Chapitre 12

De l’autre côté du monde, Jahangir leva la tête et contempla le voile de protection qu’il avait créé. Grâce à cette ingénieuse parade suffisamment haute et large, il avait arrêté la progression de la vague de froid envoyée par Ynobod. Il était venu au pied du mur pour vérifier que le terrain militaire était désormais à l’abri des blizzards, ce qui était le cas. Comme il se trouvait au milieu du campement, il en profita pour observer les progrès de la fabrication de son armée. Il regardait l’affairement servile des séides qui travaillaient sous ses ordres. Il les voyait courir en tous sens, occupés par des tâches bien organisées et petit à petit, certains résultats qu’il attendait se concrétisaient. Mais cette frénésie était bien la seule chose qui lui apporte un peu de contentement car, pour le reste, les choses ne progressaient pas comme il le souhaitait.

 

Il n’avait plus confiance en Marjolin, aussi avait-il conçu une nouvelle créature appelée Oxalis, chargée du pilotage et du bon fonctionnement des chantiers. Officiellement, Oxalis était celui que Jahangir avait désigné comme maître d'œuvre. Jahangir était certain que la présence d’Oxalis provoquerait la jalousie et la colère de Marjolin, et qu’il devrait sans cesse surveiller que ses deux créatures se respectent mutuellement. Jahangir n’avait pas pu s'empêcher de se venger de la désinvolture de Marjolin. Il savait qu’il en payerait le prix par un surcroît de vigilance.

 

Les volcans qu’il avait réanimés sous les pyramides rouges crachaient un feu continu. Des flammes oranges et jaunes s’échappaient par les ouvertures qu’il avait réalisées en haut des monuments en faisant exploser leur sommet pointu. Il avait toujours été fasciné par les volcans. La puissance qu’ils allaient chercher au cœur de la planète était à son sens quasiment invincible. Par le passé, il avait voulu se mesurer à ces géants imprévisibles. Et il s’était entraîné à détruire l’un d’eux pour prouver qu’il était le plus fort. Mais bien plus tard, un autre volcan avait détruit toute son œuvre. Alors désormais, Jahangir se méfiait d’eux. Il se servait de leur pouvoir avec précaution, gardant le contrôle de leurs débordements pour éviter tout accident. Sous la surface du sol, l’énergie produite par le magma en fusion servait simplement à alimenter les usines de création des futurs soldats.

 

Les troupes de Jahangir avaient rapporté un grand nombre de carapaces de scarabées bleus trouvés dans les chambres secrètes des pyramides. Mais la récolte avait été mauvaise. Il avait fallu trier les squelettes utilisables parmi les vestiges cassés ou éparpillés. Les coléoptères finalement sélectionnés avaient été emportés vers la nouvelle usine de transformation. Jahangir pensait qu’il n’y en avait pas suffisamment pour atteindre la quantité de soldats prévue. Il fallait en trouver davantage. Il avait décidé d’organiser prochainement une nouvelle exploration, plus profondément sous la terre. Il devait forcément subsister des restes de scarabées en plus grand nombre sous les pyramides. Dès qu’il aurait le temps, il créerait quelques ouvriers et les affecterait à des tâches de fouilles. Il lui restait à déterminer quelle forme il leur donnerait. Il songeait à des insectes fouisseurs ou à des taupes. Il leur donnerait une taille raisonnable pour que le travail fourni soit efficace. Il mit cette idée dans un coin de sa mémoire et n’y pensa jamais plus.

 

Pour compenser le faible volume de soldats, il avait eu une autre idée en voyant les alignements de pierres debout. S’il arrivait à les animer, elles pourraient devenir des combattants très forts, quasiment invincibles. Dans sa tête, il imaginait l’armée de soldats de pierre qui avançait inéluctablement vers Coloratur pour défaire Ynobod. Depuis, il cherchait dans sa bibliothèque de grimoires une formule pour relever et activer les monolithes. 

 

Il avait déjà tenté plusieurs essais infructueux. Comme il détestait les échecs, il s’acharnait de plus en plus. Il avait tout de même réussi à faire bouger une ou deux pierres. Et puisqu’il se voulait optimiste pour préparer son attaque, il ne désespérait pas d’atteindre prochainement son objectif. 

 

Jahangir avait aussi songé à faire intervenir des araignées. Il l’avait fait avec talent et efficacité autrefois, et y repensait sérieusement. Il y avait des araignées au Pays d’Argent et sur le continent de plastique. Avant de réfléchir au moyen de ramener des arachnides des îles de déchets, ce qui serait sûrement très compliqué, il voulait essayer quelque chose avec celles du Pays d’Argent.

 

Aux côtés d’Oxalis qui dirigeait l’armée des scarabées, il avait généré deux créatures de niveau inférieur, Tholomaz et Scampion, qu’il avait désignées comme chefs de guerre chargés d’entraîner les soldats. Les scarabées qui avaient été sauvés, puis grossis par les soins de Jahangir et multipliés par le sort d’Esmine, peuplaient désormais le terrain militaire. Ils apprenaient les techniques d’attaque et de défense. Cependant, les mouvements et les exercices s’effectuaient souvent dans la précipitation car Tholomaz et Scampion manquaient encore d’expérience. De ce fait, de nombreux scarabées mouraient lors de l'entraînement. 

 

Le magicien enrageait d’assister à ces échecs répétés. Il tentait de trouver une solution pour réutiliser les cadavres, mais la plupart du temps, les scarabées tués étaient devenus inutilisables car ils étaient abîmés, écrasés ou trop déformés par l’impact des chocs.  

 

Peu satisfait de l’avancement des préparatifs, Jahangir déambulait au milieu des tentes et des constructions de pierre qui émaillaient son camp militaire. Il marchait les mains dans le dos, un peu courbé vers l’avant, comme s’il portait le poids de sa destinée sur ses épaules. Son visage était marqué à la fois par la haine qu’il portait à Ynobod et qui alimentait sa détermination, et par le souci de gérer cette nouvelle guerre à son âge avancé. 

 

Il passa devant la bibliothèque du camp où il aperçut assis autour d’une table Marjolin et Spitz qui compulsaient des grimoires et prenaient des notes. Marjolin releva la tête un instant lorsqu’il remarqua Jahangir. Le sorcier vit le regard venimeux que lui lança sa créature et frissonna malgré lui. Il décida de ne pas s’arrêter et poursuivit sa visite.

 

Un peu plus loin sur le terrain militaire, se trouvait le velum du QG de Jahangir, juste à côté de la tente qui abritait le laboratoire où il avait installé la sorcière.

