ici en pleine nuit ? demande-t-il, étonné de notre présence au port. Vous ne dormiez pas à l'auberge de la ville ?

– Si, mais elle a brûlé, je lui explique.

Il se tait pendant quelques secondes, interloqué.

– La foudre a frappé le toit, j'ajoute.

– Étonnant…, souffle-t-il, interdit. Cela n'était jamais arrivé avant.

– Il faut une première fois à tout, dis-je simplement.

– Eh bien, vous pouvez passer la nuit, et même les suivantes sur mon navire, si vous le souhaitez.

– Ce serait avec plaisir, capitaine. Je reprends mon voyage bientôt.

Martin hoche la tête.

– Suivez-moi. Je dois bien avoir une plage pour vous dans le dortoir.

Je me tourne vers Liberté, qui, après avoir salué Tristan, me suit.

Martin nous mène dans la cale, nous des dizaines de hamacs, tous vides, sont alignés bien sagement.

– Ceux-là n'appartiennent à personne. Vous pouvez passer le reste de la nuit dedans.

– Merci beaucoup, capitaine.

– Je suis dans ma cabine avec mes hommes là-haut si vous avez besoin de quoi que ce soit.

Il quitte la cale et nous laisse seules.

Liberté me tapote l'épaule et me montre son carnet : "J'aimerai continuer à voyager avec toi." J'esquisse un sourire.

– Tu ne veux pas rester avec Kalem et Tristan 

– "Je ne vais pas rester ici, dans tous les cas. Autant continuer mon voyage avec toi."

J'acquiesce.

– As-tu une destination particulière en tête ? je l'interroge.

Elle secoue la tête négativement.

– Eh bien on pourra continuer le voyage ensemble.

J’avoue que cela me rassure de ne pas faire route seule, je ne sais pas vraiment pourquoi. 

Je porte la main à mon cœur, contre la poche où repose la plume de Vanille. C’est elle qui aurait dû être là avec moi. Peut-être que je veux bien que Liberté m’accompagne pour la remplacer et pour que je sois pas seule… J’aime la solitude, d’habitude, mais le sentiment qui me lorsque j’imagine continuer mon voyage sans la jeune femme n’est pas agréable. 

 

Un peu plus tard, Oscar vient nous chercher dans le dortoir.

– Le repas est prêt. Vous pouvez venir si vous le voulez.

Liberté et moi le suivons hors de la cale, guidées par nos estomacs. Nous montons sur le pont. Au loin, touchant l'horizon, j'aperçois le soleil rougeoyant se refléter dans la large et immense mer. Le ciel se teinte peu à peu de bleu nuit.

Tous les marins du Mirage se sont rassemblés dans la cabine du capitaine. Quand je pénètre dedans, je remarque qu'elle comprend deux étages, dont le rez-de-chaussée où nous allons dîner.

– Vous voilà ! Je vous en prie, prenez place, nous propose Martin.

Il désigne une place libre entre lui et une matelote aux longs cheveux noirs et aux yeux rieurs. 

– Salut, moi c'est Maria, dit-t-elle d'une voix profonde.

– Nausicaa…, je réponds en m'asseyant.

Elle me tend sa main, souriante. Je mets un petit instant à comprendre qu'elle veut me serrer la main. Je m'exécute avec un sourire gêné.

Du coin de l'œil, je vois Liberté rejoindre Kalem et Tristan, de l'autre côté de la table.

– Nausicaa, je te présente Maria, ma seconde. Elle vient de Lorn, une île au sud du pays.

– Enchantée, dit Maria.

– Moi de même.

Je pose mes mains sur mes cuisses, mal à l'aise. Je ne me sens pas à ma place ici. Je me sens de trop, coincée entre Martin et Maria.

La jeune femme me sert de la soupe. Je la remercie en bredouillant. Je commence à manger lentement tout en observant les matelots et matelotes autour de moi. 

La soupe à un étrange goût que je ne connaissais pas avant. Elle a le goût du sel, le goût de la mer. Le goût de Bellir. 

Tout autour de moi, chacun et chacune discute, rit, se sociabilise. Je suis la seule à ne rien dire. 

Maria se penche vers moi avec un chaleureux sourire qui me fait un effet bizarre dans le ventre. 

– Alors dis-moi, Nausicaa, d’où viens-tu ?

Heureusement, cette sensation, ne dure que quelques instants, car la jeune femme se tourne vers le morceau de pain noir qu’elle tient entre les mains.

