Chapitre 11: Entre silence et foudre

 

 
Elle courait, portée par le rythme maîtrisé de sa respiration. D’un bond fulgurant, elle attrapa une corde et s’élança sur le côté, atterrissant dans un roulé parfaitement contrôlé sur le tapis de la salle.
Aussi vive que l’éclair, elle dégaina son arbalète — la sienne. Celle qu’elle avait emmenée avec elle en mission tant de fois. Elle visa sans trembler, et la flèche alla se ficher en plein centre de la cible.
D’un geste sec du poignet, elle fit jaillir la lame dissimulée sous l’arme et attaqua l’un des mannequins prévus à cet effet. Elle s’accroupit, se redressa avec la rapidité d’un félin, tranchant l’air avec une précision impressionnante.
Ses yeux, noirs, car elle avait revêtu sa forme démoniaque pour cet entraînement, se fixèrent sur une autre cible. D’un pas décidé, elle fondit sur elle pour lui asséner une nouvelle attaque nette et tranchante.
Quand elle était sur le terrain, elle laissait tout sortir : ses frustrations, ses pensées étouffées, les non-dits de son enfance. C’était une transe, presque libératrice. Et aujourd’hui encore, cette force, tapie au fond d’elle, n’attendait qu’à jaillir.
Elle tendit les bras, et la foudre répondit à son appel.
Deux éclairs jaillirent, longs, puissants, comme des fouets de lumière pure. Ils s’élancèrent droit sur les mannequins de mousse, si résistants qu’ils semblaient presque vivants. Sa tante avait vraiment pensé à tout.
Élika reprit son souffle, encore imprégnée de l’énergie qui courait en elle. Une satisfaction discrète se peignit sur son visage.
— Bien... bien, fit une voix familière derrière elle.
— Tu as une grande force, Élika. Et tu en as conscience.
Elle se retourna. Mira se tenait là, droite, les mains croisées dans le dos. Toujours aussi enracinée au sol, comme si rien ne pouvait la faire vaciller. Elle la regardait avec une sérénité naturelle, et Élika comprit qu’elle avait assisté à une bonne partie de l’entraînement.
— Tu étais là depuis longtemps ? demanda-t-elle, essoufflée, en s’essuyant le front du revers de la main.
— Juste assez pour voir ce que je voulais voir. répondit Mira, un sourire léger aux lèvres.
— Il me semble que tu as vraiment tout prévu, dit Élika en jetant un regard aux mannequins de mousse. Malgré tous les impacts qu’ils ont reçus… ils n’ont pas bougé d’un poil.
— C’est justement le but, répondit Mira en s’avançant calmement vers elle. Ces mannequins sont conçus pour résister à bien plus que de simples frappes. Ce que je voulais voir, c’était ta précision. Ta manière de canaliser. Et ton lien avec la foudre.
Elle s’arrêta à quelques pas d’Élika et poursuivit, plus posée :
— Tu sais manier ton arme avec efficacité. Mais ta foudre… elle est encore brute. Elle répond à ton instinct, mais pas toujours à ta volonté.
Élika croisa les bras, attentive malgré elle.
— Pourtant je m’entraîne tous les jours. Et elle est bien sortie, non ? s’obstina-t-elle, un peu piquée.
— Oui. Elle est sortie. Mais elle a jailli de tes émotions, pas de ton contrôle.
Mira s’approcha d’un des mannequins et tapota l’épaule du bout des doigts.
— Il y a une grande différence entre libérer sa puissance… et la maîtriser totalement.
— En mission, je n’ai jamais eu à m’en faire pourtant ! répliqua Élika, un peu sèchement. Elle était vexée, et elle avait du mal à le cacher.
Mira ne répondit pas tout de suite. Elle soutint son regard avec calme, puis s’approcha d’elle d’un pas tranquille.
— Je ne remets pas en cause ton efficacité. Ni ta valeur. Tu es l’une des plus rredoutables guerrièreque j’ai vues.
Elle marqua une pause, puis ajouta, plus doucement :
— Mais ici, on ne parle pas seulement de frapper juste. On parle de se préparer à ce qui arrive. De ce qui est enfoui. Et de cette force en toi… que tu n’as pas encore totalement laissée s’exprimer, ou domptée.
Élika détourna brièvement le regard. Mira venait de toucher quelque chose qu’elle avait toujours mis de côté. Cette sensation sourde, ce quelque chose de trop grand qu’elle contenait sans savoir comment.
— Je veux juste être prête, murmura-t-elle. C’est tout ce que je veux.
— Alors laisse-moi t’y aider, répondit Mira avec bienveillance. Mais pour ça, il faut que tu acceptes de ne pas toujours tout faire seule.
— Ta foudre vient de tes pensées négatives, et ça se ressent… ça se voit.
Comment pouvait-elle savoir ça ? Élika resta figée un instant, surprise que Mira ait su le percevoir aussi précisément. Elle était bien plus redoutable qu’elle ne le laissait paraître.