 

Dans ce lieu, Esmine se débattait avec la duplication de scarabées vivants. Le sort ne fonctionnait pas encore de manière optimale. Les créatures obtenues étaient des clones imparfaits. Il leur manquait souvent une ou deux pattes, ou les élytres, ou bien la carapace était tordue ou les yeux aveugles. La formule n’était pas fiable quand Esmine l’utilisait sur une autre personne qu’elle-même. Elle avait beau essayer de l’exécuter de toutes les manières possibles, le résultat n’était pas à la hauteur de ses attentes. Jahangir fulminait de la voir si maladroite, mais il contenait son impatience car il avait absolument besoin d’elle. Les préparatifs militaires n’en étaient qu’à leurs débuts. Il faisait le pari que la sorcière finirait par trouver la maîtrise du sort, et que tout serait rentré dans l’ordre quand il lancerait l’assaut.

 

Cependant Esmine était si lente à manipuler le sort de clonage que Jahangir avait renoncé à essayer de récupérer la formule pour s’en occuper lui-même. Il avait d’autres problèmes à résoudre en priorité. D’ailleurs il pensait qu’elle faisait exprès de ne pas réussir à créer de beaux scarabées par duplication. Elle voulait continuer à être la seule qui sache cloner des soldats. Eh bien il la laisserait faire. Tant pis pour elle, elle n’en aurait que plus de travail et serait si occupée qu’elle n’aurait pas le temps de se mêler de ses affaires.

 

Avisant la silhouette d’Esmine derrière le dais épais qui l’abritait des ardeurs du soleil, il pénétra sous le toit protecteur de la tente et se glissa près de la sorcière. Un ventilateur qui tournait procurait une ombre fraîche et faisait voleter les cheveux et la robe d’Esmine.

 

– Où en sommes-nous, demanda Jahangir d’un ton grinçant.

– Pas beaucoup plus loin qu’à ta précédente visite, répondit Esmine sans s’émouvoir. Je fais mon possible, mais je t’ai déjà expliqué que j’ai peu de liberté d’action sur le sort de duplication. La seule chose qui me semble efficace, c’est d’améliorer ma dextérité pour lancer la formule. Quand je l’exécute trop lentement, il y a des ratés.

– Alors fais vite, nous avons peu de temps, répliqua Jahangir.

– Tu ne m’écoutes pas, soupira Esmine. Je dois acquérir plus de vitesse pour exécuter le sort. Trouver de bons raccourcis, c’est cela qui me prend du temps.

– Quelle qu’en soit la raison, ça n’avance pas, riposta Jahangir qui se refusait à comprendre..  

– Si tu veux. Je n’ai pas le temps d’en discuter. Une question me tourmente depuis un certain temps, poursuivit Esmine en tournant frénétiquement les pages de son carnet de notes. J’espère que tu ne songes pas à éliminer totalement les hommes. Car ne penses-tu pas que la vie sur la planète serait inintéressante sans eux ? C’est grâce à eux que nous expérimentons des nouveautés. 

– Que veux-tu dire par là ? interrogea Jahangir. Est-ce bien le moment et le lieu de penser à ça ?

– A qui nous attaquerions-nous s’il ne restait que des magiciens, des sorciers et des êtres nantis de pouvoirs ? protesta Esmine. Passerions-nous notre temps à nous battre entre nous ? Qui nous donnerait une raison de progresser dans notre art ? La plupart des humains sont naïfs et crédules, prompts à se laisser prendre à nos pièges. Mais malgré leurs faibles moyens, certains hommes sont ingénieux et retors, ils n’ont cessé de nous contre-attaquer. Grâce à eux, nous ne nous ennuyons jamais. 

– Balivernes ! Je n’ai pas besoin de cette vermine qui ne m’a causé que des désagréments, grommela Jahangir. Pour moi, je n’ai qu’une envie, les éradiquer totalement. Tu devrais arrêter de te poser des questions inutiles et te concentrer sur ta mission.

– Certains parmi cette vermine te servent, et plutôt bien, répondit Esmine qui persistait dans son idée. Après toutes les catastrophes et les guerres qui ont anéanti les territoires, il me semble que ce serait une bonne chose de stimuler les hommes et de s’occuper de la planète.

– N’est-ce pas précisément ce qu’est en train de faire ce traître d’Ynobod ? Serais-tu par hasard en train de changer de camp ? rugit Jahangir.

– Bien sûr que non, fit Esmine. Je m’interroge, c’est tout. Rappelle-toi que c’est moi qui suis venue te chercher.

– Soit. Changeons de sujet, celui-là est scabreux. Je viens de surprendre le regard de Marjolin en passant devant la bibliothèque, avoua Jahangir que la vision de sa créature perturbait, car il songeait aussi à la haine d’Ynobod. Il me déteste. Pourtant, c’est grâce à moi qu’il existe, il faut qu’il comprenne qu’il doit suivre mes ordres. Mais pourquoi toutes mes créatures me haïssent-elles ?

–Tu ne réfléchis pas, fit Esmine. Dès que tu as une idée, tu fonces tête baissée pour la réaliser et ensuite tu constates que ce n’était pas forcément une bonne chose. Mais c’est trop tard, le mal est fait. Quelle erreur de créer un séide aussi doué que Marjolin ! Forcément il n’allait pas rester sans réfléchir. Et tu le mets en concurrence avec Oxalis qui est plus rusé qu’intelligent. Cela exacerbe le ressentiment de Marjolin. Il se sent rabaissé et, sans vouloir déclencher ton courroux, c’est exactement ce que tu souhaitais. Alors ne sois pas étonné qu’il ne pense qu’à une chose, se rebeller contre ton autorité et faire son chemin seul.

– C’est ma foi vrai. Dois-je me débarrasser de lui ? demanda Jahangir. 

– Bien sûr que non ! s’écria la sorcière qui savait que Jahangir ne l’écouterait pas s’il en avait décidé autrement. Il faut le manipuler et utiliser son intelligence pour servir tes desseins.

– J’aime tes conseils, Esmine, reprit Jahangir d’un ton indéfinissable. Ils sont pertinents. Mais tu vois, je pense que Marjolin me ment. Il sait plus de choses que ce qu’il veut bien me dire. Et je n’aime pas ça.

– Je viens de te dire qu’il est intelligent. Il contourne tes règles pour faire ce qui lui plait, murmura Esmine.

– Tu exagères un peu, dit Jahangir, mais à peine. Dis-moi un peu ce qu’en pensent les sorcières de Coloratur. Je voudrais aussi en savoir plus sur cet habile Urbino qui lui a faussé compagnie avant d’arriver ici. 

– Eh bien Marjolin a une drôle de réputation à Coloratur, avoua Esmine. Je ne veux pas lui porter préjudice, mais puisque tu l’exiges …

– Mais de quoi parles-tu ? s’étonna Jahangir dont la colère commençait à monter. Raconte-moi ce qu’on dit sur lui.

– Il joue du théorbe, fit Esmine avec une voix de conspiratrice.

– Ce n’est pas nouveau, riposta Jahangir, il m’a suffisamment cassé les oreilles à Astarax avec son instrument. Il ne l’a pas emporté pourtant.