– De Selka, une ville au sud-ouest. Tu connais ? C’est au milieu du désert. Je n’avais jamais quitté ma ville jusqu’à très récemment, et quand je suis arrivée à Bellir, je n’avais jamais vu la mer avant… C’est très beau.

– Ça oui ! La mer, ici, tu ne peux pas la rater. Et… il ne fait pas trop chaud dans le désert ?

– J’ai vécu là-bas toute ma vie, alors j’y suis habituée. Je pourrais te demander s’il ça ne sent pas trop le sel, par ici. Tu répondrai la même chose que moi…, je réponds avec un petit sourire en coin.

Maria éclate d’un rire franc, rejetant ses cheveux noirs en arrière.

Nous continuons à discuter ainsi quelques temps, mais rapidement, un autre marin engage la conversation avec elle et je me retrouve à nouveau seule, décalée par rapport aux autres.

 

Au bout d'un moment, l'appel de l'air frais est trop fort. J'indique à Martin que je ne me sens pas bien. Il hoche la tête avec compréhension. Je n'apprécie pas vraiment le fait de lui mentir, mais je n'en peux vraiment plus. J'ai besoin d'espace, d'air, de voir le ciel.

Liberté remarque mon départ. Elle me suit du regard, l'air inquiet. 

Je me rends sur le pont, et aussitôt, je suis éblouie par la voûte céleste. Des milliers de minuscules petits points blancs, certains plus brillants que d’autres, parsèment le ciel nocturne. Un vent frais, un vent de minuit qui me rappelle mes escapades, le soir à Selka. Des trainées bleues et violettes habillent le ciel de dégradés magnifiques. J’inspire un bon coup, mais je manque de m’étouffer lorsque ma gorge s’enflamme à cause de l’air salé de la mer.  

Derrière moi, un petit rire cristallin retentit. Je me retourne pour voir de qui il s’agit et découvre Liberté, souriante.

– Salut, je lui dis en souriant.

Sa bonne humeur est contagieuse.

Elle écrit quelque chose sur son carnet et me le tend. Dans la nuit, malgré la lumière de la lune et des étoiles, je peine à déchiffrer ses mots. Je m’approche d’une lanterne et lis la phrase de Liberté : “Ça va ?”

– Oui, ne t’en fais pas, je réponds. J’avais juste besoin de prendre un peu l’air. Je n’aime pas être entourée d’autant de personnes. Je me sens plus à ma place ici que là-bas.

A l’expression compréhensive qu’elle a, je devine que c’est la même chose pour elle.

Je m’accoude sur le bord du bâteau.

– Tu sais, je murmure d’une voix presque recouverte par le bruit des vagues, je suis contente de vous avoir rencontrés, Kalem, Tristan et toi. Même si je trouve la solitude parfois agréable, j’ai bien aimé voyager avec vous jusqu’ici. Je n’ai jamais vraiment eu d’amis, mais je commence à croire que vous êtes les premiers.

Liberté sourit, et je sais sans même qu’elle ne l’écrive sur son carnet qu’elle pense la même chose que moi.

 

Mon regard se perd sur la surface de la mer, qui s’étend à l’infini, là où l’eau ne forme plus qu’un avec le ciel, là où la lune argentée se reflète et se mélange à l’écume nacrée créée par les vagues. 

Penchée au-dessus du bord du navire, Liberté à mes côtés, je laisse mon esprit se vider.

 

Je me réveille aux premières lueurs de l’aube après avoir peu dormi à cause du roulis du bâteau, même à quai. Dans le lit d’à côté, Liberté dort encore, mais je suis obligée de la réveiller. Nous devons partir ; nous avons convenu avec Rafael que nous nous retrouverons ce matin. J’espère qu’il n’a pas oublié.

Je rassemble quelques affaires dans deux sacs à dos achetés au marché et dans ma sacoche, puis je m’approche du lit de Liberté et la secoue doucement par l’épaule.

– il est temps d’y aller, je murmure.

Mon amie baille lourdement et se lève lentement de sa couchette en clignant des yeux. Je lui tends son sac à dos, contenant le nécessaire : fruits secs, viande séchée, carte et boussole, gourde, vêtements de rechange et trousse de soins. Évidemment, j’ai les mêmes choses dans mon propre sac. Liberté glisse dedans son seul bien personnel, son fidèle carnet, puis se lève, prête à me suivre. 

