Quelques jours s’étaient écoulés depuis la rentrée, et l’agitation des débuts avait laissé place à un rythme plus calme.
Kael était sorti de son cours, blasé comme toujours.
Les études, ça n’avait jamais été pour lui. Trop calmes, trop ternes. Il avait besoin d’agitation, de mouvement. D’action.
Et surtout… il avait sous-estimé la difficulté de retrouver l’envoyée des anges.
Parmi tous ces étudiants, tous plus sérieux et appliqués les uns que les autres, aucun ne dénotait vraiment. Pas d’aura. Pas d’énergie particulière. Rien qui se détache.
Décidément, il s’était surestimé. Encore.
C’était bien lui, ça. Toujours trop confiant.
C’est à ce moment-là qu’il l’aperçut.
La petite miss-je-sais-tout, quelques mètres devant lui.
Avec sa coiffure carrée, brun profond presque noir, elle avançait d’un pas pressé, sans doute pour arriver au premier rang du prochain cours.
Kael accéléra un peu le pas.
Le couloir principal de Clairval résonnait des conversations étudiantes. Des feuilles froissées, des rires étouffés, des pas trop rapides. L’odeur de café et de vieux papier flottait encore, comme un écho à la fatigue collective.
Il la rattrapa sans faire le moindre effort.
— Toujours aussi motivée à réciter les versets du savoir sacré ? lança-t-il d’un ton moqueur, juste assez fort pour qu’elle entende sans qu’on l’accuse ouvertement.
Elle s’arrêta net. Se retourna lentement, les sourcils froncés.
— Qu’est-ce que tu me veux encore, toi ? grogna-t-elle, le regard noir.
— Moi ? Rien. Juste admiratif de ton zèle. J’me disais que tu devais sûrement être l’exemple parfait pour illustrer la section “fanatisme” du cours d’histoire.
Ses mots avaient ce venin tranquille, celui qui irritait sans forcément hausser le ton. Il adorait ça.
Le regard noir qu’elle lui lança le fit presque sourire. Fier, tenace, un peu trop intense pour passer inaperçu. Il aimait ce genre de tension — celle qui pétille juste avant un affrontement.
Il ralentit le pas, se plaça à sa hauteur. Enfin… un peu au-dessus. Elle devait lui arriver à l’épaule à peine. Mais sa petite taille ne retirait rien à son tact, ni à cette répartie qu’elle semblait toujours avoir prête à dégainer.
— T’as toujours ce regard-là pour les gens… ou j’ai droit à un traitement de faveur ? demanda-t-il d’un ton tranquille, mais volontairement provocateur.
— Uniquement pour ceux qui s’imposent là où on ne les attend pas, répondit-elle, les yeux toujours vissés dans les siens.
Il eut un sourire en coin, presque amusé.
— J’essaie juste de mettre un peu d’ambiance dans ces couloirs mornes. Faudrait me remercier, tu sais.
— Hé bien, je ne vois pas ce que tu fais ici, du coup ! Pour faire des pitreries ? lança-t-elle, les bras croisés, le ton piquant.
— M’oui… y a sûrement un peu de ça, ouais, répondit-il en tapotant son menton d’un air faussement pensif.
Kael l’observa un instant de côté. Elle avançait d’un pas rapide, concentrée, les sourcils légèrement froncés. Une petite moue qui avait presque l’air hautaine.
Il ne savait pas ce qui l’irritait le plus.
Son air appliqué ? Ou le fait qu’il y pense encore après l’avoir dépassée ?
Il ralentit, fit demi-tour et la héla :
— Hé, petite encyclopédie ambulante !
Ayra s’arrêta net. Elle pivota, le regard noir.
— Tu n’as rien d’autre à faire que m’embêter ?
— Tu vas encore me faire ton petit discours enflammé ? lança-t-il, les mains dans les poches, l’air de s’ennuyer à l’avance. Je t’écoute, grande prêtresse. Éclaire-moi de ta sagesse.
— Tu n’as pas écouté un mot, répliqua-t-elle, le ton sec.
— Si justement. C’est ça le problème. Tu crois vraiment tout ce que tu dis, hein ?
Il s’approcha d’un pas lent, les mains dans les poches.
— Tu crois qu’il suffit de belles paroles pour comprendre ce monde. Tu parles d’équilibre, de justice… mais est-ce que tu sais seulement ce que ça veut dire ?
Ayra ne répondit pas tout de suite. Elle le fixait.
Il était trop proche, trop sûr de lui. Mais quelque chose, dans son regard — ce mélange de mépris et de curiosité —, la déstabilisait.
— Et toi, tu sais ? lui lança-t-elle.
Kael eut un sourire en coin.
— Je sais que ce n’est pas dans les livres que tu vas le trouver.
Elle serra les dents. Elle avait envie de le contredire, mais elle savait que s’emporter ne ferait que le satisfaire.
Dahlia arriva dans leur direction à ce moment-là, et l’énergie changea.