– Il en a trouvé un autre, reprit Esmine, chez la belle Juliette. C’est une jeune fille qui habite dans la ville haute de Coloratur. En réalité, il joue de la musique pour elle. Autrement dit, il a des sentiments pour elle.

 

A ces mots, Jahangir partit d’un grand éclat de rire. Esmine eut l’impression d’entendre un moteur se détraquer, car l’hilarité du magicien se mua en toux et bientôt son corps fut secoué de soubresauts, comme lorsqu’une vieille voiture ne veut pas démarrer. Esmine retint un sourire moqueur car il était ridicule. 

 

– Marjolin ne peut pas éprouver de sentiments, finit par articuler Jahangir quand son hoquet cessa, c’est impossible. Je l’ai conçu comme une machine.  

 

En disant ces mots, le magicien se souvint brusquement de ses soupçons à propos de Marjolin. La remarque d’Esmine confirma ce qu’il redoutait. Cependant, comme il n’était pas dans ses habitudes de dévoiler ses pensées, il n’en laissa rien paraître.

 

– Tu te trompes, poursuivait Esmine. Marjolin ne le sait pas, mais il est épris de cette fille. Il compose des morceaux de musique pour elle. Il ne pense qu’à elle et à son instrument.  

– C’est ton interprétation, mais tu ne peux rien prouver, répliqua Jahangir qui ne voulait pas admettre la sensibilité de Marjolin devant la sorcière. C’est de la pure invention. 

– Il la suit partout, protesta Esmine.

– Et elle ? demanda Jahangir.

– Elle ne ressent rien pour lui, naturellement, fit Esmine. D’ailleurs elle a un ami. 

– Tout ceci est sans importance, Marjolin perd son temps, répondit Jahangir. Mais parle-moi de cet Urbino. 

– Marjolin a demandé à Primrose d'aller le chercher, car tu as exigé qu’il vienne avec un enfant pour l’aider à lire. Et Marjolin voulait précisément ce gamin-là. Il a insisté alors que Primrose avait choisi Spitz. Pourquoi ? Je ne saurais le dire, expliqua Esmine.

– Donc il est venu depuis Coloratur avec les deux garçons, et Urbino a trouvé le moyen de s’enfuir pendant le voyage, fit Jahangir. La surveillance de Marjolin ne devait pas être efficace. Ce gamin m’intrigue, il a réussi à s’échapper. Il doit être intelligent. Je veux le récupérer.

– Vois avec Marjolin. Je ne sais même pas à quoi il ressemble, reprit Esmine. 

– C’est ce que je vais faire, poursuivit Jahangir en s’éloignant.

 

Il s’arrêta et sembla réfléchir quelques instants, puis brusquement se retourna vers Esmine qui avait repris ses expérimentations.

 

– Tu sais que je cherche une formule appropriée pour ranimer les pierres debout, dit-il.

– Oui, absolument, répondit Esmine.

– Pense à rajouter la duplication de monolithes dans tes tests, ajouta Jahangir en quittant la tente. Nous ferons quelques essais quand ma formule sera au point. 

 

Esmine tapa du pied en voyant le bas de la robe du magicien virevolter dehors avant de disparaître.

 

– Tortionnaire, murmura-t-elle entre ses dents.

– Tu disais ? fit Jahangir en repassant la tête sous l’ouverture de la tente.

– Rien, répondit Esmine en baissant la tête.

– J’avais cru t’entendre parler, ironisa le magicien.

– Rien, je te dis, répéta Esmine d’un ton exaspéré.

– Parfait ! répliqua Jahangir. 

 

Il reprit le chemin de la bibliothèque et entra dans le bâtiment de pierre. L’endroit était presque frais car il avait été bâti en contrebas et était à moitié enseveli dans le sable. Marjolin et Spitz étaient absorbés dans la lecture d’un manuscrit. Jahangir s’approcha subrepticement. 

 

– Marjolin ! s’exclama-t-il en faisant sursauter ses interlocuteurs, j’ai une requête à t’adresser.

– Oui, Maître, répondit la créature en levant des yeux qui cette fois ne révélaient rien. Je suis à ton service.

– Tu peux sortir Spitz, ajouta Jahangir, j’ai à parler en privé avec Marjolin.

 

Le gamin se leva aussitôt sans prononcer un mot et s’éloigna.

 

– Tu sais que je veux lever une armée à partir des pierres debout, reprit Jahangir quand Spitz fut sorti de la bibliothèque. Et pour marcher sur Coloratur avec des créatures invincibles, quoi de plus résistant qu’une division de monolithes ? 

– Absolument, Maître, fit Marjolin.

– Pour élaborer mon plan d’attaque et le sécuriser, nous devons prendre en compte le fait que la zone glaciale créée par Ynobod est impraticable.

– En effet, approuva Marjolin.

– Je voudrais que tu regardes la carte d’Odysseus pour analyser les rives du fleuve Tombo. Car cette armée devra traverser le fleuve et aucun pont ne pourrait résister au poids des soldats de pierre. Il faudrait trouver un endroit pour passer. Sauf si tu as une meilleure idée.

– Voici la carte, dit Marjolin en étalant le parchemin sur la table qu’il avait débarrassée des livres. Ici se trouve la zone glaciale. Le Tombo est gelé mais seulement en surface. En aval, le débit du fleuve est plus faible mais reste impraticable à traverser à pied. Peut-être le delta du Tombo. Ce sont des bras du fleuve peu profonds, mais toute la région doit être à nouveau marécageuse avec la remontée du niveau de la mer. Les soldats risquent de s’enliser dans la vase. En amont de la zone glaciaire, le lit du Tombo est beaucoup trop encaissé et tumultueux. Remonter à la source, c’est trop loin. Le plus rapide serait de survoler les eaux.

– J’y ai déjà pensé naturellement, répliqua Jahangir. Mais faire voler une armée de pierres, c’est impossible. Aucun sort n’est assez puissant.

– Une solution serait de fabriquer les troupes de l’autre côté du fleuve, proposa Marjolin, au lieu de le faire au campement.

– Impensable, riposta Jahangir, les pierres debout sont ici. Je n’ai qu’à les animer pour les transformer en soldats. Je ne vais pas aller tailler des pierres dans les montagnes, je vais utiliser directement la matière première que j’ai sous la main.

– Très bien. Et la téléportation ? avança Marjolin.

– Tout aussi impossible que le survol.

– Alors je ne vois qu’une chose. Arrêter le cours du Tombo, ou le détourner avant qu’il ne passe sur le chemin de l’armée, dit encore Marjolin.

– Ça, c’est une idée. Et c’est dans mes cordes, dit Jahangir avec satisfaction. Montre-moi donc la carte que je choisisse l’endroit où passera désormais le fleuve.