Elle fronça les sourcils. Partagée entre l’étonnement et une pointe d’agacement, elle détourna les yeux. Qu’elle lise aussi facilement en elle l’irritait profondément.
Elle ne répondit pas.
— Quelles sont ces pensées, Élika ? demanda Mira d’une voix douce. _En les évacuant, tu pourrais gagner cette paix… et cette paix deviendrait ta véritable force. Et si
— Je ne veux pas en parler, la coupa-t-elle brusquement, le ton sec, presque cassant.
— Pourtant, si tu veux atteindre le sommet de ta force… il faudra que tu évacues ce qui te tracasse. Ce qui se nourrit de cette énergie, sans que tu t’en rendes compte.
La respiration d’Élika se fit plus profonde, plus lourde. À chaque expiration, l’air s’échappait de ses narines dans un souffle chargé, presque grondant.
Elle serrait les mâchoires. Sa tante ne pouvait pas comprendre. Elle ne pouvait pas savoir.
Elle se trompait. Sûrement.
Mira eut un mouvement vif, inattendu. Elle se jeta sur Élika, lançant son bras en direction de son torse avec une brutalité maîtrisée. Élika l’attrapa de justesse, mais Mira ne relâcha rien. Au contraire, elle appuyait, avec une force surprenante. Élika peinait à la retenir.
— C’est de ça que je te parle ! Vide ton esprit. Évacue ce qui te pèse, lança Mira, sans cesser d’appuyer.
— N... Non ! souffla Élika entre ses dents serrées.
— Pourtant, c’est la clé ! répliqua-t-elle, en accentuant encore la pression.
— Je ne suis personne ! cracha Élika, le regard noir.
À ces mots, Mira relâcha lentement son bras.
— Tu veux savoir ce qui me pèse ? Très bien !
Elle fit un pas en avant, le regard brûlant.
— Tu as été abandonnée, toi ? Je ne pense pas.
— T’a-t-on laissée dans l’ignorance toute ton enfance, sans jamais rien te dire ? Très peu probable.
— Tu dois sans cesse prouver ta loyauté, ton identité, juste parce que ce que tu es ne suffit pas ? Bien sûr que non. Parce que toi, tu es un ange. Comme eux.
Elle cracha le mot presque avec amertume, avant de reprendre, plus fort encore :
— Alors non, toi, tu ne peux pas ressentir ça. Tu ne peux pas comprendre !
Elle sentit sa gorge se nouer mais ne laissa pas sa voix trembler.
— Apparemment, je n’étais pas assez bien. Ni pour mon propre père. Ni pour ma mère, qui a préféré mourir au combat plutôt que de rester à mes côtés.
Elle serra les poings, ses pupilles toujours aussi sombres, pleines de rage contenue.
— Voilà. C’est ça. C’est tout ça.
Un silence, court. Puis plus bas, plus sincère :
— La seule chose qui forge ma force, c’est ma sœur. Ayra. Elle ne m’a jamais regardée autrement. Jamais jugée. Elle, elle m’a vue. Pour ce que je suis vraiment.
— Et je mettrais tout mon souffle pour la protéger. La protéger de ceux qui sont censés être miens.
Elle détourna le regard, le souffle court, les bras toujours tendus comme si sa foudre pouvait encore jaillir.
Un silence tomba dans la pièce, aussi lourd que la charge électrique dans l’air. Mira ne bougea pas tout de suite. Elle l’observa, sans un mot, sans un jugement. Quelque chose dans ses yeux s’était voilé, comme si les mots d’Élika venaient de percuter une faille qu’elle s’efforçait de cacher.
— Je comprends, finit-elle par dire. Sa voix était calme, mais plus grave. Plus… touchée.
Elle fit un pas vers elle. sans tenter d’atteindre à nouveau son espace.
— Tu es bien plus forte que tu ne le crois, Élika. Et ta force n’a rien à prouver. Ni à moi, ni à eux.
Elle marqua une pause, baissant légèrement la tête.
Mira baissa les yeux un instant, les épaules à peine affaissées. Ses doigts vinrent se refermer sur le médaillon qu’elle portait autour du cou. Elle le serra sans un mot, comme si ce simple contact pouvait contenir la douleur qui montait.
— Tu n’es pas seule. Même si tu l’as cru. Même si tu l’as ressenti. Tu ne l’as jamais été.
Elle n’avait plus d’énergie pour répondre. Vidée. Cette sensation, elle ne l’avait encore jamais connue.
Sa tante reprit, d’un ton qu’Élika n’arrivait toujours pas à déchiffrer :
— Je pense que c’est le bon moment pour te laisser un peu d’espace.
Elle marqua une légère pause.
— Si tu veux en reparler… sache que je suis là. Et pour tes entraînements, n’hésite pas à m’en faire part… enfin, voilà.
Puis elle tourna les talons, et sortit sans un bruit.
Ce soir-là, elle ne revit pas Mira. Les autres dirent simplement qu’elle était occupée pour toute la soirée.
Élika ne posa pas de questions. Elle n’en avait pas la force.
 
 
 
 
 
 
 
 
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