Kael leva les yeux au ciel, comme s’il s’ennuyait déjà.
— À plus tard, petite lumière. Ou pas.
Et Elle s’éloigna sans se retourner.
Il s’adossa au mur, les bras croisés. Il inspecta l’attroupement d’étudiants qui s’affairait dans l’amphithéâtre un peu plus loin.
— Des doux petits agneaux, respectant les lois sans broncher... quitte à se faire dévorer.
Enfin... il n’en était plus si sûr. La manière dont cette petite péronnelle lui avait répondu l’avait surpris plus qu’il ne voulait le laisser paraître.
Pendant un instant, il se demanda jusqu’où il pourrait la pousser. Elle avait piqué sa curiosité, clairement. Et il fallait l’admettre : ses yeux sombres, sévères, l’attiraient plus qu’il ne l’aurait cru. Un détail qu’il n’avait pas perçu lors de leur premier échange. Vu la distance qui ́les séparait.
Mais, malgré lui, il repensait à la façon dont elle l’avait fusillé du regard. Un frisson d’agacement… ou d’intérêt ? Il ne savait plus vraiment.
— Non, Kael… n’y pense même pas, souffla-t-il. Tu as autre chose à faire, une mission à accomplir.
Il imaginait déjà la tête d’Eren, ce regard plein de principes, prêt à lui faire la morale.
« Concentre-toi, Kael. Ce n’est pas un jeu. »
Il roulait déjà des yeux intérieurement.
Leur vision divergeait, surtout lorsqu’il était question de l’envoyée. Eren y voyait un espoir, lui… une menace potentielle. Rien n’était encore tranché.
Comme pour balayer cette idée, il remit en place ses mèches indomptées. Mais une ombre de sourire effleura ses lèvres, trahissant son amusement.
Un peu d’amusement ne ferait pas de mal, après tout. Et cela n’enlèverait rien à sa mission.
Il repoussa le mur du dos et, tout en sifflotant, prit son temps pour rejoindre la salle de cours. Bien après que l’attroupement soit passé.
La devanture ne payait pas de mine.
Une enseigne un peu délavée, quelques plantes en pot visiblement mal entretenues, et une vitrine légèrement poussiéreuse. Pourtant, Elika était restée plantée là, immobile, à observer l’affiche collée de travers derrière la vitre.
Gardiens de la paix — Bureau indépendant
Médiation, résolution de conflits, enquêtes locales.
Recherche aide ponctuelle. Volonté d’agir requise.
Un petit sourire effleura ses lèvres. Ce genre de message… il avait quelque chose de presque absurde, mais aussi terriblement sincère.
Elle plissa légèrement les yeux. Mira avait parlé de cet endroit. D’un certain ami humain qui croulait sous le travail. C’était donc ici.
Un soupir. Elle n’avait pas prévu de venir, mais ses pas l’y avaient menée sans qu’elle ne s’en rende vraiment compte.
Elle n’entra pas tout de suite. Son regard se porta brièvement sur la poignée de la porte. Elle hésitait. Parce qu’accepter ce poste, ce serait s’impliquer davantage. Sortir du confort de l’entraînement physique, entrer dans un monde plus imprévisible. Plus humain.
Mais en même temps, n’était-ce pas ce qu’elle cherchait ?
Elle se décida enfin. Et poussa la porte.
Lorsqu’elle franchit le seuil , la première chose qui la frappa fut le désordre ambiant. Une montagne de papiers, de vieux classeurs et de tours branlantes de dossiers occupait chaque recoin.
Élika, les bras croisés contre son long manteau , analysait la pièce avec prudence.
L’odeur de la moquette vieillie lui piqua aussitôt les narines. Elle éternua bruyamment, recula d’un pas et frotta son nez d’un geste vif.
— La poussière… un fléau, marmonna-t-elle.
Elle leva les yeux. Des toiles d’araignées s’étaient tissées jusque dans les coins du plafond, et la vitrine jaunie laissait à peine passer la lumière du jour.
— Hé bien… du boulot, y en a, c’est certain. Sourcil relevé. — Et pas qu’en ville.
Le vieil homme entra avec calme, les mains croisées dans le dos. Son costume noir, un peu lustré par les années, était pourtant bien ajusté. Il avait cette manière de se tenir, cette façon naturelle de prendre l’espace, qui laissait deviner qu’il avait un jour occupé un poste où sa voix comptait. Où l’on l’écoutait.
Juste derrière lui, un autre homme apparut : beaucoup plus jeune, grand, les épaules larges, le regard sombre. Ses cheveux noirs étaient coiffés vers le haut, dans un geste qui semblait machinal, comme s’il les avait repoussés d’un simple mouvement de main.
— Oh, encore de la visite, fit le vieil homme à l’attention d’Élika, un sourire avenant sur les lèvres. Je peux vous aider ?
Elle mit quelques secondes à répondre, laissant son doigt glisser distraitement sur l’une des piles de dossiers empilées à côté d’elle.