 

Jahangir et Marjolin se penchèrent sur le parchemin. Le doigt couvert de bagues du magicien suivait le cours du fleuve tandis qu’il traçait une croix rouge sur l’emplacement des pyramides avec son ongle.

 

– Ici, dit-il en arrêtant sa progression sur un méandre du Tombo. Regarde cette montagne contournée par le fleuve, c’est un promontoire rocheux qui fut une montagne sacrée. Il reste des inscriptions et des bas reliefs sculptés sur les flancs. Je soupçonne l’existence de grottes et de tombes anciennes à l’intérieur. Mais peu importe. Si la rivière poursuit sa course tout droit vers le sud sans remonter vers le nord comme elle le fait actuellement, elle ne passera plus devant notre campement, mais loin derrière. La route vers Coloratur sera sans obstacle. Excellent. 

– Cela paraît judicieux, fit Marjolin. Le détournement doit avoir lieu en amont de la zone glaciale. Ainsi, le fleuve s’assèchera en aval et il sera possible de le passer à pied.

– En effet, il reste donc à s’assurer que le méandre est bien à l’abri de la tempête de froid. Dans ce cas, la position du djebel est tout à fait adéquate. Je pourrai opérer la dérivation pour faire passer le Tombo le long de ses pentes en direction du sud. Je veux que tu partes tout de suite pour vérifier mon hypothèse, afin que je puisse lancer mon sort de détournement le plus rapidement possible, murmura Jahangir avec satisfaction. Voici un problème pratiquement réglé.

 

En réalité, Jahangir avait simplement l’intention de surveiller le déplacement de Marjolin. Il n’avait pas besoin de sa créature pour l’aider. Il savait déjà que le djebel se trouvait au-delà de la zone glaciaire dont il connaissait les limites, et que c’était le meilleur emplacement pour modifier le cours du Tombo. Non, Jahangir voulait vérifier par lui-même le comportement de celui en qui il n’avait plus aucune confiance. Dès qu’il fut sorti de la bibliothèque, il s’éloigna vers l’ombre des pyramides et se transforma en fumée noire. Grâce à la légèreté de l’air chaud, les volutes s’élevèrent rapidement et se dissipèrent dans l’atmosphère. Lorsque Marjolin émergea à son tour du bâtiment, toute trace de son maître avait disparu. Mais depuis le haut du ciel, l'œil de Jahangir l’observait sans pitié. Le magicien se souvenait de ce sort qui lui avait sauvé la vie et qui représentait toujours pour lui une échappatoire à toute agression. Il en avait même doté Ynobod lorsqu’il n’était encore que Personne. Ynobod s’était souvenu de cette formule lorsqu’il avait attaqué Coloratur, mais il l’utilisait à une échelle jamais atteinte par Jahangir. Pour le magicien immobile, l’objectif de l’instant n’était pas de concurrencer Ynobod, mais de s’assurer de la loyauté de Marjolin. 

 

Progressant au-dessus de sa créature, l’ombre discrète suivait le séide qui marchait dans le sable. Le vent soulevait des nuages de poussière autour de lui, mais sa silhouette restait bien visible. Marjolin avançait vite, sans dévier de sa route qui le menait tout droit vers l’endroit que Jahangir avait désigné sur la carte. Le chemin était encore long cependant. Et tout à coup, la créature disparut.

 

Jahangir pesta aussitôt.

 

– Où est-il passé ? Je savais bien qu’il me cachait des choses. Il maîtrise le sort d’invisibilité ! Mais pourquoi le lancer dans ce désert où il n’y a personne pour le voir ? C’est absurde. Enfin cette fois je l’ai pris en flagrant délit de mensonge. Son affaire est faite.

 

La fumée reprit la route du campement et se concentra rapidement en survolant les tentes. L’ombre descendit lentement en observant les alentours et lorsqu’elle atterrit à l’abri des regards, reprit la forme du magicien. Jahangir regagna aussitôt sa propre demeure.

 

C’était une petite maison de pierre toute simple à l’extérieur. Mais dès que le visiteur y pénétrait, la magnificence d’un palais se déployait devant ses yeux. Une salle immense soutenue par des colonnades de marbre, dont le sol était couvert de tapis et les murs de tentures somptueuses, formait une antichambre digne des plus grands princes. Tout au fond, se dressait une petite chambre spartiate où Jahangir aimait se retirer pour penser et laisser divaguer son esprit. La pièce était seulement meublée d’un lit de repos en pierre, dont les quatre pieds sculptés représentaient des pattes de lion. Cette couche était parfaitement inconfortable mais Jahangir s’y étendit avec satisfaction.

 

– J’ai besoin de réfléchir, dit-il en fermant les yeux, mais pas tout à fait, comme le ferait un chat qui reste toujours méfiant. Quelque chose me turlupine et je dois comprendre ce qui s’est passé.

 

Dans sa tête, la scène repassait en boucle. Il était toujours intrigué par le côté extravagant de la brusque disparition de Marjolin.

 

– M’aurait-il aperçu quand je suis devenu fumée ? C’est impossible, marmonnait-il en crispant ses mains. Alors …

 

Tandis que ses idées devenaient plus claires et s’organisaient, une petite phrase d’Esmine lui revint en tête. 

 

– Marjolin est amoureux d’une certaine Juliette. Elle habite à Coloratur. Aaaah ! Et si … et si ce menteur allait à Coloratur pour voir sa belle ? s’exclama soudain le magicien. Il se rend invisible et il se téléporte. Ceci expliquerait pourquoi il a disparu dans le désert. Non seulement il sait devenir transparent mais il peut voyager sans se déplacer … C’est forcément ça le secret de sa subite disparition. Hum, il faut que je le recadre rapidement avant qu’il ne m’échappe tout à fait. 

 

Jahangir ne se trompait pas, Marjolin avait fait un petit tour chez Juliette. Il constata avec tristesse qu’elle n’était toujours pas là. Son cœur qu’il croyait insensible se serra et il alla caresser le théorbe pour calmer ses nerfs. Une musique déchirante s’éleva des profondeurs de l’instrument tandis qu’il en faisait vibrer les cordes. L’air mélancolique lui fit du bien. Il était si perturbé qu’il n’avait même pas pensé à annuler le sort d’invisibilité. Dans le voisinage, nul ne l’avait vu arriver, et nul ne le vit partir. Pourtant, tous entendirent la musique et eurent le sentiment qu’une créature totalement désespérée était venue hanter l’échoppe.

 

Lorsque Marjolin se téléporta à nouveau près du fleuve Tombo et redevint visible, il eut la surprise de voir Jahangir jaillir comme un diable de sa boîte. Il surgit de derrière un groupe de rochers au pied du djebel. 

 

– Que fais-tu ici, maître ? parvint-il à articuler en ravalant sa salive tandis que Jahangir s’approchait de lui la main tendue, presque à le toucher du bout de l’ongle de son index.