Nous quittons la cale, déjà presque vide malgré l’heure précoce et nous nous rendons sur le pont. 

Dès l’aube, les matelots du Mirage travaillent dans les filets, chargent des marchandises, des vivres, nettoient le pont et vérifient que tout est en bon état. 

Je cherche Kalem et Tristan du regard et les aperçois un peu plus loin, près de la cabine du capitaine. Ils sont en train de nettoyer le plancher du pont avec deux autres marins. Liberté et moi nous approchons d'eux.

– Nausicaa, Liberté, déjà debout ? nous salue Kalem.

Il remarque nos sacs à dos.

– Oh, je vois… Vous allez partir ? demande le jeune homme.

Je hoche la tête.

– Ne t'en fais pas pour nous, je saurai nous défendre, j'ajoute.

– Je ne m'en fais pas pour ça, sourit Kalem.

Il pose sa main sur mon épaule, tel le grand frère protecteur que je n'ai jamais eu.

– On se reverra ?

– Je ne sais pas… J'espère.

Martin s'approche de notre petit groupe.

Le Mirage est prêt à quitter le port, nous informe-t-il.

– Nous allions justement partir, je réponds.

– Eh bien, je vous souhaite un bon voyage ! s'exclame le capitaine. Vous êtes toujours les bienvenues sur le bateau, si vous le souhaitez. Ma porte est toujours ouverte aux voyageurs.

– Merci pour votre hospitalité, je le remercie.

Kalem s'approche de nous et nous serre dans ses bras, Liberté et moi. Hésitante, je lui rends son étreinte.

Tristan et lui vont me manquer. Ils sont mes premiers amis et j'espère qu'on se reverra bientôt.

 

Liberté et moi regardons Le Mirage quitter lentement les quais de Bellir. Sur le pont, Kalem et Tristan nous saluent. 

Nous attendons  quelques minutes que le bâteau soit au large, puis je me tourne vers mon amie.

– Allons-y.

Elle hoche la tête, puis nous quittons nous aussi le quai.

 

Nous arrivons à la grande place, là où le marché est organisé hebdomadairement. Aujourd'hui, il a laissé place à une scène de théâtre, mais les rideaux rouges sont tirés et il n'y a aucun spectateur. 

Plus loin, une silhouette avance vers nous. C'est Rafael.

Nous le rejoignons.

– Prête à partir ? demande le rouquin.

– Bien sûr. Et toi ?

– Oui.

Il remarque Liberté et la dévisage.

– Elle vient avec nous ? interroge Rafael.

– Oui. Elle s'appelle Liberté, c'est mon amie. Ça ne te dérange pas ?

De toute manière, si ça le dérange, Liberté et moi voyagerons à deux et lui seul. Ça l'embêtera plus lui que moi.

Liberté s'incline doucement.

– Allons-y alors.

 

Des brindilles craquent sous mes pieds. Le chant des oiseaux résonne autour de moi. Les arbres de la forêt de Bellir, teintés d'orange, perdent peu à peu leurs feuilles, qui tombent lentement sur le sol. Au loin, je remarque une biche et son petit qui nous observent avec méfiance.

Le soleil est à son zénith. Nous avons prévu de marcher encore quelques heures avant de s'arrêter pour la nuit. Nous avançons vers l'est, donc heureusement, nous n'avons pas le soleil dans les yeux.

Nous sortons de la forêt après un peu plus d'une heure de marche et arrivons dans une plaine de collines. Liberté, au loin, aperçoit de la fumée. Elle me tapote l'épaule et me le pointe du doigt pour me le montrer.

– Ça doit être un village, je dis.

– Oui, c'est un hameau entourant le manoir d'un riche commerçant, nous indique Rafael. Ce n'est pas ce qui manque, dans les Terres Salées.

– Les Terres Salées ? je répète.

Liberté écoute Rafael attentivement.

– C'est la région autour de Bellir et Stëlle. 

Il sort sa carte et nous la montre.

– Vous ne saviez pas ça ? Vous n'êtes pas allées à l'école ou quoi ?

– Non, je réponds. Enfin, je pense que Liberté y est allée, mais elle vient de Rhadia.

– Tu viens d'où, toi ? me demande Rafael, qui ralentit pour me rejoindre quelques pas derrière.

– Selka. Je ne sais même pas s'il y avait une école là-bas. Selka est connue comme la ville du crime, des rebuts de l'humanité et de l'illégalité par excellence, même moi je sais ça, je soupire.