Elle ne savait même pas vraiment pourquoi elle était entrée ici. Elle n’avait pas pris cette décision de manière claire.
— Je suis la nièce de Mira, finit-elle par dire.
Le vieil homme haussa légèrement les sourcils, l’air de reconnaître ce nom.
— Ah, Mira. Ça explique beaucoup de choses… dit-il dans un souffle, comme pour lui-même.
Il jeta un regard vers Eren, puis reporta toute son attention sur Élika.
— Elle m’a effectivement parlé de toi. En bien. Très bien même. Et vu la réputation de ta tante ici… ce n’est pas rien.
Il s’installa dans une chaise qui avait visiblement connu des jours meilleurs. D’un geste habitué, il appuya sa main sur l’accoudoir usé, d’où s’échappait un peu de mousse.
— Je m’appelle Théodore. Théo pour les intimes, lança-t-il avec un clin d’œil complice.
Il plissa les yeux un instant, comme pour vérifier qu’il ne se trompait pas.
— Élika, c’est bien ça ?
— Oui… répondit-elle simplement.
Elle ne savait pas encore où tout cela la mènerait, ni même si elle accepterait une quelconque proposition. Mais elle n’eut pas le temps de pousser plus loin sa réflexion.
— Deux pour le prix d’un… C’est vraiment ma veine aujourd’hui, lança Théo avec un sourire en coin.
Élika fronça légèrement les sourcils, ne comprenant pas tout de suite. Puis elle suivit le regard du vieil homme, qui allait d’elle au jeune homme resté en retrait.
— Si vous n’avez pas besoin de mon aide, je peux m’éclipser… tenta-t-elle, déjà prête à battre en retraite.
— Bien sûr que si ! s’exclama Théo en écartant les bras. Vous avez vu l’état de ce bureau ? Et je ne suis plus en âge d’arpenter les rues comme avant. Je croule sous l’administratif. Alors deux jeunes motivés, franchement… que demander de mieux ?
— Ah…
C’est tout ce qu’elle trouva à dire. Ce simple souffle trahissait à lui seul la confusion dans laquelle elle se trouvait. Dans quoi s’était-elle embarquée ?
— Voici Eren, ajouta Théo en désignant le jeune homme d’un geste de la main. Comme toi, il est venu me proposer son aide aujourd’hui.
Le garçon leva la main dans un salut bref mais cordial.
Elle lui répondit par un petit signe de tête, accompagné d’un sourire timide.
— Bien. Vous allez faire équipe, annonça Théo sans leur laisser le temps de réagir.
Il attrapa un dossier en vrac sur son bureau et le tendit à Élika.
— Voilà ce que j’ai : des rapports, des témoignages confus, rien de très net, mais assez pour qu’on s’inquiète.
Elle prit le dossier sans un mot, le feuilletant rapidement. Des lignes griffonnées, des horaires, quelques croquis approximatifs. Rien de très clair. Rien de rassurant non plus.
Elle ne s’attendait pas à ça.
Pas à être envoyée sur le terrain sans temps d’adaptation, sans mise en contexte.
Juste un nom, un dossier, et un binôme dont elle ignorait tout.
Ça la déstabilisait.
Elle aimait pouvoir anticiper, structurer ses pensées. Là, on l’expédiait dans l’inconnu avec un partenaire qu’elle n’avait pas choisi.
— Je préfère envoyer deux paires d’yeux quand j’ai affaire à des détails flous, ajouta Théo.
— Et vous deux, vous avez l’air d’être capables de garder votre sang-froid.
— Faites un tour du côté des fermes, vers le nord du village, ajouta Théo en pointant un coin de la carte froissée sur son bureau.
— C’est là que les choses ont vraiment commencé à bouger. Pas mal d’éleveurs dans ce secteur, et c’est chez eux que le bétail disparaît.
— Il les fixa une dernière fois, le regard plus lourd.
— Personne n’a vu quoi que ce soit. Mais tout le monde entend des choses…
— Et les bêtes le sentent, elles.
Silence.
— Vous avez carte blanche. Mais faites-le proprement.
Élika sentit le regard d’Eren sur elle. Elle releva les yeux et le croisa brièvement.
Il l’observait sans insistance, mais avec une curiosité calme, presque amusée.
Comme s’il cherchait déjà à deviner ce qu’elle valait.
— Ça te va ? lui demanda Théo.
Elle hocha la tête, sans quitter Eren du regard.
— Ça ira.
— Bien.
Théo se laissa tomber dans sa chaise avec un soupir.
Ils obéirent à Théo sans poser de questions.
Ils se mirent directement en chemin, le dossier sous le bras.
Le silence s’était installé entre eux, naturel, presque pratique.
Élika gardait les yeux fixés devant elle, concentrée, mais son esprit dérivait.
Elle se demandait si une réelle touche de mystère planait vraiment sur cette histoire…
Ou si ce n’était que les affabulations de quelques villageois en manque d’animation.
Mais dans le creux de sa nuque…
Quelque chose continuait à picoter.