– C’est plutôt à toi que je veux poser cette question, Marjolin, répondit Jahangir d’un ton glacial. Je pensais que tu ne connaissais pas le sort d’invisibilité ? Peux-tu m’éclairer ? car je viens de te voir apparaître soudainement exactement là où tu avais disparu quelques heures auparavant.

– Eh bien, murmura Marjolin, Spitz et moi avons réussi à déchiffrer la formule et je venais m’entraîner ici, à l’abri des regards. Car je me méfie de Spitz, il a très mauvais esprit. 

– N’y avait-il pas plus près pour faire des essais ? reprit Jahangir. Et pourquoi es-tu resté absent si longtemps ?

– Tu m’attendais, maître ? demanda Marjolin dont la voix tremblait.

– En effet, je t’attendais, fit Jahangir. Et quelle surprise de te voir te matérialiser longtemps après le délai normal. Où es-tu donc allé pendant tout ce temps ? Car tu as voyagé n’est-ce pas ? Et cela m'indique que tu sais aussi te téléporter. 

– C’est possible, maître, je testais également cette formule, nous venons de la découvrir, balbutia Marjolin qui se sentait près de défaillir.

– As-tu fini de te moquer de moi ! hurla Jahangir en se dressant et en se grandissant de plusieurs tailles.

 

Le magicien dominait Marjolin de toute sa hauteur et sa bouche tordue crachait des étincelles. Il ressemblait à un serpent et Marjolin ne put s’empêcher de faire un parallèle avec la forme de l’ombre choisie par Ynobod. 

 

– Tu n’es qu’un menteur. Je n’ai qu’à demander à Spitz si tu dis la vérité et je saurai que tu me trompes effrontément. Ou alors, et Jahangir se calma tout çà coup, peut-être es-tu mythomane ? Dans tous les cas de figure, tu ne mérites pas de vivre.

– Pitié, maître, gémit Marjolin. Oui, j’avoue, je sais me rendre invisible et me téléporter. Je ne maîtrise pas ces sorts, je m’exerce depuis peu de temps.

– Très bien, tu vas les mettre à mon service et cesser d’aller jouer du théorbe à Coloratur pour les yeux de la belle Juliette, poursuivit Jahangir.

– Tu sais cela aussi, murmura Marjolin.

– Bien évidemment. Depuis le temps que tu me connais, tu devrais savoir que je suis au courant de tout, triple idiot. Et maintenant, allons vers le Tombo, et tu verras l’étendue de mes pouvoirs quand je vais changer la direction du fleuve. Je préfère te prévenir tout de suite  que ton prochain écart de conduite te sera fatal. M’as-tu compris ?

– Oui, maître, fit Marjolin dont le cœur se brisa définitivement en cet instant.

 

Marjolin avait eu l’esprit libre jusque là. Il se sentit soudain devenir un esclave. Son intelligence sombra, le goût de la musique le quitta brusquement et l’image de Juliette s’effaça dans son esprit. Il devint une véritable machine. La voix de Jahangir agit comme une hypnose, elle paralysa en lui toute velléité de se rebeller. 

 

– La première des tâches que je t’affecte sera de te téléporter dans une région du monde qu’on appelle le Pays d’Argent. Je veux qu’une fois arrivé là-bas, tu explores les grottes qui se trouvent dans les montagnes à la recherche de scarabées bleus, morts ou vivants. Il y en avait des colonies autrefois, peut-être en reste-t-il. C’est Ynobod que je chargeais de telles missions, et il les réussissait systématiquement. J’attends la même chose de toi. Tu te mettras en route dès que j’aurai dévié le Tombo. Avant ton départ, je veux que tu vois ce dont je suis capable, afin que tu sois bien persuadé que le seul qui décide ici, c’est moi.

 

Marjolin ne disait plus rien, accablé par la déprime qui s’emparait de lui. Il avait la sensation que son cerveau fonctionnait à vide. Il n’était même pas certain de pouvoir encore lancer les deux sorts qu’il avait réussi à maîtriser. Hélas, Jahangir avait implacablement deviné qu’il les connaissait. Déçu, il marchait derrière son maître comme un robot articulé, avançant un pied après l’autre sans réfléchir. Cette attitude énerva rapidement Jahangir.

 

– Arrête de jouer à l’automate, ça ne te va pas du tout, dit-il. Ce n’est pas parce que tu dois m’obéir que tu peux cesser de faire fonctionner ton intelligence. Bien au contraire.

 

Les deux magiciens progressaient rapidement sur le sable du désert, évitant les dunes molles ou dégringolant au fond des combes vallonnées. Ils ne se parlaient plus. Peu de temps après leur rencontre, ils contournèrent la montagne en forme de cube et parvinrent sur les rives du Tombo, après avoir dépassé la zone glaciaire entretenue par Ynobod. Au-delà de la région tempétueuse ensevelie sous la neige, le paysage desséché refaisait son apparition. Mais les eaux du fleuve, partiellement bloquées par la glace en aval, ne s’écoulaient plus complètement. Elles étaient sorties du lit du Tombo. La crue avait provoqué une vaste inondation dont les eaux stagnantes formaient un marécage géant au pied du djebel sacré. Les bêtes sauvages, attirées par l’étendue miroitante venaient s’y désaltérer. Jahangir et Marjolin entendaient les feulements des fauves et les claquements des dents des crocodiles et des hippopotames, au milieu des cris d’oiseaux. Les moustiques avaient déjà envahi l'atmosphère et leurs vrombissements agaçaient les oreilles de Jahangir.

 

– Nous devons nous déplacer de l’autre côté du fleuve, avant que je le détourne, dit le magicien. Mais pas question que je me mouille les pieds. Tu vas me soulever et tu nous téléporteras sur l’autre rive, au nord. Presse-toi, nous avons perdu beaucoup trop de temps.

– Bien, maître, répondit Marjolin.

 

Il s’approcha de Jahangir et s’accroupit devant lui. Le magicien grimpa sur son dos en s’accrochant à ses épaules, ajoutant à l’humiliation de sa créature le fait de porter son maître. Alors Marjolin lança le sort de téléportation et ils se retrouvèrent instantanément sur la rive d’en face. Marjolin déposa Jahangir sur le sol et ils s’avancèrent jusqu’aux berges du fleuve.

 

– Quand je pense que tu voulais me priver d’une pareille opportunité ! fit Jahangir. Et maintenant, regarde.