Mon enfance n'a pas été la plus épanouie qui soit. Je n'ai pas eu le meilleur environnement qui soit, ni les meilleures relations.

 

Dans notre dos, le soleil commence à se coucher. Le ciel s'assombrit peu à peu, mais Rafael continue à avancer. 

– On ne devrait pas s’arrêter ? je lui demande.

– Oui, je pense, mais le prochain village est encore à une demi-heure de marche, répond-t-il.

– On peut s’arrêter avant, dis-je. On peut monter un campement ici.

– D’accord…

Je sens que Rafael est mal à l’aise par rapport au fait de dormir à même le sol, sans abri, mais Liberté est sur le point de s’endormir sur place, et ce sera plus pratique si on fait une pause maintenant.

Nous nous installons sur un bosquet

– J’espère juste qu'une bête sauvage ne va pas nous attaquer pendant la nuit, murmure le jeune homme.

– Je sais me défendre, il ne se passera rien, je le rassure. Tu sais allumer un feu de camp.

Il hoche la tête et s’exécute tandis que je prépare quelques lamelles de viandes séchées. Lorsque Rafael a fini d’allumer le feu, Liberté, lui et moi installons nos sacs à dos sur le sol pour s’en servir comme oreiller. J’essaye de trouver le sommeil, mais je n’y arrive pas, alors je m’assoie près du feu de camp et, avec une brindille, je joue avec les braises tout en surveillant les alentours du coin de l'œil. 

Cependant, le ciel n’a pas l’air d’être de notre côté, car des gouttes d’eau commencent à nous tomber dessus. Encore quelque chose que je ne connaissais pas. La pluie est quelque chose qui n’arrive jamais à Selka. Je sais à quoi ça ressemble grâce aux quelques arbres que j’ai lu, mais c’est tout. Je pensais que c’était désagréable, mais finalement, j’aime bien. Heureusement, en revanche, que nous nous sommes abrités sous ce bosquet, sinon Liberté et Rafael n’auraient pas pu dormir.

 

Habituées à voyager ainsi, Liberté et moi passons une assez bonne nuit, au contraire de Rafael, qui lui se plaint de son mal de dos pendant des heures.  Dire qu'il reste encore trois de voyage jusqu'à Stëlle, qui est bien plus au nord que Bellir, vers la frontière entre Tinsarell et Endario, le pays voisin.

Raphaël ne m'a toujours pas dit combien je serai payée pour le protéger. À ce propos, je n'ai pas encore eu à le faire. Heureusement, car je préfère que le voyage jusqu'à Stëlle se passe sans problèmes.

Je jette un coup d'œil au jeune homme roux, devant moi. Il ne ressemble pas du tout à Cassandre, sa sœur. En fait, j'ai de nombreuses questions à ce sujet, mais ce n'est peut-être pas le bon moment. Je le ferai lorsque nous serons arrivés à Stëlle.

 

Deuxième nuit de notre voyage. Nous nous sommes arrêtés près d'un petit village dont j'ai déjà oublié le nom. Cette nuit encore, je n'arrive pas à dormir. Je suis prise d'un sentiment de malaise inexplicable. Je me tourne et me retourne sur mon sac à dos, cherchant le sommeil, mais en vain. Une émotion étrange me pèse sur le cœur.

Je décide alors d'aller faire un tour sous la lumière de la lune. Je me lève précautionneusement pour ne pas réveiller mes deux compagnons et je m'éloigne un peu, dans le petit bosquet près du village.

Une fraîche brise nocturne me souffle doucement au visage. Je me mets en marche.

Je ne sais pas trop vers où aller, alors je me contente juste de mettre un pas devant l'autre.

Pourtant, plus j'avance et plus je recule. Les arbres se ressemblent tous. Il n'y a plus aucun bruit autour de moi, pas même celui des battements de mon cœur.

Tout est sombre. Où suis-je ? Plus dans le bosquet, je le sais.

Je suis dans le vide.

Un visage m'observe dans l'ombre. Et me sourit.

"Enfin."

Quoi ?

"Sa magie a marché, il semblerait."

Qui es-tu ? Qu'est-ce que tu fais ici ?

"Ici ? C'est quoi, ici ?"

C'est… mon esprit. Je crois.

"En effet."

Et qui es-tu ?

"Je ne suis qu'une ombre. L'ombre de ta malédiction."

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