 

Le magicien se concentra. Son visage hideux reflétait une agitation intense et ses yeux étincelaient comme s’il était animé d’un feu intérieur. Des flammes semblaient sortir de ses iris sombres. Tout son corps longiligne se mit à trembler et il tendit la main et l’index en direction des eaux, précisément là où il voulait que la dérivation se fasse. Son bras vibrait tandis qu’il psalmodiait des mots incompréhensibles, provenus intacts des langages anciens jusqu’à ce jour. Devant les yeux éberlués de Marjolin, les eaux du Tombo répandues comme dans un delta se rassemblèrent en créant une haute vague. Bientôt le flot se tordit lentement et changea de cap, il prit la direction du sud. Dès qu’il fit un angle suffisant avec le cours en amont, les eaux retombèrent dans un nuage d”écume et pourfendirent le sable devant elles.  Elles creusaient en avançant un nouveau lit pour le Tombo qui s’écoulait à nouveau. Quelques minutes plus tard, le fleuve atteignit l’horizon. Son ancien lit s’envasait petit à petit et une partie de la surface commençait déjà à sécher sous l’ardeur du soleil. Il subsistait une zone de marais le long des rives, à l’ombre au pied de la montagne sacrée. Un peu plus loin au-delà de l’ancien marécage débutait la zone glaciaire. Les animaux sauvages avaient disparu, ils étaient déjà à la recherche de nouvelles sources d’eau pour boire. Les serpents et les scorpions revenaient coloniser le désert et quelques plantes poussiéreuses montraient le bout de leurs tiges. 

 

– Rentrons, murmura Jahangir. Plus rien ne s’oppose au passage de l’armée de pierre. Téléporte-moi dans ma maison.. 

 

Quand ils se retrouvèrent dans la chambre de Jahangir, le magicien se souvint d’Urbino dont il avait oublié l’existence pendant sa démonstration de force.

 

– J’ai changé d’avis, dit-il sèchement à Marjolin. Avant que tu partes pour le Pays d’Argent chercher des scarabées, je veux que tu ramènes ici le gamin que tu as laissé s’enfuir. Celui qui s’appelle Urbino. Va donc le chercher. Ce sera rapide puisque tu peux te téléporter.

– C’est impossible, je ne sais pas où il est, répondit Marjolin. Je ne peux me téléporter que si je connais la destination. 

– Tu as toujours une bonne raison pour me contredire, s’écria Jahangir. 

– Si je dois le chercher pour satisfaire ta demande, je mettrai probablement beaucoup de temps, car il doit se cacher, expliqua Marjolin. Il me faudra aller dans plusieurs endroits et enquêter discrètement. Je n’ai aucune idée de là où il a pu se rendre. A vrai dire, je ne le connaissais pas avant de l’enlever, je l’avais juste croisé dans les ruelles de Coloratur, et il m’avait paru intelligent. Il se déplaçait avec un loup.

– Hum, marmonna Jahangir, ça me rappelle de mauvais souvenirs. Un loup ? Comme c’est étrange ...

– Une belle bête qui le suivait, reprit Marjolin. Mais le loup est resté à Coloratur, je n’ai emmené que le gamin.

– Admettons, fit Jahangir. Donc en priorité, ce serait plus rapide d’aller au Pays d’Argent. 

– Je le pense, approuva Marjolin.

– Soit. Alors pars immédiatement et reviens rapidement. Avec beaucoup de scarabées de qualité. A l’occasion, regarde s’il ne subsiste pas quelques araignées tisseuses et ramènes-en aussi. J’ai envie d’ajouter des arachnides dans notre armée. 

– C’est une idée ingénieuse, Maître. Avant de partir, je vais retourner à la bibliothèque pour étudier la localisation du Pays d’Argent sur les cartes, ajouta Marjolin en se courbant légèrement. Ce sera plus rapide pour incanter le sort de téléportation.

– Ne perds pas de temps, répliqua Jahangir tandis que sa créature quittait sa chambre à la décoration austère.

 

Jahangir s’étendit quelques instants sur son lit de marbre et ferma les yeux. Il revécu avec satisfaction le détournement du Tombo et admira l’élégance de ses gestes lorsqu’il avait lancé le sort. Puis ses pensées divaguèrent vers ses préoccupations habituelles. Il songea à nouveau à ses soldats de pierre qu’il n’arrivait pas à animer. Il refusait cet échec et revenait sans cesse sur ce sujet qui le hantait. Ses idées bouclaient, les formules tournaient dans sa tête. Il les avait toutes essayées et rien ne se déclenchait. Il devait avoir oublié un détail qui l‘empêchait de réciter la formule correctement. Cette pensée le terrifiait car elle prouvait ses faiblesses qui devaient absolument rester secrètes. Il demeura encore prostré pendant un certain temps. Et soudain il se releva brusquement, comme mu par un ressort. Il venait de comprendre son erreur. Pas de doute, il prononçait mal l’une des incantations, il se trompait dans la phonétique lors de son interprétation. Il fit défiler dans son esprit la formule, vérifiant chacun de ses éléments pour trouver celui qui posait problème. Il les répétait, cherchant le défaut, puis reprenait la formule dans son intégralité. Il la testait sur son lit et eut soudain la surprise d’être projeté sur le sol quand la lourde couche de marbre se redressa. Jahangir qui était vif sauta sur ses pieds, envahi brusquement par une sensation de chaleur intense. Il regarda son lit se déplacer sur ses pattes de lion et éclata d’un rire triomphant. 

 

Peu de temps après, il sortit de chez lui et se dirigea prestement vers l’alignement de pierres debout. Arrivé devant la longue file de roches dressées, il se mit à déambuler pour trouver celle qui lui plairait. Il avait l’intention d'essayer tout de suite le sort sur l’une d’elles, et il voulait bien la choisir. Il s’arrêta devant plusieurs monolithes, mais sur chacun d’eux il découvrait un défaut qui lui faisait abandonner l’idée. Tant qu’il n’avait pas l’assurance de  maîtriser le sort, il avait peur que le résultat prenne en compte l’imperfection et génère un soldat difforme. Puis il aperçut devant lui un menhir noir. C’était le seul de cette couleur dans toutes les rangées qu’il avait visitées. Cette couleur lui correspondait si bien qu’il décida de faire son expérimentation sur cette pierre. Il s’approcha de la roche taillée et l’examina de près. Hormis sa couleur, elle ne se distinguait pas des autres monolithes, ni en forme ni en implémentation dans le sol. Elle se tenait toute droite, presque lisse, comme si elle avait été polie. Jahangir posa sa main sur la surface et caressa la matière froide tandis qu’il faisait le tour du menhir. 

 

Quand il fut certain de son choix, il recula et s’éloigna de l’alignement. Puis il tendit la main,  pointa l’index vers la pierre noire et incanta. Peu après, le monolithe s’anima. Des moignons poussèrent à son pied. Il remua sa carcasse rigide, avança maladroitement sur le sol en oscillant, cogna les menhirs dressés autour de lui et finit par rouler par terre. 

 

– C’est un début prometteur, dit Jahangir avec satisfaction. Je dois mieux organiser le réveil des pierres debout. Il faut que leurs jambes soient plus hautes et plus maniables pour qu’ils puissent marcher, et qu’ils aient une extrémité qui ressemble à un pied pour soutenir leur poids. J’ai encore un peu de travail pour affiner, mais l’essentiel est là. Enfin !!!

 

Tandis qu’il observait la pierre sombre gisant à terre, il aperçut là où elle était auparavant enfoncée dans le sable les traces de ce qui était peut-être une tombe. Il s’avança plus près de la fosse et vit dans le fond une pierre plate qui masquait la terre en dessous. D’un geste il fit voler la dalle qui retomba lourdement sur le sol, découvrant une cavité et des ossements noirs tassés. Jahangir eut alors un geste inconsidéré. Il pointa son doigt vers le squelette replié sur lui-même comme un foetus et lança un sort de résurrection. Lentement l’assemblage d’os épars se déploya, se couvrit de chair et le corps d’un homme se matérialisa. La silhouette se redressa et se mit debout avec effort.   

 

Un visage très sombre aux yeux et aux boucles noirs se tourna lentement vers Jahangir. Les joues étaient mangées par une barbe frisée mal rasée et des boucles d’oreilles pendaient à chacun de ses lobes. L’homme était chaussé de bottes éculées. Ses vêtements de cuir déchirés gainaient malgré leur mauvais état son corps svelte. Ses bras à la peau bistre étaient parsemés de cicatrices et de tatouages, et ses doigts portaient des bagues d’or et d’argent. Jahangir ressentit une certaine affinité avec un être qui aimait autant les bijoux, mais comme à son habitude il préféra se méfier.

 

– Qui es-tu, demanda-t-il.

– Mon nom est Zanzar, répondit l’homme en tâtant ses hanches, je suis le capitaine d’un bateau de pirates. Où suis-je ? Où est mon épée ?

– Que faisais-tu dans cette tombe ? insista Jahangir, est-ce un endroit pour un pirate ?

– D’après mes souvenirs, j’ai été piqué mortellement par un serpent. C’est ici que mes marins ont dû me laisser pourrir, ironisa l’homme.

– Tu fais le malin, fit Jahangir, et tu ne sais rien de ce qui t’entoure, ni qui je suis.

– Et tu es ? reprit Zanzar avec un petit sourire moqueur.

– Jahangir, riposta le magicien.

 

A ce nom, le teint du pirate devint blanc. 

 

– Nous partions à ta recherche pour te combattre, balbutia-t-il en reculant d’un pas. Et te voilà devant moi.  

– Toi et tes pirates ? demanda Jahangir.

– Oui, et les princes qui ont annexé mon bateau, avoua Zanzar.

– De quels princes parles-tu ? s’inquiéta Jahangir.

– Les princes de Phaïssans, fit Zanzar. Tizian et Girolam, et leur sœur Zilia. Et d’autres encore.

– Alors ton histoire s’est passée il y a fort longtemps. Tu es resté à dormir sous la terre pendant des millénaires, eux sont morts depuis tout ce temps, dit Jahangir en éclatant de rire.

– Des milliers d’années ! Quelle est cette diablerie ? Tu te moques de moi ! Et tu es toujours vivant ? s’exclama Zanzar en écarquillant les yeux. Ou bien si je dois te croire, es-tu un descendant de celui qui vivait en ce temps-là ?

– C’est bien moi, je peux te l’assurer, rétorqua Jahangir avec un petit rire. Et tu peux me croire, l’époque a changé.

– Tu as dérangé ma tombe, poursuivit Zanzar.  Pourquoi m’as-tu redonné la vie ?

– J’en suis encore à me le demander, répondit Jahangir. 

– Et toi, que fais-tu ici, questionna le pirate.

– Je prépare la guerre, dit Jahangir. Contre un ennemi très puissant. C’est pourquoi je suis obligé d’employer la magie pour le combattre. Viens avec moi, je te trouverai un emploi parmi mes troupes. 

– Encore une guerre, murmura Zanzar. Je n’entends parler que de guerre quand j’entends ton nom.

– Ce n’est pas vrai, répliqua Jahangir, tu arrives juste aux mauvais moments c’est tout.

 

Comme il n’avait pas d’autre choix pour survivre, Zanzar suivit Jahangir sans dire un mot. Ils prirent le chemin du campement. Il y régnait une agitation extrême. L'entraînement battait son plein. Sous les ordres de Tholomaz et de Scampion, les scarabées défilèrent devant le magicien et sa nouvelle créature. Zanzar retint difficilement un rire étouffé en voyant les gros scarabées maladroits se dandiner sur leurs pattes et avancer au rythme d’une timbale.

 

Jahangir se rendit d’abord sous la tente pour présenter Zanzar à Esmine. Elle tomba aussitôt sous le charme de ce mauvais garçon, dans l'œil duquel brillait en permanence une étincelle d’insolence. Elle hocha la tête en signe de bienvenue et poursuivit sa tâche sans même demander à Jahangir d’où venait cette nouvelle recrue. Dans la bibliothèque, Zanzar fit la connaissance de Spitz. Marjolin était parti depuis longtemps pour le pays d’Argent et le gamin avait passé l’après-midi à rêvasser sans rien produire. Quand leurs yeux se croisèrent, Spitz et Zanzar se reconnurent mutuellement comme deux escrocs sans scrupules. Ils surent aussitôt qu’ils se respecteraient uniquement tant que l’un d’eux n’empiéterait sur le territoire de l’autre.

 

Puis Jahangir emmena Zanzar voir Oxalis, Tholomaz et Scampion, réunis sous la tente des chefs pour faire le point sur l’avancement du jour. Dehors, le ciel s’assombrissait, le soleil était presque descendu jusqu’à l’horizon. Bientôt, le campement serait plongé dans l’ombre. Jahangir congédia Zanzar et vint expliquer à ses généraux qu’il avait réussi à faire bouger un monolithe et qu’ils auraient bientôt une nouvelle population à instruire. Ce n’était plus qu’une question de jours.

 

– Et que vient faire ce Zanzar dans ta stratégie ? s’enquit Oxalis.

– Je dois réfléchir à la tâche que je lui confierai, répondit Jahangir.

– Je ne lui trouve pas l’air honnête, dit Tholomaz. Il semble corrompu.

– Ne juge pas sans savoir, fit Jahangir. Et je vais suivre ton conseil, je le surveillerai attentivement. Au moindre écart, je le supprimerai.

 

Zanzar, qui était très retors, avait fait semblant de s’éloigner de la tente, mais s’en était silencieusement rapproché par l’arrière. Dissimulé dans l’ombre et tendant l’oreille, il entendit la menace de Jahangir. Il résolut de s’enfuir au plus vite. Par instinct, il savait déjà qu’il ne pourrait jamais s’entendre avec Jahangir et éveillerait un jour ou l’autre sa colère. Zanzar n’était pas d’une nature à obéir aux ordres, il préférait en donner. Il avait toujours été libre et comptait bien le rester.    

 

La nuit se passa sans incident et de bonne heure le lendemain matin, Marjolin était de retour avec un énorme sac de toile contenant une foultitude de carapaces de scarabées. Les araignées tisseuses s’étaient éteintes, il ne restait aucun spécimen de l’espèce. Il avait rapporté toutefois quelques rouleaux d’une toile arachnéenne mêlée de fils d’argent qu’il avait trouvés au fond d’une grotte.

 

Jahangir était satisfait mais estima que les toiles étaient oxydées et inutilisables. Il se rendit avec Marjolin à l’alignement de menhirs. Pendant la nuit, il avait amélioré sa formule en la testant sur son lit. Il l’essaya sans attendre sur une vingtaine de monolithes. Vingt soldats de pierres se relevèrent et se mirent à marcher devant les yeux ébahis de Marjolin. Ils se tenaient bien droits en équilibre, avaient des jambes et des pieds proportionnés, et progressaient sans trop se balancer. Jahangir triomphait. Sa puissance se révélait et prenait une ampleur encore jamais atteinte. 

 

Debout au loin, masqué par l’ombre d’une rangée de rochers taillés, Zanzar regardait les pierres debout se déplacer. Il résolut de s’échapper le plus vite possible de ce lieu absurde. Il aurait besoin d’une épée, mais il n’y en avait visiblement pas dans le camp. Ce n’était plus une arme utilisée en ces temps du futur. Tant pis, il en trouverait une plus tard. L’essentiel était de mettre rapidement le plus de distance possible entre lui et Jahangir, qu’il estimait être un fou dangereux. Il retourna au milieu des soldats qui se préparaient pour la nouvelle journée d’entraînement et commença à échanger avec les scarabées et autres créatures grotesques expérimentées par Jahangir et Esmine. Il trouva aussitôt une atmosphère d’insatisfaction et de révolte qu’il n’eut aucun mal à cultiver par quelques remarques acerbes. Les scarabées avaient la sensation d’être exploités et mal nourris, ils dormaient peu et étaient fatigués. Leurs instructeurs les martyrisaient et n’hésitaient pas à se débarrasser de ceux qui protestaient contre leur tyrannie. 

 

Les soldats trouvaient une oreille compatissante en la personne de cette nouvelle recrue qui ne ressemblait à aucune des créatures de Jahangir. Il était très brun et vêtu de noir. Sa silhouette ne passait pas inaperçue quand il déambulait au milieu d’eux. Mais ce qui étonnait le plus la troupe, c’était la dent en or qui apparaissait dans sa bouche à chaque fois qu’il souriait. Ayant repéré la curiosité des scarabées, Zanzar se faisait un plaisir de les gratifier de son rictus moqueur dès qu’il le pouvait. Devant eux, il ne pouvait s’empêcher de critiquer ouvertement Oxalis, Tholomaz et Scampion. Il les traitait de noms atroces qu’il employait quand il était pirate. Les soldats s’énervaient davantage en entendant ses paroles grossières. Il n’osait cependant pas se moquer de Jahangir et se méfiait d’éventuels espions à la solde du magicien.

 

Dans le camp, les alliances se faisaient et se défaisaient. Les amis d’un jour devenaient les ennemis du lendemain. Seule Esmine se tenait à part de ces intrigues. Elle n’échangeait qu’avec Jahangir et avec ses sœurs qui lui rapportaient les événements qui survenaient à Coloratur. Il ne s’y passait pas grand-chose, comme si Ynobod avait déserté les lieux. 

 

Oxalis était jaloux des prérogatives de Marjolin. Alors qu’il était lui-même le général des armées de son maître, et donc le numéro deux, il ne supportait pas que Jahangir confie des missions secrètes à la créature aux lunettes bleues qu’il prenait pour un incapable. Pour comprendre la préférence de Jahangir, il s’était mis à espionner discrètement Marjolin. Spitz s’en était aperçu alors que Marjolin s’en moquait totalement. Oxalis rapportait les actions de Marjolin à Jahangir;  Le magicien ne faisait rien pour arrêter les bavardages, car il soupçonnait que Marjolin lui cachait encore des choses. La vie était compliquée pour Marjolin. Seule son intelligence supérieure le sauvait des manoeuvres pour le discréditer et le détruire. De temps en temps, Esmine elle-même rajoutait un peu d’huile sur le feu. Elle détestait Marjolin qui faisait tout pour l’ignorer et se vengeait de son mépris dès qu’elle le pouvait.. 

 

Jahangir avait beau surveiller les faits et gestes de Marjolin, il ne constatait aucun des mensonges qu’Oxalis véhiculait. Il finit par se fâcher et pour simplifier la situation envoya Marjolin chercher Urbino. Jahangir savait que Marjolin aurait besoin de temps pour le localiser. Pour se débarrasser de Spitz qui ne pensait qu’à semer la discorde, il l’enrôla dans la troupe de Tholomaz pour commencer l’entraînement des soldats de pierre. Spitz prit cette mission pour une promotion et sa modestie déjà faible devint inexistante. Oxalis le jugea insupportable mais n’osa pas s’opposer à la décision de Jahangir.

 

Le magicien ne savait pas quoi faire de Zanzar. Il avait rapidement compris que c’était un élément subversif qui ferait plus de mal que de bien dans son organisation. La seule solution était de se débarrasser de lui. A voir son attitude insolente et son manque d’engagement, il déduisit que Zanzar voulait lui fausser compagnie. Aussi fit-il tout ce qui était nécessaire pour que le pirate s’échappe rapidement. 

 

Par une nuit peu étoilée, Jahangir qui ne dormait jamais, scrutait le calme apparent du campement dans l’obscurité. De ses yeux exercés, il vit se déplacer furtivement une silhouette sombre et souple qui longeait les flaques d’ombre. L’homme ne tarda pas à s’éloigner des rangées de tentes et prit la direction de l’ouest. Un rictus fendit la face cruelle du magicien. 

 

– J’aurais pu l’éliminer aisément, murmura Jahangir. Pourquoi lui laisser la vie sauve ? C’est un être qui ne répand que le chaos autour de lui. C’est comme si j’éprouvais une sorte de tendresse pour quelqu’un qui est aussi familier avec le mal que moi. Je le regretterai peut-être. C’est sans importance, c’est un pauvre bougre malhonnête qui se prend au sérieux et qui n’arrivera jamais à rien. Le risque est faible pour moi.

 

Marchant déjà dans le désert d’un bon pas à la recherche du bord de mer, Zanzar trouvait que sa fuite avait été un jeu d’enfant. Était-ce un peu trop facile ? Il y réfléchit une seconde, puis pensa à autre chose, savourant sa liberté retrouvée et caressant le mince couteau qu’il avait subtilisé dans les cuisines et qui pendait à sa ceinture. Un rayon de lune balaya les dunes de sable derrière le voile protecteur. Il refléta pendant un instant la dent en or du pirate qui souriait.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez