Chapitre 11 : Et que vive le théâtre !

Notes de l’auteur : Et bien voilà...le truc de drôle, en fait, c'est que quand on est Sélection du mois, il est de tradition de remercier tout le monde dans un nouveau chapitre.
Et c'est bien la première fois qu'une Sélection du mois (en l'occurence ici, octobre) n'est pas mise à jour durant ce mois "sacré". Mais bon, je ne peux pas aller plus vite que la musique, et si mon chapitre ne s'est pas manifestée en octobre, c'est peut-être parce que...euh...peut-être à cause du nombre de page (39 ! xD).
Donc, un grand merci en retard, et un grand merci en temps et en heure au tout PA qui suit cette histoire.
Et un merci supplémentaire à Cristal, Flammy et Shishoune, mes trois Bêta-Spectatrices attitrées qui ont bien voulu se mettre à la place du public pour Ondine.
J'espère à mon vrai public que ça ne vous décevra pas, et que vous n'allez pas vous suicider à cause du gros morceau que représente le spectacle de la Section A.
Bonne lecture !

 

Chapitre Onze : Et que vive le théâtre !

 

 

 

Liz jouait l’indifférente depuis son plus jeune âge. Non pas qu’elle avait peur des autres enfants à l’école (Elle ? Peur ? Pff… Impensable !), mais qu’elle était plutôt d’avis à ne pas se mêler avec ces petits imbéciles. Cela comptait aussi pour sa santé morale. Elle n’avait pas envie de se faire du souci pour les autres, et devenir malade d’angoisse pour les nombrils du monde. Pourtant, ce vendredi-là, sa plus grande inquiétude refit surface : son frère Xavier. Voilà 36 heures qu’il avait disparu, ne laissant aucune trace derrière lui.

 

Avec rage, Liz ouvrit une nouvelle fois la porte de la chambre du comédien. Geste totalement inutile, puisqu’elle se doutait bien qu’il ne se cachait pas sous son lit. Elle avait d’ailleurs vérifié.

 

- Mais où il est, putain ?! Maman ! hurla la jeune femme en retournant à grand pas dans le salon.

 

Sa mère releva doucement la tête d’un vieux magazine, légèrement ensuquée. D’un regard troublé, elle interrogea sa fille, qui n’en finissait plus de maudire son jeune frère.

 

- Il est où ? Il est où, que je lui pète sa belle gueule ?!

- Mais qui ?

- Mais Xavier, putain ! Qui d’autre ?!

- Il est sûrement avec Ludivine.

- Ils ne répondent pas au téléphone. Pierrick et Aline non plus.  Et on est sans nouvelle depuis trois jours, Maman !

 

Hélas, Elena ne savait quoi répondre, d’autant plus qu’elle ne s’inquiétait pas vraiment pour son fils. Après tout, Xavier était assez débrouillard. Il pouvait se sortir de n’importe quelle situation difficile, sa mère en était certaine. Mais pas Liz. Elle qui s’était promise de ne jamais être contrariée, voilà qu’elle appelait une nouvelle fois son frère en se rongeant les ongles… En vain.

 

- Salut, vous êtes bien sur le répondeur de Claire Chazal… Je ne suis pas là pour le moment, rappelez après le JT de 20 heures ou laissez-moi un message après le bip… Pierrick, le bip, putain !

- Bip ! s’exclama la voix enregistrée de son meilleur ami.

 

La véritable « bip » s’en suivit, mais Liz raccrocha sans même laisser un message. Ce serait trop lui faire plaisir que de prendre la peine de lui révéler son inquiétude à travers un répondeur.

 

- Et en plus, il a encore fini le jus de pomme ! pesta la blonde, en claquant la porte du réfrigérateur.

 

Et c’est là qu’elle les vit. Deux petits billets roses, aimantés sur le frigo, aux côtés d’une affiche annonçant Ondine, le spectacle de la Section A. Deux invitations.

 

- Oh !

 

Xavier n’avait donc, pour ainsi dire, pas fugué. Depuis trois jours, il répétait sans ménagement la pièce de théâtre pour être parfait le jour J. L’angoisse de Liz s’envola et, contente de se sentir si légère, elle jura de ne plus jamais se faire un sang d’encre pour « cet abruti non potable de la vie ».

 

Elle aurait pu jeter les billets à la poubelle, Xavier ne s’en serait d’ailleurs pas étonné, mais elle ne le fit pas. La jeune femme ne cessait de les fixer avec un air étrange. Elle n’avait jamais vu son frère sur des planches. Et pour la première fois de sa vie, la curiosité de l’admirer sur scène envahit son esprit.

 

- Maman…appela-t-elle en revenant sur ses pas.

 

Le ton sérieux de sa voix surprit beaucoup Elena, qui s’en inquiéta même. Elle abandonna son magazine et observa sa fille sans cacher son appréhension.

 

- Liz ? Que se passe-t-il ?

- Est-ce que tu te rends compte que… Enfin, c’est con, hein… Mais j’étais en train de me dire… On n’a jamais vu Xavier sur scène. Il joue ce soir, Maman, et on n’a jamais assisté à une seule des représentations où il a participé.

 

Liz succombait peu à peu sous le coup de l’émotion. Elle savait qu’il faisait du théâtre depuis sept ans. Elle le savait, mais elle ne saurait dire s’il était doué ou ridicule sur les planches. Elle ne pouvait pas le dire, évidemment, puisqu’elle n’avait jamais pris la peine de se déplacer aux spectacles !

 

- Maman ! Tu te rends compte ?! Je suis sa sœur et…et…et je l’ai jamais vu dans un théâtre ! Et toi, t’es sa mère, mais tu ne l’as jamais vu comédien, toi aussi !

- Liz, c’est regrettable…d’accord, mais je ne mettrai jamais les pieds dans un théâtre. Surtout pour voir ton frère en train de faire la marionnette devant un public. Et puis, en somme, tu…

 

Déjà, Liz ne l’écoutait plus. Elle jeta un gilet à la figure de sa mère, attrapa son sac en y fourrant les invitations et agrippa le bras d’Elena, qui tentait de se défaire de sa poigne.

 

- Non ! Où va-t-on ?! Liz ! Lâche-moi ! Je ne veux pas…

- On va au théâtre voir Xavier ! beugla la jeune femme en guise de réponse. Point barre !

 

La porte claqua sauvagement, et les murs rappelèrent aux voisins que Liz Lusvardi était une redoutable tête de mule.

 

 

 

 

Ce monde leur semblait si irréel. Dès que Liz avait passé les portes avec sa mère (qu’elle tirait depuis Montmartre, tout de même), elle avait aussitôt regretté sa venue à l’école de théâtre.

 

Cette atmosphère mêlant comédie et tragédie les dérangeait. Le tapis rouge, l’ambiance chaleureuse, les tableaux et photos accrochés aux murs et les plantes vertes de Madame Suzette les gênaient. Non, décidément… Liz et Elena ne se sentaient pas du tout dans leur milieu ici. La mère de Xavier en restait même pétrifiée de terreur. Perdues dans le hall d’entrée, ne sachant où aller, elles soupirèrent de soulagement lorsque leur sauveur vint à leur secours.

 

- Bonsoir, leur lança poliment Benjamin, vous êtes la famille de Xavier ?

 

Elena ne répondit pas, trop terrifiée pour dire quoique ce soit, mais l’étonnement de Liz ne l’empêcha pas de répliquer.

 

- Ouais, c’est nous. Comment vous savez ?

- C’est simple. J’ai rencontré toutes les familles de mes élèves, sauf celle de Xavier. Vous venez pour Ondine ?

- Ben oui.

- Il sera content. Suivez-moi.

 

Benjamin les conduisit jusqu’au théâtre de l’école. Il fallut rassurer Elena qui ne désirait certes pas mettre un pied « là-dedans ». Liz préféra la menace aux encouragements.

 

- Maman, t’as pas intérêt à nous foutre la honte devant tout le monde ! Dépêche-toi de rentrer dans cette salle.

- Ne vous inquiétez pas Madame, je vais vous laisser entre de bonnes mains, apaisa Benjamin.

 

Il les fit asseoir au troisième rang à côté d’une jeune et charmante dame qu’il connaissait très bien, puisqu’il s’agissait d’Éva Maël.

 

- Éva, je peux te confier la famille de Xavier ?

- Bien sûr, Benji ! s’empressa la jeune femme en faisant aussitôt la bise à Elena et Liz. Bonsoir Madame, bonsoir Mademoiselle, je suis ravie de vous rencontrer. Je suis la maman de Ludivine, et voici mon fils Mathis, et mon mari Jean-François.

- Jeff…grinça l’intéressé, en leur serrant aimablement la main.

- Mais ne restez pas plantées là ! Asseyez-vous, le spectacle commence dans dix minutes.

 

La salle étant plongée dans la pénombre, Elena et Liz ne voyaient pas avec précision le visage d’Éva Maël, et ne la reconnurent pas dans l’immédiat.

 

La mère de Ludivine leur expliqua des dizaines de choses qu’elles ne savaient pas, car elles n’avaient jamais parlé théâtre avec Xavier. Elles apprirent donc, entre autres, que le premier rang était réservé au jury, que les examens débutaient dès ce soir avec la représentation, qu’elle serait divisée en trois parties, et que la dernière partie avait été décidée à la dernière minute.

 

- Qu’est-ce que c’est ?! s’affola Elena lorsque des coups résonnèrent dans la salle.

- Les trois coups, répondit Éva Maël.

- Il y en a plus que trois, se moqua Liz.

- Les dix premiers sont pour attirer l’attention des spectateurs, et pour voir si chaque technicien est à sa place. Voilà les trois derniers coups.

- Ça nous avance à quoi de faire ça ?

- C’est une tradition. On suppose que les trois coups symbolisent la Trinité : le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

- Ah ? fit la mère de Xavier, soudainement intéressée.

- Une autre version prétend qu’il s’agit des saluts lorsque les comédiens jouaient devant la Cour, à l’époque : un coup pour la reine, un pour le roi, et un pour le public.

 

Éva ne put en rajouter davantage car les trois coups s’étaient terminés, et le rideau s’ouvrait lentement sur la première partie du spectacle : une courte pièce écrite par la Section A elle-même. Un brouhaha se fit entendre depuis les coulisses, et tout le monde devina qu’il s’agissait des comédiens, qui entrèrent sur scène quelques secondes plus tard. Les mains dans les poches, l’air décontracté, ils se dirigèrent tranquillement vers l’autre bout de la scène tout en bavardant.

 

- Hey Pierrick, j’ai embrassé ma meuf sur la bouche l’autre jour… Je crois qu’elle est cloque… raconta Tristan, légèrement angoissé.

- Mais non, si t’as mis un protège-cahier, tu crains que dalle !

- Ah bon ? T’es sûr ?

 

Liz leva les yeux au plafond. Quelle erreur, finalement, de s’être déplacée pour voir des imbéciles jouer leur propre rôle d’imbécile. Pourquoi certaines personnes dans la salle riaient à ça ?! Est-ce que c’était vraiment drôle ? Elle jeta un rapide coup d’œil à sa mère qui, apparemment, pensait la même chose qu’elle.

 

- Quand je l’ai vue pour la première fois, j’ai cru que c’était un Chamallow, s’exclama Simon, tandis que les autres se moquaient d’une fille qu’ils n’avaient jamais vue.

- Un Chamallow ? répéta Ludivine. C’est bon, les Chamallows.

- Ouais, ben elle, elle n’était pas bonne.

 

La Section A tomba nez-à-nez avec un videur, qu’elle avait recruté exprès pour le spectacle. Xavier essaya de passer tranquillement le barrage, mais l’homme, immense, robuste et qui portait des lunettes de soleil, lui bloqua le passage.

 

- Vous avez une invitation ?

- Depuis quand il faut une invitation pour faire du théâtre ? lança Claire, ironique.

- Reculez s’il vous plait…répliqua le videur d’un air lassé.

- Hey ! beugla Tristan, révolté.

- Laissez passer les gens.

- Laissez-nous entrer sinon on appelle la sécurité ! continua Emma. Vous allez vite savoir qui on est !

- On est la Section A, abruti ! s’énerva Mathilde.

- C’est ça, c’est ça…reculez. Vous bloquez le passage.

- On est gentils, nous, crut bon d’ajouter Ludivine.

- Ouais, en plus, sans nous, pas de spectacle, fit Grégoire.

- Reculez ! hurla soudainement le videur.

 

La Section A bondit en arrière, surprise, et s’exécuta, bien que peu incline à lâcher l’affaire. En effet, la mauvaise humeur emparait les filles, et les garçons commençaient à s’enflammer.

 

- Ah ouais ?! Ah ouais ?! s’énerva Tristan, en tapant du pied.

- Tu vas voir mon vieux, tu vas voir ! continua Simon.

- On va appeler le big boss, tu vas voir, dans cinq minutes, t’as plus de boulot mon pote ! s’écria Pierrick. Xav’, appelle Benji ! Aline, tu l’appelles aussi, t’as le numéro !

 

Le public éclata de rire, excepté l’imperturbable jury, Elena et Liz, qui ne voyait toujours pas ce qu’il y avait de drôle. Elle reporta son attention sur son frère qui, portable en main, essayait de contacter son professeur. Une sonnerie retentit dans la salle, et Benjamin apparut sur scène à l’opposé de ses élèves. Dommage qu’il restait trop souvent dans les coulisses, car la Section A était en admiration chaque fois qu’il interprétait un rôle.

 

- Allô Benji ?

- Xavier ! Bordel, mais vous êtes passés où ?! On vous attend depuis une heure pour les costumes et le maquillage !

- Je sais mais…on est devant l’école…

- Ah super ! Entrez vite alors !

- Mais Benji, on…

- Okay, entrez vite ! On vous attend ! À tout de suite !... Oh j’entends plus rien putain !

 

Benjamin raccrocha au nez de son élève et quitta la scène, visiblement ravi de s’être débarrassé de la Section A.

 

- Bon ben…on est dans la merde, conclut Xavier, dépité.

- Ah mais ça ne va pas se passer comme ça ! pesta Aline. On va rentrer, je vous jure sur la tête à Benji, on va rentrer ! De gré ou de force !

 

La courte pièce de théâtre prit fin lorsqu’après une comique concertation, la Section A décida d’attaquer le videur, en se jetant sur lui et en imitant le cri des indiens. Une fois mis à terre, ils l’enjambèrent en le remerciant chaleureusement pour sa coopération envers la sécurité du théâtre.

 

Ils disparurent dans les coulisses, le rideau de velours se referma et les lumières se rallumèrent, au plus grand étonnement de Liz.

 

- C’est nul. Maman, je m’emmerde. C’était même pas drôle, en plus, leur truc. Et pourquoi tout se rallume, c’est déjà fini ?

- Non, c’est l’entracte, répondit Éva Maël. Il est vite arrivé ce soir, c’est vrai, mais il faut bien que les élèves se préparent. Normalement, il devrait y avoir des animations, mais il semblerait que Benji n’en ai pas prévu.

- Et on fait quoi, alors ? demanda Liz, qui mourait d’envie de s’en aller.

- On attend.

 

 

 

 

Les coulisses étaient en ébullition, et Benjamin était le grand maestro de toute cette effervescence. Il pressait ses trois comédiens qui apparaissaient dès la première scène de l’acte un : Claire, qui bataillait avec sa perruque de vieillarde, tout en essayant d’enfiler ses collants d’ondine (quelle plaie de jouer plusieurs rôles !) ; Grégoire, qui avait perdu sa fausse moustache ; et Xavier, qui cherchait partout Ludivine.

 

- Bougez-vous ou je vous colle mon pied au cul ! hurla le prof, victime de ses nerfs fragiles.

 

Les élèves n’avaient pas le temps de revêtir leur costume dans leurs loges déjà pleines à craquer. N’en déplaise aux plus pudiques, il fallait donc se changer devant les autres. Une chance pour Ludivine, cachée derrière un rideau : ses camarades mâles avaient autre chose en tête ce soir que les poitrines des filles.

 

- Lulu, bon sang ! Sors de là ! s’énerva Xavier, qui venait de repérer ses pieds sous l’étoffe noire.

- Non !

 

Il ouvrit brusquement le rideau et découvrit Ludivine recroquevillée sur elle-même, en sous-vêtements, son costume dans les mains.

 

- Il faut pas regarder ! brailla-t-elle en faisant de grands moulinets avec ses bras.

- On n’a pas que ça à faire Lulu ! Dépêche-toi ! La maquilleuse t’attend, et tu n’es toujours pas habillée !

- Bouge pas, bouge pas, je…

 

Elle profita de la corpulence de Xavier pour s’en servir de cachette et s’habiller à l’abri des regards. Elle enfila d’abord ses collants en filet de pêche qui, au final, n’étaient pas si horribles que ça.

 

- Enlève ton collier, Lulu. Tu ne peux pas porter quelque chose de personnel pour cette pièce.

- Mais c’est ton pendentif.

- Je sais, mais enlève-le.

- J’vais le planquer dans mon soutif, chuchota la petite blonde sur le ton de la confidence.

 

Benjamin parut deviner ses intentions, et intervint aussitôt à côté du couple.

 

- Pas de soutif Lulu !

- Quoi ?!

- Pas de soutif !

 

Xavier tendit la main à la jeune fille, non sans lui adresser un sourire moqueur. Ludivine, après avoir poussé quelques jurons, détacha son soutien-gorge avec une mauvaise foi évidente et le remit au comédien, en même temps que le pendentif. Elle s’empressa ensuite d’enfiler sa robe en soie vert d’eau, et partit à la rencontre de la maquilleuse en foudroyant du regard Benjamin.

 

Il ne restait plus deux minutes avant la fin de l’entracte et la tension montait de plus en plus. Claire et Grégoire, les premiers à faire leur entrée sur scène, priaient. Mathilde avait une méthode plus radicale : elle se défoulait sur un placard qu’elle insultait et qu’elle prenait pour son punching-ball. Xavier souffrait en silence dans ses chausses. Il n’avait pas osé avouer à son prof qu’elles lui étaient trop petites. Il l’aurait certainement trucidé pour ne pas lui avoir dit plus tôt.

 

- Putain, j’ai vu ma mère et ma sœur dans la salle ! s’écria-t-il.

- Non ? C’est pas vrai ? Elles sont vraiment venues ? s’étonna Aline.

- Oui…je vais mourir de honte… Liz ne me ratera pas…

- Mon parrain a amené sa caméra ! brailla Ludivine. Et mes pieds sont déjà tout sales à force de marcher par terre !

- J’ai oublié mon texte ! s’écria Emma, horrifiée.

- Moi aussi ! hurlèrent cinq autres comédiens.

- Vos gueules ! beugla Benjamin, à bout. Claire ! Grégoire ! À vos postes !

 

Les deux comédiens obéirent, dépités, et se rangèrent près de l’ouverture sur la scène. Ils auraient tout donné pour se trouver chez eux devant la télévision à ce moment même.

 

Enfin, du côté du public, le rideau s’ouvrit à nouveau et Liz grommela quelque chose qui ressemblait vaguement à un « c’est pas trop tôt ! ». Durant l’entracte, un nouveau décor avait été mis en place. Une salle à manger d’une vieille cabane de pêcheur, avec un fauteuil, deux portes, une table et trois chaises. Au fond, sur le mur de pierres en toile étaient peintes une ampoule et une petite cheminée. Enfin, une fenêtre avait été encastrée dans le décor, probablement pour les besoins de la pièce.

 

Dès que toute l’attention des spectateurs fut reportée sur la scène, l’orage éclata et le public put entendre l’eau qui tombait avec force sur la vieille cabane. Deux paysans apparurent alors, le dos recourbé. Le pêcheur Auguste et sa femme Eugénie. Grégoire et Claire.

 

La comédienne essayait de rassurer son mari sur l’absence du personnage principal. En vain. Le pêcheur était terriblement borné. Ondine était leur fille adoptive, sauvage en tout point et qui passait visiblement beaucoup de temps sous l’eau comme le lui dictait son instinct d’ondine. Elle ne manquait pas à ses devoirs, et s’il fallait choisir entre Auguste et les truites pêchées par son père, c’était systématiquement les truites qui l’emportaient, quitte à se faire gronder par le pêcheur.

 

Telle était la vie d’Ondine. Ordinaire, jusqu’à cette nuit de tempête, où un chevalier perdu dans la forêt, et destiné à ne plus retrouver son chemin, trouva la cabane d’Auguste et Eugénie et donc, la vie sauve. C’était une noble femme, dont il était éperdument amoureux, et qui pour le tester, l’avait envoyé vers la mort dans cette forêt.

 

- Ritter Hans von Wittenstein zu Wittenstein, se présenta Xavier, en cognant les talons contre la porte.

 

Il y eut des applaudissements et quelques exclamations, car le public qui avait acheté le Programme savait qu’il était le premier rôle masculin. Le comédien apportait une bonne humeur à la scène qui fit sourire les spectateurs, et lui-même trépignait d’impatience d’épouser sa fiancée, la comtesse Bertha, fille adoptive du Roi.

 

Voir son frère dans la peau d’un homme qu’il n’était pas procura une sensation étrange à Liz. Elle aurait bien ri de le voir dans cet accoutrement ridicule (et ces horribles chausses, mon dieu !) ; elle se serait bien moquée de son personnage si ce n’était pas la première fois qu’elle le voyait sur des planches. Il ne s’agissait plus de Xavier, ni de Hans. Là, sur scène, c’était Xavier comédien. Xavier comédien dans la peau d’un seigneur qui, après avoir invité les pêcheurs à son mariage, insistait auprès de ses hôtes pour manger une truite au bleu.

 

Pas le temps pour Auguste et Eugénie de lui faire comprendre qu’une truite au bleu n’était pas conseillée quand une ondine se trouvait dans les parages… Car Ludivine venait d’apparaître sur le seuil de la porte, et regardait Hans avec des yeux de merlan frit.

 

- Comme vous êtes beau !

- Que dis-tu, petite effrontée ? éclata Auguste.

- Je dis : comme il est beau !

 

Ce qui suivit fut très amusant. Ondine n’écoutait pas les réprimandes de son père adoptif et continuait de s’exclamer sur la beauté des hommes. Elle tournait autour de Xavier, et le tapotait pour voir s’il était bien réel. Elle en venait même à lui tirer l’oreille et les cheveux, et Grégoire simula un infarctus du myocarde devant tant d’irrespect.

 

La petite blonde continuait de pouponner son nouveau trésor, mais elle cessa bien vite lorsque Claire apporta le repas de Hans. Ludivine représentait tout le portrait d’Ondine qu’avait dressé Giraudoux. Beauté, douceur, candeur…

 

- Voici votre truite au bleu, seigneur. Mangez-la. Cela vous vaudra mieux que d’écouter notre folle…

- Sa truite au bleu ?!

 

Et révolte. Ludivine s’était reculée de Xavier, choquée.

 

- Tu as osé faire une truite au bleu, mère !

- Tais-toi. En tout cas, elle est cuite…

- Ô ma truite chérie, toi qui depuis ta naissance nageais vers l’eau froide !

- Tu ne vas pas pleurer pour une truite ! marmonna Grégoire.

- Ils se disent mes parents…et ils t’ont prise… Et ils t’ont jetée vive dans l’eau qui bout !

- C’est moi qui l’ai demandé, petite fille, intervint Xavier.

- Vous ? J’aurais dû m’en douter… À vous regarder de près, tout se devine… Vous êtes une bête, n’est-ce pas ?

- Excusez-nous, seigneur ! s’étouffa le pêcheur, rouge de honte.

- Vous ne comprenez rien à rien, n’est-ce pas ? s’énerva Ludivine. C’est cela la chevalerie, c’est cela le courage ! Vous cherchez des géants qui n’existent point, et si un petit être vivant saute dans l’eau claire, vous le faites cuire au bleu !

- Et je le mange, mon enfant ! continua le chevalier, en avalant un morceau du poisson. Et je le trouve succulent !

- Vous allez voir comme il est succulent…lança la petite blonde.

 

Elle saisit l’assiette avant que Xavier ne put faire un geste et la jeta par la fenêtre.

 

- Mangez-le maintenant ! Adieu.

 

L’air qu’Ondine prit à ce moment-là était si grave qu’il attira l’attention de tous les spectateurs. C’était une sorte d’avertissement, un aperçu de la morale sur les hommes qui ressortirait à la fin de la pièce.

 

- Il y a là, dehors, quelqu’un qui déteste les hommes et veut me dire ce qu’il sait d’eux… Toujours j’ai bouché mes oreilles, j’avais mon idée… C’est fini, je l’écoute.

- Elle va ressortir à cette heure ! se lamenta Claire.

- Dans une minute, je saurai tout, je saurai ce qu’ils sont, tout ce qu’ils sont, tout ce qu’ils peuvent faire.

                

Elle évita d’un bond Auguste qui essayait de la retenir, et commença à s’éloigner vers la porte, sans baisser la voix d’un ton.

 

- Je sais déjà qu’ils mentent, que ceux qui sont beaux sont laids, ceux qui sont courageux sont lâches… Je sais que je les déteste !

- Eux t’aimeront, petite…lança Xavier d’une voix basse, mais assez forte pour se faire entendre.

- Qu’a-t-il dit ? demanda la petite blonde, s’arrêtant sans se retourner.

- Rien… Je n’ai rien dit.

- Répétez, pour voir !

- Eux t’aiment, petite.

- Moi, je les hais, lança Ondine, glaciale, avant de quitter la scène.

- Félicitations ! Vous l’élevez bien…ironisa Hans.

 

Finalement, Grégoire et Claire proposèrent au chevalier de lui préparer un jambon, et sortirent ensemble en le laissant seul, assis devant la cheminée. Surgit une nouvelle fois Ludivine, mutine comme jamais. Elle s’approcha sur la pointe des pieds derrière le comédien, sans qu’il perçoive sa présence.

 

- Moi, on m’appelle Ondine.

- C’est un joli nom.

- Hans et Ondine… C’est ce qu’il y a de plus joli comme noms au monde, n’est-ce pas ?

- Ou Ondine et Hans.

- Oh non ! Hans d’abord. C’est le garçon. Il passe le premier. Il commande. Ondine est la fille… Elle est un pas en arrière… Elle se tait.

- Elle se tait ! Comme diable s’y prend-elle ?! s’exclama Xavier, ironique.

 

Jeff et Romain, assez proches de Ludivine pour bien la connaître, aboyèrent de rire. Ils étaient d’ailleurs les seuls, les autres ne trouvant pas dans ce dialogue une occasion de rire aussi fort. On n’entendait qu’eux dans le théâtre, et la petite blonde les aurait bien assassinés si elle ne s’était pas trouvée sur les planches à ce moment-là. Tant pis, elle les tuerait plus tard. En attendant, l’heure était à la séduction par la candeur.

 

- Tu es folle ! Et mes bras ? Tu crois qu’ils s’ouvrent à la première venue ?

- Moi, j’ai un moyen pour faire ouvrir les bras…

 

En un claquement de doigts, les bras de Xavier s’ouvrirent lentement, et Ludivine s’installa confortablement sur ses genoux.

 

- Et pour les refermer, ajouta-t-elle, malicieuse.

 

Rebelote. Voilà la comédienne bien au chaud, emprisonnée contre le chevalier, qui n’en revenait pas. Cependant, au même moment, les voix de Claire, Emma et Mathilde, les sœurs d’Ondine, se firent entendre.

 

- Ondine !

- Tu vas te taire, toi ! Qui est-ce qui te parle ?! s’écria Ludivine, furieuse, en se tournant vers la fenêtre.

 

Les comédiennes continuaient d’appeler Ondine, qui elle-même s’énervait encore plus. Hans s’étonnait bien sûr de la tournure des évènements, et ne se doutait pas qu’il s’agissait d’ondines mettant en garde leur sœur sur le danger que représentaient les hommes. Trois ondines, trois appels inutiles. Une voix, bien différente des autres, éclata alors. Mary-Lou, présente dans la salle, reconnut son frère Pierrick, dans son rôle de Roi des Ondins.

 

- Ondine !

- Trop tard ! Vas-t-en ! Je suis sur ses genoux ! Il m’aime !

 

Pierrick resta silencieux, et une agitation dans les coulisses apprit au spectateur qu’Auguste et Eugénie s’apprêtaient à revenir sur scène.

 

- Voici tes parents, Ondine, annonça Xavier en posant Ludivine sur le sol.

- Ah ! Tu le connais ? C’est dommage. Je ne croyais point te l’avoir appris !

- Quoi, petite femme ?

- Le moyen d’ouvrir tes bras…

 

À peine eut-elle prononcé ces mots, que ses parents avaient surgi sur les planches, avec un énorme jambon dans les bras. Ludivine ne se garda pas pour autant de leur avouer qu’elle avait volontairement caché le jambon pour être seule avec Xavier, qu’elle n’avait pas perdu son temps, et qu’ils allaient se marier ensemble. Aussi surprenant que cela puisse paraître, Auguste et Eugénie ne parurent nullement affectés par la nouvelle, certains d’être la cible de l’imagination débordante de leur fille adoptive.

 

Hans n’avait pas non plus réagi, et prêtait peu d’attention aux excuses du couple de pêcheurs et à Ondine, qui voyait déjà son avenir empli de bonheur à ses côtés. La petite blonde s’était remise à le pomponner, le servir docilement et le complimenter avec affection.

 

- Ce que tu manges, là, c’est moi, s’exclama la comédienne, ravie.

- C’est salé à point. C’est excellent…commenta Xavier, en fin gourmet.

- Mange-moi ! Achève-moi !

 

Pour faire cesser ce manège qui l’agaçait, Auguste eut l’idée de porter un toast à Hans et sa future épouse, Bertha. Ondine n’avait pas la moindre idée qu’il ne s’agissait pas d’elle, et crut jusqu’au bout du discours, que le toast était porté en son honneur.

 

- Permettez-moi de vous souhaiter le plus grand triomphe qu’ait eu jamais chevalier, et de boire à celle que vous aimez.

- Que tu es gentil, père ! s’exclama Ludivine, rayonnante.

- À celle qui vous attend dans les transes…

- Elle ne l’attend plus… Finies les transes…

- Et qui porte ce nom que vous avez proclamé le plus beau entre tous les noms… À la plus belle, à la plus digne, à l’ange noir, comme vous l’appelez, à Bertha, votre dame !

 

Silence dans la salle. La chaise d’Ondine grinça, et elle se leva promptement, ayant perdu son sourire et sa vitalité.

 

- Que dis-tu ?!

 

Eugénie et Auguste tentèrent donc de lui expliquer avec douceur que Hans était déjà fiancé à une autre femme. Cependant, c’était la première fois qu’Ondine était victime du mensonge des hommes (elle-même ne savait pas mentir), et cette unique fois suffit à la rendre rouge de rage. Mais le plus blessant dans tout cela, c’était que le Roi des Ondins avait raison, et que la fierté d’Ondine en avait pris un « sacré coup » (situation absolument inacceptable).

 

Quand Ludivine quitta la scène, maudissant les mensonges humains et promettant de ne jamais revenir, Hans, qui n’éprouvait déjà plus rien pour Bertha, demanda à Auguste la main de sa fille. Malgré les avertissements du pêcheur sur les grandes forces qui entouraient Ondine, le chevalier conserva son intention de l’épouser, sans savoir que son entêtement l’amènerait à sa perte…

 

 

 

Liz n’arrivait pas à s’endormir. C’était pourtant le lieu idéal : un bon siège de velours, des lumières totalement éteintes, et les dialogues des comédiens comme berceuse. Elle avait pourtant sommeil, elle bâillait sans cesse d’ennui, mais impossible de s’endormir. Surtout lorsque son frère se faisait draguer par trois ondines en robe courte et déchirée ! L’Île de la Tentation ! Comme à la télévision ! Et avec ça, une Ludivine qui défendait son steak !

 

- Prends-moi, beau chevalier, susurra Mathilde.

- Comment ?

- Embrasse-moi !

- Vous dites ?

- Embrasse-moi, beau chevalier.

- Vous embrasser ? Pourquoi ? s’étonna Xavier, légèrement gêné.

- Faut-il me mettre toute nue, beau chevalier ?

- Je n’ai rien à voir là-dedans… À votre aise.

- Faut-il m’étendre sur le dos ? Faut-il m’étendre sur le flanc ?

- Ce que tu es bornée ! Ce que tu as l’air bête ! brailla Ludivine, surgissant des coulisses.

 

La petite blonde eut vite fait de renvoyer sa concurrente là d’où elle venait. Mais dès que Mathilde disparut, Emma fit son apparition, avec le même objectif de séduire le comédien. Les raisons de leur agissement ? Tester Hans sur sa fidélité. Si la première ondine pensait que l’effronterie suffisait pour qu’un homme soit séduit, la seconde, Emma, était plutôt d’avis que les hommes étaient séduits par la pudeur. Hélas…être farouche ne fonctionnait pas non plus sur le chevalier, et Ondine remercia vite fait bien fait sa rivale. Seul le chant des trois sœurs parut affecter Hans, et augmenta la jalousie d’Ondine.

 

- Toi, ne reste pas une minute de plus, vas-t-en ! aboya-t-elle à Claire, la dernière ondine.

- Tu as perdu, Ondine, tu as perdu !

- Qu’as-tu perdu ? s’étonna Xavier.

- Son pari ! Il te tient dans ses bras, Ondine, et il me regarde. Il t’embrasse et il m’écoute. Il te trompera.

- Ne sais-tu pas que c’est l’usage, chez les hommes, de faire dire son amour par des idiotes comme toi, qui chantent ou qui récitent ? On les appelle des poètes. Tu es un poète. Tu es une idiote ! répliqua sèchement Ludivine.

- Si tu lui permets de te tromper avec la musique, avec la beauté, à ton aise. Tu as perdu !

- Non. Il se moque de vous. J’ai gagné.

- Alors, je peux dire que tu acceptes ? Que le pacte tient ?

 

Un froid tomba dans le théâtre. Les deux femmes se fixèrent longtemps dans les yeux, jusqu’à ce que Claire abandonne et quitte la scène avec dignité. Après qu’Ondine et Hans eurent scellé leurs promesses, la petite blonde lui jeta un sommeil profond pour pouvoir dire adieu à ses sœurs.

 

Ce fut aussi l’occasion pour Pierrick de faire sa première apparition, majestueux dans sa longue toge blanche, et portant avec lui son grand bâton doré et son diadème en argent (c’était du toc, cela va sans dire). Il s’était même laissé pousser une petite barbichette pour le vieillir légèrement (et cela lui plaisait tant qu’il comptait la garder après le spectacle).

 

- Une dernière fois, ne nous trahis pas ! Ne va pas chez les hommes !

- Je vais chez un homme.

- Il te trompera… Il t’abandonnera…

- Je ne te crois pas.

- Alors, le pacte tient, petite idiote ! Tu acceptes le pacte, s’il te trompe, honte du lac !

- Ondine !… Gloire du lac ! hurla joyeusement Xavier dans son sommeil, en levant le bras comme un révolutionnaire, et qui retomba mollement dans un bruit sourd.

- Comme c’est commode d’avoir deux bouches pour répondre ! fit pensivement Ludivine, sans cacher un sourire timide.

 

Éva Maël éclata de rire au moment même où le rideau tomba et annonça la fin du premier acte.

 

- Sacré Xavier ! s’exclama la mère de Ludivine, en essuyant les larmes qui perlaient à ses yeux. Mon dieu, il est vraiment excellent !

 

Liz, quant à elle, se rongeait les ongles. C’était quoi, ce foutu pacte ?! Qu’est-ce que risquait son frère ? Son portable vibra dans sa poche et, rouge de honte, elle lut avec discrétion le message que venait de lui envoyer Xavier à l’instant même : « Arrête de bailler, tu me déstabilises ».

 

Après une courte pause de deux minutes, qui avait laissé le temps aux comédiens de changer de costume en quatrième vitesse, le rideau se releva sur un nouveau décor…celui de la Cour, où régnaient le Roi et sa femme la Reine Yseult, interprétés par Simon et Mathilde. La scène se déroulait après les trois mois de lune de miel d’Hans et Ondine. Comme il n’y avait que dix comédiens dans la troupe, Simon jouait aussi le Chambellan du Roi, qui désirait organiser une animation distrayante en l’honneur de l’arrivée ce jour d’Ondine à la cour. Malheureusement pour l’orgueil du Chambellan, le Roi des Ondins participait lui-même au casting du « talent recherché ».

 

- À toi, le dernier ! Qui es-tu ? lança Simon en s’approchant de Pierrick, drapé dans un costume de villageois.

- Je suis illusionniste, Excellence.

- Où est ton matériel ?

- Je suis illusionniste sans matériel.

- Ne plaisante point. On ne fait point passer de comètes avec leur queue, on ne fait point monter des eaux la ville d’Ys, sur toutes les cloches sonnant, sans matériel.

 

Pierrick le considéra gravement comme s’il sortait d’un asile et, imperturbable, dit :

 

- Si.

 

Sur l’écran qui composait une partie du décor de fond, une comète passa et la ville d’Ys émergea des eaux. À la vue de la stupeur sur le visage du Chambellan, le public éclata de rire.

 

- Il n’y a pas de si ! On ne fait point entrer le cheval de Troie, surtout avec un œil fumant, on ne dresse point les Pyramides, surtout entourées de chameaux, sans matériel.

 

Une nouvelle fois, le décor changea et le cheval de Troie entra, avec la même description qu’en avait faite Simon, suivi des Pyramides qui se dressèrent entourées de chameaux.

 

- Si, répéta Pierrick, sans bouger d’un pouce, et Liz rit alors pour la première fois depuis le début du spectacle.

- Quel entêté ! grogna le Chambellan.

- Excellence ! voulut intervenir Grégoire, le Poète.

- Laissez-moi ! On ne fait point jaillir de l’arbre de Judée, on ne fait point surgir, près du premier chambellan, Vénus toute nue, sans matériel !

 

Évidemment, Vénus surgit près du Chambellan, non toute nue, parce qu’Emma n’avait pas donné son accord, mais très déshabillée. Elle déposa un baiser sonore sur la joue de Simon et repartit en trottinant (mais personne ne savait que c’était parce que son costume s’était détaché et glissait le long de son corps…).

 

Et alors, lorsque Pierrick haussa un sourcil, dubitatif, tout le théâtre (excepté le jury) éclata de rire. Les rires s’amplifièrent quand le Roi des Ondins dit, toujours avec ce même air imperturbable :

 

- Si.

 

Dans les coulisses, Benjamin affichait un sourire satisfait. Son élève avait le don de faire rire sans faire d’efforts. Le professeur ne serait pas étonné si la critique saluait le Roi des Ondins grâce à la prestation de Pierrick, car le personnage était très décalé par rapport aux autres, et le comédien ne jouait effectivement pas sur la même longueur d’onde que ses camarades.

 

Grâce aux illusions que Simon fut obligé de considérer comme de qualité (et réalisées sans matériel !), Pierrick put alors montrer aux Courtisanes et au Chambellan les rencontres de Bertha et Hans après le mariage de ce dernier, divisées en petites scènes que Elena elle-même trouva très sympathiques.

 

Xavier et Aline se croisaient sans se voir, se rentraient dedans, s’excusaient, se parlaient, s’énervaient, se pardonnaient, se complimentaient, s’insultaient, tout cela dans le dos d’Ondine. Car Ondine, en parallèle avec les petites discussions d’Hans et Bertha, était occupée à une leçon que le Chambellan lui donnait : apprendre à mentir.

 

- Mais iriez-vous dire au roi qu’il a la main humide ? questionna Simon, tandis que Ludivine plissait soigneusement sa belle robe bleu turquoise à froufrous.

- Sûrement pas.

- Bravo ! Parce qu’il est roi ?

- Non. Parce qu’elle est sèche.

- Vous êtes impossible ! Je vous parle du cas où elle le serait !

- Vous ne pouvez en parler ! Elle ne l’est pas.

 

Hélas, tous les efforts du Chambellan pour éduquer Ondine au langage de la cour et, par la même occasion, au mensonge, étaient vains. Il ne pouvait tirer de la petite blonde qu’une franchise déconcertante, qui amusait beaucoup le public (mais pas vraiment Simon).

 

- Madame, le chambellan veut seulement vous dire qu’il ne faut point faire de peine à ceux qui sont laids en leur parlant de leur laideur, intervint le Poète.

- Ils n’ont qu’à ne pas l’être, répliqua Ludivine. Est-ce que je le suis, moi ?

 

Intervinrent ensuite Xavier et Tristan, les deux chevaliers qui se vouaient une certaine rivalité par rapport à Ondine. Celle-ci, toujours aussi naïve, ne se rendait compte de rien.

 

- Qu’avez-vous à rire, Bertram ? lança Xavier, irrité.

- Je ris quand mon cœur est gai, chevalier…

- Tu ne vas pas empêcher les gens de rire, Hans ? demanda la petite blonde.

- Il rit de toi.

- Il ne rit pas de moi méchamment. Il rit de moi parce qu’il me trouve amusante. Je le suis sans le vouloir, mais je le suis. Il rit par sympathie pour moi.

- C’est vrai, Madame.

- Ma femme ne doit provoquer aucun rire, même de sympathie !

- Alors il ne rira plus, car il ne voudra pas me déplaire, n’est-ce pas, chevalier ?

- De tout ce qui n’est pas votre désir, je m’écarterai, Madame, promit Tristan, en offrant un sourire séducteur à Ondine.

- N’en veuillez pas à mon mari… C’est flatteur pour moi qu’il veille ainsi sur ce qui me touche… Ne trouvez-vous pas, chevalier ?

- On l’envie d’être seul à pouvoir le faire, continua le chevalier, recevant immédiatement un regard rempli de reproches et de haine.

- Qui vous demande votre avis, Bertram ?

- Mais moi, chéri, moi ! fit Ludivine, en secouant Xavier par la manche.

 

C’est ainsi que la leçon du Chambellan prit fin, laissant place au Roi, à la Reine, à la comtesse Bertha, et à leurs courtisans pour la cérémonie. Cependant, cela ne fut pas aussi cordial que la Cour l’avait espéré, car Ondine rencontrait pour la première fois Bertha et découvrait en elle « la fausseté même », dont le chevalier Hans faisait lui aussi preuve. Elle fit tout un scandale devant le Roi sur le mensonge et les hommes, et Aline espérait bien en tirer profit.

 

Lisant dans les esprits de chacun, Ondine découvrit tous les mensonges de la vicieuse Bertha, et une intervention de la Reine Yseult l’empêcha de dévoiler quelques secrets humiliants. Ainsi débuta la leçon d’amour, où Ludivine apprit à Mathilde le pacte qui planait au-dessus de Xavier. Son origine ? Les Ondins, persuadés que Hans, comme tout humain, tromperait Ondine.

 

- Leur roi, mon oncle, m’a dit : « Tu nous permets de le tuer, s’il te trompe ? ». Si je disais non, c’était humilier Hans devant eux, c’était dire que je méprisais Hans. C’était me mépriser moi-même ! J’ai dit oui.

 

Ceci dit, la petite blonde avait bien une solution pour sauver Hans de la présumée mort qui l’attendait. Elle avait pour intention d’inviter Bertha à vivre avec eux, de sorte que les personnages se côtoient toute la journée. Rapprocher Hans de Bertha, pensait-elle, rendrait le chevalier indifférent de la comtesse, et tout désir s’envolerait.

 

- Ils passeront toute leur vie ensemble : ce sera comme si elle était loin. Je prendrai tous les prétextes à les laisser seuls, la promenade, la chasse : ce sera comme s’ils étaient dans une foule. Ils liront ensemble leurs manuscrits, coude à coude ; il la regardera peindre ses lettrines, visage à visage ; ils s’effleureront, ils se toucheront : alors ils se sentiront séparés et ils n’auront point de désir. Alors, je serai tout pour Hans… Comme je comprends les hommes, n’est-ce pas !

 

La Reine Yseult salua cette belle leçon d’amour et, la scène suivante, Ludivine se précipita sur Aline pour s’excuser de son affront.

 

- Pardon, Bertha !

- Très bien, mon enfant ! félicita le Roi.

- J’avais raison. Mais comme on ne demande pardon que quand on a tort, j’avais donc tort, Bertha… Pardon.

- Très bien, Ondine chérie…lança Hans, tout sourire.

- Très bien… Mais elle pourrait me répondre !

- Comment ?

- Je suis là, abaissée devant elle, moi qui suis tellement plus haute, humiliée devant elle, moi qui me sens pleine de fierté, à croire que j’en suis enceinte, et elle ne me répond même pas !

- C’est vrai, Bertha pourrait lui répondre…nota Tristan.

- N’est-ce pas, Bertram ! ajouta Ludivine, histoire d’en rajouter une couche.

- Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! s’énerva Xavier.

- Il s’en mêle. Je le regarde, défendit la petite blonde.

 

Tous guettaient maintenant une réaction du côté d’Aline, qui restait assise en silence sur son fauteuil de velours.

 

- Bertha, cette enfant reconnaît ses torts. Ne prolonge pas un incident pénible pour chacun de nous.

- Entendu, je lui pardonne, répondit la jeune femme à son père adoptif.

- Merci, Bertha, s’exclama Ondine, à genoux devant elle.

- À condition qu’elle porte ma traîne dans les cérémonies.

- Oui, Bertha.

- Ma traîne de douze pieds.

- Plus de pieds me sépareront de vous, plus je serai contente, Bertha, jura Ondine.

- Qu’elle ne m’appellera plus Bertha, mais Altesse.

- Tu as tort, Bertha, jugea le Roi.

- Et qu’elle dise publiquement que je n’ai pas tué le bouvreuil.

- Je le dirai. Ce sera un mensonge.

 

Aline, qui ne supportait plus l’insolence de la comédienne, créa à elle-seule un énorme scandale, se faisant ainsi passer pour une victime. Voyant que Xavier prenait son parti, la petite blonde supplia son oncle de révéler le secret de la naissance de Bertha dans une dernière scène d’illusion.

 

Alors, les lumières de la scène s’éteignirent. Seules deux lueurs bleues subsistèrent, éclairant Pierrick et deux ondines à ses côtés. Les autres comédiens n’étaient presque plus visibles par le public. Le Roi des Ondins s’approcha d’un berceau, autour duquel Claire et Emma étaient penchées, et récita d’une voix lente et forte un poème retraçant la naissance de Bertha.

 

- J’ajoute en chiffres transparents

L’initiale des parents,

Qu’en aucun cas ne se renie

Le lait de ta mère Eugénie !

Adonc, sous cette voûte haute,

Ta gloire hier, demain ta faute,

Lève-toi, Bertha, si tu l’oses

Et montre ta nuque de roses !

 

La lumière éclata à nouveau ; Aline s’était levée. Claire s’était précipitée dans les coulisses pour passer sa robe difforme de paysanne par-dessus son costume d’ondine. Ludivine s’était arrachée de l’emprise de Xavier et poussait maintenant la provocation jusqu’au bout.

 

- Osez, Bertha !

- Osez vous-même.

- Voilà ! s’écria la petite blonde, en arrachant le foulard de la comédienne.

 

Sur la peau d’Aline, les spectateurs assis au premier rang purent voir les symboles de sa naissance. Toute la scène se trouvait en ébullition, et la comtesse Bertha était désormais victime d’une humiliation fatale.

 

- Ma fille ! Ma chère fille ! fit Grégoire, qui avait lui aussi retrouvé son costume de pêcheur, et qui désirait serrer sa fille contre lui.

- Vous ! Ne me touchez pas ! Vous sentez le poisson !

- Oh ! Oh ! s’écria le peuple ondin, consterné.

- Mon enfant ! Que j’ai tant demandée à Dieu ! s’exclama Claire, qui revenait à toute allure des coulisses, les bras tendus vers Aline.

- Ô Dieu, je vous demande, moi, de me faire, du moins, orpheline !

 

À force de renier ses parents biologiques, Bertha se vit donc disgraciée et exilée de force de la Cour du Roi. Brisée, Hans chercha à la réconforter, et Ondine… Ondine se fit encore remarquer.

 

- Je me mets à vos genoux, Bertha ! Vous êtes née d’un pêcheur ! Vous êtes désormais ma reine. Les ondines disent Altesse à Auguste.

- Qu’allez-vous faire maintenant, Bertha ? demanda Hans.

- J’ai toujours fait ce que m’ordonnait ma condition…

- Que je vous envie ! Vous allez faire ce que font les filles de pêcheur ! s’extasia la petite blonde, sachant très bien que Bertha ne pouvait survivre à une telle classe sociale.

- N’insiste pas, Ondine, gronda le chevalier.

- J’insiste, Hans. Il faut faire comprendre à Bertha ce qu’elle est. Comprends-le toi aussi. Auguste est un grand roi dans un grand royaume. Quand Auguste fronce les sourcils, des milliards de truites frissonnent, fit l’ondine d’un air qui se voulait menaçant.

- Où allez-vous, Bertha ?

- Où puis-je aller ? Tous déjà se détournent, se lamenta Aline, désespérée.

- Venez avec nous. Tu veux bien recevoir ma sœur, Hans ? Car Bertha est ma sœur. Ma sœur aînée. Levez la tête, Bertha. Vous tenez votre dignité d’Eugénie. Eugénie est reine chez nous. Noble comme Eugénie, disent les chevesnes, expliqua Ludivine en plongeant dans une nouvelle révérence.

 

Quelques instants après, lorsque la comtesse accepta l’invitation de l’ondine, l’acte deux prit fin et le rideau tomba lourdement sur la scène. À présent, Liz ne savait plus si elle était pressée de rentrer chez elle ou pas. Après tout, elle se sentait bien ici, dans l’obscurité de ce théâtre vivant et chaud, assise sur un siège très confortable. Bercée par les imbécilités de son frère, elle était à deux doigts de s’endormir. Mais elle ne sombrerait pas dans le sommeil, oh que non ! Elle voulait d’abord connaître la fin de l’histoire.

 

Deux minutes plus tard, le rideau écarlate se leva à nouveau sur la demeure du chevalier Hans. Six mois s’étaient écoulés, et le dernier acte se déroulait au moment où Xavier et Aline s’apprêtaient désormais à se marier. La jeune femme était bien sûr heureuse et impatiente, mais en revanche, le comédien était toujours hanté par le souvenir d’Ondine. Et malgré tous les efforts vains de Bertha, il lui était impossible de l’oublier.

 

- Oublier Ondine, me le permet-elle ? Ce cri par lequel j’ai été réveillé, le matin de sa fuite : je t’ai trompé avec Bertram ! Est-ce qu’il ne s’élève pas encore tous les matins du fleuve, des sources, des puits ? Est-ce que le château et la ville n’en résonnent pas, avec leurs fontaines et leurs aqueducs, à toutes les heures ? Est-ce que l’ondine en bois de l’horloge ne le crie pas à midi ? Pourquoi s’acharne-t-elle à proclamer au monde qu’elle m’a trompé avec Bertram ?

- Avec Bertram…répondait alors l’écho.

 

Et comme si cela ne suffisait pas, les serviteurs du chevalier se mettaient à parler en alexandrins, signe prédisant le malheur dans la famille des Wittenstein. C’était donc tout naturel que Xavier « pète un câble », ce qui constitua un passage assez mouvementé que Liz apprécia beaucoup.

 

Or, il ne tarda pas d’apprendre qu’Ondine avait été repêchée, et que la justice humaine était sur le point de lui faire un procès. Personne ne savait au juste de quoi était coupable Ondine, pour la très bonne raison qu’elle était innocente de tout. Cependant, il fallait bien lui trouver un crime, et Hans l’accusa de l’avoir aimé comme aucun homme n’avait été aimé jusque là. De l’avoir aimé et pourtant trompé avec le chevalier Bertram.

 

Hélas, la justice humaine s’emmêla et se retrouva bien incapable de rendre un jugement. Impuissants, les juges laissèrent le Roi des Ondins prendre le procès en main, et sa justice fut rendue avec rapidité et efficacité.

 

Piégée par les questions de son oncle et les réponses de Bertram qui ne concordaient pas avec les siennes, Ondine refusa d’admettre la vérité et fut obligée de se laisser embrasser par son pseudo amant, baiser qu’elle fut incapable de supporter. Preuve pour les Ondins qu’elle avait toujours aimé Hans et ne l’avait jamais trompé avec personne. Quoi de plus généreux comme mensonge, que celui faisant croire qu’une ondine avait trompé son époux avant que lui-même ne la trompe avec une autre femme ?

 

Cet espoir placé dans cette stratégie, Ondine le perdit vite. Car le mensonge ne pouvait sauver Hans, qui l’avait quand même trompée pendant son absence.

 

- Oui, il m’a trompée. Oui, j’ai voulu te faire croire que je l’avais trompé la première. Mais ne juge pas les sentiments des hommes avec nos mesures d’ondins. Souvent les hommes qui trompent aiment leurs femmes. Souvent ceux qui trompent sont les plus fidèles. Beaucoup trompent celles qu’ils aiment pour ne pas être orgueilleux, pour abdiquer, pour se sentir peu de chose près d’elles qui sont tout. Hans voulait faire de moi le lys du logis, la rose de la fidélité, celle qui a raison, celle qui ne faillit pas… Il était trop bon… Il m’a trompée…

- Te voilà presque femme, pauvre Ondine ! se lamenta Pierrick, dépité.

 

Hans allait donc mourir. Et Ondine perdrait à tout jamais la mémoire. Liz n’était pas très enchantée par cette perspective. Encore une fin bâclée par l’auteur, comme à la télévision. Elle jeta un rapide coup d’œil sur sa montre. 23h15. Le spectacle touchait à sa fin. Elle se languissait que Xavier s’écroule sur les planches pour pouvoir rentrer chez elle. Mais d’un autre côté…tout était passé si vite…trop vite…

 

Justement, le jeune homme venait d’apparaître sur la scène, et s’approchait d’Ondine, l’air mutin. Les rôles s’étaient inversés depuis le premier acte. La petite blonde n’était pas d’humeur à rire, et le comédien paraissait plus ou moins joyeux.

 

- Moi, on m’appelle Hans ! s’exclama-t-il, en se penchant sur elle.

- C’est un joli nom, commenta tristement Ludivine.

- Ondine et Hans, c’est ce qui se fait de mieux comme noms au monde, n’est-ce pas ?

- Ou Hans et Ondine.

- Oh non ! Ondine d’abord ! C’est le titre, Ondine…s’empressa-t-il de dire.

 

Le chevalier se tourna alors vers le public, et annonça d’une voix forte :

 

- Cela va s’appeler Ondine, ce conte où j’apparais çà et là comme un grand niais, bête comme un homme. Il s’agit bien de moi dans cette histoire ! J’ai aimé Ondine, parce qu’elle le voulait, je l’ai trompée parce qu’il le fallait.

 

Ondine était justement sur le bord des larmes. Elle raconta au chevalier comment elle avait inlassablement appris l’humanité pour ne jamais l’oublier. Ainsi humaine au fond des eaux, humaine mais sans mémoire, elle resterait l’ondine qu’Hans aura connue, et séparés par la mort et l’oubli, ils se resteraient fidèles.

 

- Ô mon petit Hans, laisse-moi profiter de ces dernières secondes, questionne-moi ! Ranime ces souvenirs, qui ne vont être tout à l’heure que cendres. Qu’as-tu ? Tu es tout pâle…

- On m’appelle aussi, Ondine ; une grande pâleur, un grand froid m’appellent…annonça Xavier d’une voix tremblante. Reprends cet anneau, sois ma vraie veuve au fond des eaux.

- Vite ! Questionne-moi !

- Qu’as-tu dit, Ondine, le premier soir où je t’ai vue, quand tu ouvrais la porte dans l’orage ?

- J’ai dit : Comme il est beau.

- Quand tu m’as surpris mangeant la truite au bleu ? interrogea Xavier, alors que Ludivine l’aidait à s’asseoir sur une civière.

- J’ai dit : Comme il est bête.

- Quand j’ai dit : Penses-y de loin !

- J’ai dit : Nous nous rappellerons cette heure-là, plus tard… C’est l’heure où vous ne m’aurez pas embrassée.

- Nous ne pouvons plus nous offrir ces plaisirs de l’attente, Ondine ; embrasse-moi.

- Ondine ! appela la voix d’une de ses sœurs.

- Questionne ! Questionne encore ! En moi déjà tout se trouble !

- Il faut choisir, Ondine, m’embrasser ou parler.

- Je me tais ! s’entêta la comédienne, en plaquant ses lèvres sur les siennes.

- Voici la fille de vaisselle…annonça faiblement Xavier ; quand le bref baiser prit fin. Son corps est laid… Son âme est belle…

 

Une forme étrange venait d’apparaître. Un corps dissimulé sous un voile noire, tenant à la main une faux. Il s’agissait du moment le plus tragique de la pièce, mais si le public savait que Mathilde tirait la langue à force de suffoquer sous le voile, il éclaterait de rire.

 

- Au secours ! Au secours ! s’écria Ludivine, alors que Xavier tombait raide mort sur la civière (et ce, peut-être un peu trop fort, car il s’était fait mal au crâne).

 

Alertée par les cris de la petite blonde, Bertha accourut en robe de mariée mais il était déjà trop tard. Hans était déjà mort (et son crâne lui picotait terriblement), et Ondine était sur le point de perdre la mémoire.

 

- Qui appelle ?

- Hans n’est pas bien ! Hans va mourir !

- Ondine ! appela une dernière fois la voix de Pierrick.

- Tu l’as tué ! C’est toi qui l’as tué ? rugit Aline comme une hystérique, en découvrant le corps du chevalier (immobile, mais pourtant pressé de se masser l’arrière de la tête).

- J’ai tué qui ? De qui parlez-vous ? Qui êtes-vous ? demanda d’une petite voix Ludivine.

- Tu ne me reconnais pas, Ondine ?

- Vous, Madame ? Comme vous êtes belle ! Où suis-je ? Comment nager ici ? Tout est ferme, ou tout est vide… C’est la terre ?

- C’est la terre…confirma le Roi des Ondins, qui arrivait sur la scène accompagné de deux ondines.

- Quittons-la, Ondine. Vite ! pressa Emma en prenant la main de Ludivine.

- Oh oui ! Quittons-la… Attends ! Quel est ce beau jeune homme, sur ce lit ? Qui est-il ?

- Il s’appelle Hans, répondit Pierrick d’un ton ennuyé.

- Quel joli nom ! Qu’a-t-il à ne pas bouger ?

- Il est mort…

- C’est temps. Partons ! supplia Claire, agrippant la seconde main de la petite blonde.

- Qu’il me plait ! On ne peut pas lui rendre la vie ?

- Impossible ! lança le Roi des Ondins, comme si c’était la dernière chose au monde qu’il espérait.

 

Déçue, Ludivine se laissa tomber sur les fesses et se laissa entraîner par Claire et Emma vers les coulisses.

 

- Comme c’est dommage ! Comme je l’aurais aimé ! lança Ondine, avec un petit sourire triste.

 

Elle disparut, glissée jusqu’aux coulisses, avec Emma et Claire. Bertha s’enfuit du côté opposé, le visage meurtri par un désespoir qui ne prendrait peut-être jamais fin. Le Roi des Ondins quitta à son tour la scène, non sans un dernier regard indifférent à Xavier, toujours étendu sur la civière au milieu de la scène. Enfin, Mathilde partit la dernière dans un glissement, et retint de justesse un soupir de soulagement.

 

Le rideau tomba et les lumières se rallumèrent. Ahurie par tout cet éclairage, Liz dévisagea sa mère, qui clignait des yeux avec le même air que sa fille. Éva Maël s’étira sans gêne, Jeff gigota mal à l’aise dans son siège, Mathis dormait profondément et Romain… Romain envoyait un texto à on-ne-savait-qui, visiblement très intéressé par la fin d’Ondine.

 

- Mon bébé, ça fait tard pour toi…murmura Éva à son fils cadet, qui se réveillait lentement.

- Hey, ils ne viennent pas saluer ? marmonna son mari, souffrant visiblement d’un mal de dos.

- Ne sois pas si pressé… Ils sont sûrement en train de boire trois litres d’eau. C’est que ça en demande, le théâtre !

 

 

 

 

- Qu’est-ce ça en demande le théâtre ! se lamenta Tristan, dépité, dans les coulisses.

 

Les comédiens enlevaient lentement leurs costumes trempés, buvaient à grande gorgée de l’eau tiède (ne jamais boire de l’eau fraîche après ce genre d’efforts physiques, car elle faisait croire qu’on était hydraté alors que ce n’était pas le cas) et enfilaient des vêtements plus propres et plus confortables.

 

- Comment on a été Benji, dis nous, comment on a été ? harcela Claire, poursuivant son prof jusqu’aux toilettes.

- Ce n’est le lieu, ni le moment d’en parler ! Termine de te préparer, je te rappelle que tu es encore la première à entrer en scène !

 

Le visage de Claire vira au blanc, et le stress s’empara d’elle pour une énième fois depuis la soirée. De son côté, Mathilde était paniquée et réclamait de l’aide à la cervelle de Xavier.

 

- Mais comment on prononce ce mot, Xavier ?

- Qu’est-ce que j’en sais moi ?! Je suis bon en maths, pas en anglais ! s’énerva le jeune homme, qui tenait un bouteille d’eau d’une main, et se massait de l’autre l’arrière du crâne qui avait cogné contre la civière.

- Mais tu crois que ça se dit « toukt » ? Ou « tougde » ?

- Ah Mathilde, ne me casse pas les couilles, c’est pas le moment !

- Je vais m’auto-humilier si tu ne m’aides pas !

- Je peux ne pas t’aider, Mathilde, putain ! Rentre-toi ça dans le crâne ! Va demander à Ludivine ! C’est elle qui parle couramment l’anglais, pas moi.

 

Aussitôt dit, aussitôt fait. Une feuille à la main, Mathilde fonça sur la petite blonde qui était occupée à rincer ses pieds dans un petit bac en plastique rempli d’eau savonnée.

 

- Lulu ! s’écria la comédienne, et manquant de faire tomber le bac sur le sol. Aide-moi, aide-moi, aide-moi !

- Vouiii ? fit la petite blonde.

- Ce mot là…tu vois ?

- Oui.

- Comment ça se prononce ?

- Thought ? Bah…thought.

- « Toukt » ? tenta la comédienne.

- « Sawt », articula Ludivine.

- Plus qu’une minute ! annonça Benjamin, bien fort pour que toute sa troupe entendre.

 

Mathilde faillit tourner de l’œil et se hâta d’aller se changer. Elle était bien la dernière à ne pas avoir eu le temps de se reposer, trop effrayée par son « thought ».

 

- Merde, je me souviens plus de ce que je dois dire…je me souviens même plus de mes gestes…paniqua Simon.

- Moi aussi ! répétèrent neuf voix, et Benjamin crut les assassiner avant la reprise sur scène.

 

Ils se rangèrent en file indienne près de la sortie des coulisses, Claire au début, suivie de Grégoire, Simon, Tristan, Aline, Pierrick, Emma, Mathilde, Xavier et Ludivine. Benjamin avait préféré placer les deux personnages principaux d’Ondine à la fin. Question de stratégie. Anxieux, les comédiens s’adonnèrent à un exercice de respiration improvisé.

 

Dans dix minutes, la soirée serait définitivement finie.

 

 

 

 

- Ah ! C’est la troisième partie qu’ils parlaient dans le Programme de la soirée ! se souvint Éva Maël lorsque le rideau se leva sur une scène déserte.

 

Quelques lumières s’éteignirent, mais certaines restèrent allumées pour assurer un éclairage minimum de la scène et du public. Une musique s’éleva dans le théâtre, et une jeune fille entra sur scène. Personne ne reconnut les traits d’Eugénie et de l’une des sœurs d’Ondine sur le visage de Claire. Ses courts cheveux châtains clairs se balançaient dans l’air, légèrement retenus par un épais cerceau bleu. Ses fausses rides n’étaient plus que poussière, et avaient fait place à des yeux maquillés comme en Égypte ancienne. Ses costumes de paysanne, d’ondine, et de courtisane étaient restés en coulisses, et elle portait une robe bien à elle, coupée par deux bandes, noire et bleu turquoise. Son regard parcourut la salle en un éclair, s’attarda sur ses parents, son petit-copain, et sur Éva Maël (Seigneur ! Son idole la regardait !). Elle ouvrit la bouche et les mots s’échappèrent sans besoin d’aide.

 

- There’s a place in your heart, and I know that it is love…

 

Jeff et Romain se regardèrent, stupéfaits. La Section A allait chanter ! Diantre ! Ils reportèrent leur attention sur Claire, qui illustrait fébrilement ses paroles par le langage des signes, langage que la troupe avait dû apprendre à la dernière minute pour les besoins du spectacle.

 

La jeune fille fut rapidement rejointe par le timide Grégoire, qui avait lui aussi abandonné ses vieux habits de pêcheur, sa perruque blanche servant de tignasse à Auguste, et son costume de Poète mal considéré pour une chemise légère et un jean. Il avait pris Claire par l’épaule, et continuait la chanson pendant qu’elle traduisait les mots en signes.

 

- And if you really try, you’ll find there’s no need to cry…

 

Le joyeux Simon les rejoignit dans une entrée fracassante (il s’était pris le pied dans les fils électriques des spots) et agrippa ses deux camarades par la taille. Les spectateurs n’eurent aucun mal à reconnaitre le Roi et le Chambellan, même s’il ne portait plus la couronne en or que Pierrick lui avait tant jalousée.

 

- Make a little space… Make a better place…

 

Puis ils entonnèrent tous les trois le refrain, les bras tendus vers le public qu’ils désignaient, et les ramenaient ensuite sur le cœur. Claire, Grégoire et Simon se poussèrent sur le côté gauche de la scène, laissant la place à Tristan qui arrivait tranquillement, les mains dans les poches. Ses mains ne lui étaient pas utiles pour le moment, puisque c’était les trois autres comédiens qui traduisaient ses paroles en langage des signes.

 

- If you want to know why, there’s a love that cannot lie…

 

Aline fit alors son entrée en scène, accompagnée par quelques applaudissements. C’était une nouvelle Bertha avec son même maquillage sombre, mais avec les cheveux détachés, ondulés à cause de sa longue tresse de tantôt, un haut bleu fluo transparent, un jean décontracté, et un sourire rayonnant sur le visage. Deux secondes plus tard, Pierrick déboula en catastrophe à ses côtés (lui aussi s’était pris les pieds dans les fils électriques des spots, et avait été deux doigts de s’étaler devant le public) et s’appuya sur Aline et Tristan pour chanter (et remuer sa cheville qui lui faisait un peu mal).

 

- Love’s enough for us growing… So make a better world, make a better world…

 

Le trio de comédiens reprit ensemble le refrain, pendant que Claire, Grégoire et Simon continuaient leur traduction gestuelle face au public. À peine eurent-ils fini leur morceau qu’ils rejoignirent le groupe du langage des signes, laissant place à une grande blonde portant un dos nu doré et un petit nœud en dentelle dans les cheveux. Légèrement tremblante, Emma se plaça aux côtés de Tristan et ses grands yeux bleus en amande cherchèrent du réconfort dans la salle.

 

- And the dream we were conceived in will reveal a joyful face…

 

Le public découvrit enfin les véritables cheveux rouge pétant de Mathilde dans toute leur splendeur et qui avaient été cachés sous plusieurs perruques durant Ondine.

 

- Then why do we keep strangling life, wound this earth crucify its soul, thought it’s plain to see…

 

Fière d’avoir réussi à prononcer le mot « thought » correctement, la jeune femme retrouva son teint mat naturel, et se faufila à côté de Pierrick pour laisser la place aux deux derniers comédiens. Xavier et Ludivine clôturèrent la marche, main dans la main, lui habillé comme ses camarades (chemise-jean), et elle portant une robe volante d’un blanc pur. La main du comédien remonta le long du dos de la petite blonde et alla directement se poser sur son épaule. Il attrapa de même Emma par le cou et déposa en vitesse un bisou sur sa joue (et ça…ce n’était pas de la comédie).

 

- In my heart, I feel you are all my brothers…

 

Ludivine attrapa Mathilde par la taille, et très vite, les quatre élèves formèrent une chaîne devant les spectateurs.

 

- Make a little space… To make a better place…

 

Après le refrain d’Emma, Mathilde, Xavier et Ludivine, les dix comédiens unirent leurs dix voix au langage des signes qui plongèrent le théâtre dans une baignoire d’émotions. Plus personne ne bougeait, ni ne parlait. Tout le monde écoutait.

 

- Heal the world, make it a better place…

 

Ouvrir les bras, c’était comme s’ouvrir au monde.

 

- For you and for me, and the entire human race…

 

Et d’un mouvement synchronisé, les comédiens tendirent le bras, le reportèrent contre leur cœur, et caressèrent de leur main l’espace devant eux.

 

- There are people dying, if you care enough for the living…

 

Ils laissèrent tomber leurs bras le long de leur corps, et commencèrent à se rapprocher les uns des autres.

 

- Make a better place, for you and for me…

 

Tandis que Madame Suzette perçait le silence en éclatant bruyamment en sanglots, la Section A s’était retrouvée enchaînée, comme l’avait été Mathilde, Emma, Xavier et Ludivine deux minutes plus tôt. Recroquevillé contre le flanc de son camarade à ses côtés, solidement enlacé par la taille, chaque élève reprit alors le refrain une nouvelle fois. Ils chantaient maintenant le plus fort possible (mais Madame Suzette se faisait toujours entendre, bien malgré elle).

 

Tapi dans les coulisses, entouré par les profs de chant et de danse, Benjamin rongeait ses ongles. Cette dernière partie se jouait comme au poker. Elle avait été prévue au dernier moment, et le professeur avait été angoissé à l’idée que ses élèves ne réussissent pas à faire quelque chose de parfait. Mais, toujours fidèle à elle-même, la Section A en surprenait toujours plus d’un, à commencer par Benjamin.

 

Résultat : Elena et Éva pleuraient sans même s’en rendre compte. Mathis s’était blotti contre Jeff, dont les yeux étaient légèrement humides. Romain et Liz se sentaient d’humeur mélancolique et regrettaient amèrement d’être venus. La terrible Madame Suzette avait inondé son fauteuil et demandait, en larmes, à son voisin un second paquet de Kleenex.

 

Seul, le jury se voulait rester impassible, le regard rivé sur la Section A. Mais qui n’aurait pas été touché par dix comédiens, au bout de leur fatigue, qui chantaient d’une voix si troublante que le cœur de l’homme le plus cruel en serait bouleversé ?

 

À vrai dire, toutes graines de comédiens qu’ils étaient, les élèves ne parvenaient eux non plus à contrôler leurs émotions. Et si les larmes sur leurs joues ne pouvaient être visibles que depuis les deux premiers rangs, les spectateurs assis au fond de la salle les devinaient aisément par le timbre de leur voix.

 

Leur chanson s’acheva après dix « for you and for me » individuels, et un onzième d’ordre collectif. Les lumières se rallumèrent automatiquement, laissant aux comédiens le loisir de sécher leurs larmes en quatrième vitesse. Cette fois-ci, ils ne se réfugièrent pas dans les coulisses et restèrent sur le devant de la scène.

 

Dès que les applaudissements crépitèrent sans laisser prévoir une fin, la Section A s’inclina bien bas. Toutes les dix secondes, les comédiens se relevaient, remerciaient par des sourires et des hochements de tête, et replongeaient aussitôt dans une nouvelle révérence.

 

Durant les salutations, des personnes se levaient de leur siège et s’approchaient de la scène pour remettre des petits cadeaux aux comédiennes. Ainsi, Mathilde et Claire reçurent des fleurs de leurs petits-amis attitrés, Emma un énorme bouquet de lys de son père, et Aline des roses d’un jeune inconnu que Xavier suspectait être un admirateur secret.

 

- Celui-là, il faut que je le remercie comme il se doit…murmura la jeune femme à Pierrick.

- Coquine, répondit le comédien, en se plongeant dans une révérence comique.

 

Des éclats de rire l’arrêtèrent dans ses salutations. Romain venait de remettre à sa filleule, non pas un bouquet de fleurs, mais un énorme panier garni de bonnes choses à manger. Ludivine ne sut si elle devait en être vexée ou pas mais, après en avoir vu la composition, elle se lécha discrètement les babines et Pierrick supposa qu’il y avait tout ce qu’elle aimait dans le panier.

 

Enfin, lorsque Tristan eut forcé Benjamin à venir sur la scène pour saluer le public avec eux, et lorsque le professeur fut largement applaudi, la Section A se retira des planches, un dernier sourire de remerciement aux lèvres.

 

 

 

 

Les comédiens s’étaient écroulés les uns sur les autres sur le canapé du petit salon. Qu’est-ce que c’était épuisant, le théâtre ! Mais qu’est-ce que c’était tellement agréable de se sentir vidé de cette façon ; comme un soulagement d’avoir donné le meilleur de soi-même.

 

- Et dire que je voulais devenir journaliste à la base…murmura Pierrick, béat. Mais putain, qu’est-ce que c’est bon le théâtre !

 

Ludivine avait eu la brillante idée de prévoir le coup de pompe de la fin de soirée, et s’était endormie sur les coussins qu’elle avait disposés sur le sol de sa loge quelques heures plus tôt. La soirée n’était pourtant pas finie, Benjamin le savait car il avait la lourde charge de leur annoncer que certaines personnes désiraient les rencontrer.

 

- Non Benji…s’il te plait…

- Ça ne durera pas longtemps. Ils veulent juste vous dire quelques mots.

- Qui ?

- Le jury…et quelques pros. Des gens qui ont peut-être un contrat dans leur poche…

 

Les neufs comédiens sursautèrent comme s’ils avaient été frappés par la foudre. Le jury…ils s’en fichaient. Mais des professionnels ! Des pros ! La Section A se leva précipitamment et se hâta de camoufler sa fatigue pour paraître à son avantage (avec une bonne bouteille d’eau ou un peu de blush sur les joues).

 

- C’est où ? C’est où ? demanda Emma, quand elle eut terminé de se remaquiller.

- En salle de confér…

 

Benjamin ne put terminer sa phrase, car les comédiens s’étaient déjà faufilés hors du petit salon. Ils atteignirent la salle de conférence en moins d’une minute, et y découvrirent le jury, toujours aussi inexpressif, et une dizaine de personnes derrière lui qu’ils ne connaissaient pas. Le jury leur adressa la parole en premier et les félicitèrent d’un ton neutre, en leur recommandant de se ménager pour la dernière ligne droite. Les examens commenceraient lundi, avait-il dit, et ils attendaient une excellente performance de la part de chacun. Ils ne toléreraient qu’aucun élève parmi eux ne manque de respect à la réputation de leur école.

 

- À lundi, fut le dernier mot du jury, qui sortit aussitôt de la salle de conférence.

- Ils sont très sympas, on dirait, ironisa Pierrick. Je sens qu’on va très bien s’entendre avec eux durant nos petits entretiens.

 

Une personne dans la pièce éclata de rire. Un pro, comme l’appelait Benjamin. Un pro à côté d’autres pros comme lui, dont un qui semblait très perturbé et qui se balançait d’un pied à l’autre.

 

- Benjamin ! pesta le professionnel. Où est-elle ?!

- Qui ?

- Mais la p’tite blonde là !

 

Tout le monde sut instantanément qu’il parlait de Ludivine, mais personne ne fut capable de situer la comédienne dans l’école. Le professeur jeta un regard désespéré à Xavier, qui ne savait pas non plus l’endroit où elle se situait.

 

- J’ai compris…capitula le jeune homme devant l’air insistant de Benjamin. Je vais essayer de la trouver… Elle ne doit pas être bien loin…probablement en train de roupiller dans un placard à balais…

 

Il la trouva dix minutes plus tard dans leur loge, allongée sur le sol, ses cheveux blonds éparpillés sur les coussins. Elle dormait profondément et il doutait qu’elle soit en état d’avoir un entretien avec un professionnel.

 

- Euh Lulu ? appela-t-il en la secouant doucement.

 

Il évita un coup de poing avec justesse. Ludivine n’avait aucune pitié pour les personnes la réveillaient, qu’elles s’appellent Xavier Lusvardi ou pas.

 

- Ludivine, sérieusement…essaya Xavier en lui attrapant les mains.

- Laisse-moi tranquille ! Je dors…grogna la petite blonde.

- C’est très important. Une personne aimerait te rencontrer…

- Je suis fatiguée…

 

Elle ouvrit péniblement ses paupières lourdes de sommeil, et le comédien put voir dans ses yeux qu’elle était réellement exténuée. Elle tenta de se lever mais sa tête retomba aussitôt sur les coussins.

 

- Ça ne durera pas longtemps, Lulu, je te le promets. Et plus vite tu le rencontreras, plus vite nous rentrerons à la maison, et plus vite tu pourras dormir. Et mon lit est bien plus confortable que la moquette de la loge, avoue-le.

 

La petite blonde hocha la tête et Xavier l’aida à se remettre sur ses deux pieds. Après avoir tangué deux ou trois fois, elle pensa qu’il était plus judicieux de se cramponner à lui pour se rendre jusqu’à la salle de conférence.

 

L’arrivée de Ludivine dans la salle marquera le professionnel pour toute sa vie. C’est avec les yeux bouffis et les cheveux en bataille qu’elle le reçut pour leur entretien. Elle avait même baillé avant de lui serrer la main. Elle était dans le coton…et lui était déjà fou d’elle.

 

- Je m’appelle Yvan Forestier et je suis…

 

Il s’interrompit quand Ludivine lui tourna le dos pour bailler à son aise. Décidément, il la trouvait merveilleuse. Ce qui n’était pas l’avis de Benjamin, spectateur de la scène, qui s’arrachait les cheveux dans un coin.

 

- Tu veux qu’on aille s’assoir ? proposa Yvan, voyant qu’elle tenait à peine sur ses jambes.

 

Elle hocha la tête et il l’entraîna plus loin, vers un petit canapé. Au passage, il fit signe à Xavier de les suivre. Ils s’installèrent confortablement et, lorsque Ludivine eut terminé de bien se caler contre le comédien, le professionnel put reprendre la conversation et terminer de se présenter.

 

Il était réalisateur et planchait depuis quelques années sur un gros projet…au cinéma.

 

- Au cinéma ? répéta Ludivine, la bouche pâteuse.

- Oui, et toi, tu es la perle rare que je cherchais désespérément. Tu es mon premier rôle. Tu es absolument celle qu’il me faut.

- Ah.

 

La petite blonde tritura nerveusement ses mains tout en se mordant la lèvre inférieure. C’était bien joli tout ça…mais c’était du cinéma.

 

- Il y a quand même plusieurs petits inconvénients…commença-t-elle alors, gênée. D’abord, je ne suis pas diplômée…

- Je m’en fous. Je t’engage sans diplôme.

- Ensuite, je suis comédienne de théâtre.

- Et alors ? répliqua Yvan Forestier.

- Et alors, je n’aime pas le cinéma. Enfin, j’aime aller voir des films hein…mais je ne veux pas être comédienne de cinéma. C’est nul, le ciné.

- C’est bien la première fois qu’on me sort ça ! s’exclama le réalisateur, en éclatant aussitôt de rire.

 

Ludivine ne parut nullement vexée et continua à le fixer gravement, malgré ses paupières lourdes qui la suppliaient de s’endormir contre Xavier.

 

- Mais tu n’as jamais fait de cinéma ! Tu ne sais même pas ce que c’est ! riposta le professionnel, quand il eut retrouvé son sérieux.

- Bien sûr que si, je sais ce que c’est ! Benjamin nous a donné des cours Caméra tout au long de l’année…et je peux vous dire que le cinéma, c’est trop nul ! Le théâtre, c’est plus profond, c’est plus vivant, et…

- Des cours Caméra ?! Mais ça n’a rien à voir ! J’aimerais te dire tant de choses sur le septième art, jeune fille, mais tu me parais bien fatiguée pour entendre tout ça. Ce que je peux te dire simplement, c’est que tu es bien loin de la réalité. Le cinéma, c’est aussi difficile que le théâtre, voire plus. Tu n’as pas idée du travail des acteurs, surtout dans les grosses productions comme la mienne. La difficulté vient surtout du fait de se glisser d’une minute à l’autre dans la peau d’un personnage et ce, pour une période très limitée dans le temps. Le théâtre, au contraire, oblige le comédien à incarner le personnage durant plus d’une heure, et c’est bien plus fatiguant.

- Mais c’est mieux le théâtre, s’obstina Ludivine.

- Peut-être. Mais je te prouverai que le cinéma, c’est tout aussi bien.

- On verra…grogna la comédienne.

- Oui, nous verrons…et pour ça, nous devons prendre rendez-vous.

- Excusez-moi de vous interrompre…

 

Yvan Forestier et Ludivine se tournèrent vers Xavier, qui souriait étrangement.

 

- J’aimerais vous poser quelques questions de la part de Ludivine, Monsieur… Là, elle est trop fatiguée pour se rendre compte de ce que vous lui proposez, alors je vais vous poser des questions à sa place… Quel genre de film comptez-vous tourner ? Parce que vous comprenez bien que Ludivine, en dépit de son jeune âge, ne peut pas tourner dans des films destinés…aux adultes.

 

La petite blonde devint alors blanche comme un drap lorsqu’elle comprit le sous-entendu, et Yvan Forestier éclata à nouveau de rire, adressant à Xavier d’une grande tape dans le dos.

 

- Alors toi, tu es un sacré négociateur ! Tu aurais pu faire de la politique, tu sais !

- Oui, oui, peut-être…mais vous n’avez pas répondu à ma question.

- Si ça peut vous rassurer tous les deux, c’est un film assez mystérieux, avec un peu d’action, un peu d’humour et un peu de romance. C’est assez varié.

- Un peu de romance ? répéta Xavier. Il y a des scènes d’amour dans votre film ? Parce que sachez que Ludivine est très pudique. Elle a déjà du mal à embrasser des inconnus alors n’espérez pas qu’elle se livre devant une caméra pour une scène d’amour !

 

Un coup d’œil vers Ludivine, toujours aussi terrorisée et à deux doigts de tourner de l’œil, confirma au réalisateur l’anecdote de Xavier.

 

- Mais avec toi, elle aura probablement moins de mal.

- Ça, c’est sûr…mais ce n’est pas pour autant qu’elle acceptera de tourner une scène d’amour…surtout si vous voulez qu’elle montre certaines parties de son corps…continua Xavier, sans relever la proposition d’emploi. Et vous savez, quand elle ne veut pas, elle ne veut pas.

 

Le réalisateur paraissait bien embêté…car Ludivine semblait bien d’accord avec le comédien.

 

- Il n’y a que deux scènes d’amour, annonça-t-il alors. Et c’est soft.

- Ça te va Lulu ?

- Non. J’en veux zéro.

- J’en supprime une sur deux, négocia Yvan.

- Zéro, répéta la petite blonde, têtue comme une mule.

- Une, et avec Xavier.

- Zéro.

- Une, avec Xavier, et je te promets que ça passera comme une lettre à la poste, que je prendrai le temps qu’il faut pour que tu sois à l’aise, et que je ne déciderai rien sans ton accord.

- Vous seriez prêt à gaspiller une semaine pour tourner juste une scène d’amour ? demanda alors le jeune homme, tandis que Ludivine nageait en pleine hésitation.

- Absolument.

- Vous allez perdre de l’argent.

- Je m’en fous. Ce sera au moins réussi.

- Entendu, dit alors Ludivine. J’accepte les conditions, mais j’attends toujours vos arguments qui me feront changer d’avis sur le cinéma. Ça ne veut pas dire que j’accepte de tourner avec vous, attention…

- Et vous oubliez un petit détail…elle est mineure, précisa Xavier.

- Oh non, ne dis pas ça ! Je ne me sens pas de m’engager dans les autorisations parentales à ce stade du projet… Et quand est-ce que tu auras 18 ans ?

- Le 31 août de cette année.

- Et bien, nous signerons le 31 août.

- J’ai pas dit que je signerai, objecta la petite blonde avec sérieux.

- Mais je saurai te convaincre, ne t’inquiète pas pour ça.

 

Le réalisateur reprit une grande inspiration et attrapa les petites mains glacées de la jeune fille pour les serrer dans les siennes. Elle intercepta son regard sérieux et sut aussitôt que cet homme ferait absolument n’importe quoi pour l’avoir dans son film. C’était aussi l’avis de Xavier qui pensait que Yvan Forestier aimerait certainement garder Ludivine à ses côtés dans le cinéma pour la vie.

 

- Écoute Ludivine, je tiens vraiment à ce que ce soit toi, mon premier rôle. Ça fait trois ans que je te cherche. J’ai fait au moins huit castings, fouillé dans toutes les écoles de théâtre et conservatoires de la région parisienne, recensé toutes les actrices des grandes agences… Maintenant que je t’ai, je ne te lâche plus. Je veux te garder, à n’importe quel prix, à n’importe quelles conditions. C’est toi qui décide, mais je ferai n’importe quoi pour effacer toutes tes hésitations.

- N’importe quel prix ? répéta Ludivine, qui rêvait de pouvoir s’offrir un voyage à Bora-Bora.

- Absolument.

- Profites-en Lulu, ils te feront pas tous ce genre de cadeau à l’embauche, taquina Xavier, en lui donnant un coup de coude exagéré.

- Bon…décida la comédienne. On verra ça le 31 août.

 

Ludivine lui serra la main de façon comique, et se cala contre son petit-ami à la recherche d’un peu de chaleur. On avait toujours froid quand on était fatigué.

 

- Quant à toi…commença le professionnel en pointant Xavier du doigt.

- J’accepte, coupa aussitôt l’intéressé.

- Tu aurais pu au moins me laisser terminer.

- Oui mais j’accepte. Je veux trouver du travail, et si vous m’en proposez, tant mieux. Il faut que je gagne des sous. Je signe tout ce que vous voulez. Même pour balayer la crasse du studio.

- Okay, répondit simplement Yvan Forestier. C’est quoi ton nom ?

- Xavier.

- Xavier comment ?

- Lusvardi.

- Donc, je pars du fait que j’ai au moins ta signature le 31 août, c’est ça ?

- Tout à fait.

- D’accord, conclut le réalisateur, avant de sourire. Vous avez un sacré caractère tous les deux. Je vous assure que vous irez loin comme ça ! Et en plus, vous formez un beau couple.

 

Ludivine apprécia le compliment et se cacha derrière Xavier pour rougir de plaisir (et bailler à s’en décrocher la mâchoire).

 

- Et toi, au fait, comment tu t’appelles ?

- Ludivine.

- D’accord, ça je sais, mais Ludivine comment ?

 

La petite blonde réapparut derrière l’épaule du jeune homme, pensive. Elle avait hésité depuis si longtemps, pensant que ce n’était pas un bon choix de se mettre « sous le parasol » de sa mère, mais cette fois, son nom de scène lui vint naturellement à l’esprit.

 

- Maël.

- Pardon ? s’étonna Yvan Forestier.

- Maël. Ludivine Maël. C’est moi.

 

 

 

 

- Toi ! s’écria Éva, en déboulant dans le repaire de la Section A et se ruant sur Yvan Forestier qui sortait juste de son entretien avec les comédiens. Je t’ai vu reluquer ma fille ! Qu’est-ce que tu lui veux ?!

- Oh Éva ! Comment tu vas ? Hein ? C’est ta fille ? Ah mais oui, je suis con… Elle m’a dit son nom, j’aurais dû me douter que tu étais sa mère…

- Son nom ? s’étonna la maman de la comédienne, perdant ainsi tout son sang chaud.

- Ludivine Maël, c’est bien ça, n’est-ce pas ? C’est bien ta fille ?

- Euh…ben…oui, oui…c’est ma fille…

 

Éva était devenue blanche comme un drap, partagée entre la surprise et l’émotion. Son mari, la voyant si déstabilisée, en profita pour reprendre la négociation.

 

- Yvan… Pourquoi tu tournes autour de ma fille ? Qu’est-ce que tu comptes faire d’elle ?

- C’est entre elle et moi, Jean-François, désolé, nargua le réalisateur, tout sourire.

- C’est entre ses parents et toi, rectifia Jeff, frustré. Ludivine est mineure, il te faut une autorisation parentale.

- Du tout, du tout. On a pris rendez-vous le jour de ses 18 ans, avec son copain Xavier, pour la signature du contrat.

 

Il lui adressa un clin d’œil et partit voir Benjamin pour échanger quelques banalités. Le père de Ludivine n’était que très peu sceptique. Il connaissait très bien Yvan Forestier pour avoir déjà travaillé avec lui et Éva sur les bandes originales de ses films, et il avait confiance en lui (enfin, plus ou moins, car étant un excellent réalisateur, Yvan attendait énormément de la part de ses acteurs, et Jeff avait peur que sa fille ne tienne pas le rythme).

 

Quoiqu’il en soit, Yvan n’était plus pressé désormais. Il pouvait encore attendre deux mois, jusqu’au 31 août, pour démarrer le tournage de son film. Si Ludivine avait été plus jeune, il se serait plié à l’autorisation parentale, procédure longue et complexe se basant surtout la mise en confiance des parents. Ludivine n’avait pas encore donné une réponse définitive, mais il pensait avoir de bons arguments pour la convaincre que le cinéma n’était pas comme elle l’avait vu durant toutes ces années.

 

- Mais Papa, le Monsieur, il m’a dit qu’il me paierait n’importe quel salaire que je veux, du moment que je joue dans son film ! expliqua la petite blonde à son père, alors qu’il essayait de lui rafraichir les idées. Et comme tu as toujours refusé de m’amener à Bora-Bora…

 

Jeff ferma alors la bouche, stupéfait, et se tourna vers sa femme, occupée à bercer un Mathis ensommeillé dans ses bras.

 

- C’est bien ta fille ! On voit qu’elle sait se faire désirer ! s’exclama-t-il avant de donner son autorisation à sa fille aînée. Bon Lulu…tu as ma bénédiction. Va, signe avec Yvan, et montre lui bien que tu n’es pas donnée !

 

Ludivine lui offrit son plus beau sourire et, sans un mot de plus, quitta ses parents pour rejoindre Xavier, occupé à raconter brièvement son entrevue avec Yvan Forestier à ses deux meilleurs amis.

 

- Et vous, de votre côté ? interrogea le comédien.

- Emma a été très appréciée par un mec, qui lui a proposé de passer un casting pour une comédie musicale. Elle n’a pas donné de réponse définitive, raconta Pierrick.

- Y’a aussi un gars de la Comédie Française qui veut Simon, ajouta Aline.

- Et ben…et vous deux alors ?

- Bof…répondit l’humoriste, évasif. J’ai papoté avec un producteur qui m’a bien aimé. C’est tout, il ne m’a rien proposé.

- Moi, le metteur en scène d’une troupe de théâtre qui recrute est venu me toucher deux mots. Il m’aimerait bien dans le groupe, mais je ne sais pas trop… Je voulais continuer au Conservatoire… Je réfléchirai plus tard. Pour le moment, je vais aller dormir chez Pierrot.

- Tiens ? s’étonna l’intéressé. Je croyais que tu voulais t’envoyer en l’air avec ton admirateur secret toute la nuit.

- Plus tard…là, je suis trop fatiguée, lança péniblement Aline, tandis que ses deux amis éclataient de rire.

- Mon Xavier, dodo, réclama la petite blonde en tirant sur la manche du comédien.

 

Voyant qu’elle pouvait s’effondrer de sommeil à tout moment, Xavier décida qu’il était temps de regagner son appartement. Ils embrassèrent Pierrick et Aline, de même que Benjamin et le reste de la Section A. Ils souhaitèrent bonne nuit à la famille de Ludivine qui dormirait dans son studio, et rejoignirent Liz et Elena que le comédien avait repérées dans un coin sombre de la salle. Direction Montmartre.

 

 

 

 

À peine rentré chez lui, Xavier se hâta de coucher Ludivine, qui dormait profondément sur ses deux jambes. Il lui avait ôté sa jolie robe blanche et lui avait enfilé sa chemise, car c’était tout ce qu’il avait sous la main.

 

- Froid, froid, froid, froid, froid…frrrr…mon Xav-vier, il f-fait fr-fr-froid…

 

La chambre du comédien n’était jamais chauffée, faute de radiateur, mais Ludivine oublia bien vite l’air frais quand il la glissa sous sa grosse couette. Elle laissa échapper un soupir de soulagement lorsque sa tête se posa sur l’oreiller, qu’elle serra aussitôt contre elle comme si c’était un seconde Xavier, et s’endormit aussitôt.

 

Xavier quitta la pièce en silence et retrouva sa mère et sa sœur dans le salon. Celles-ci paraissaient mal à l’aise, et il en devina très vite la raison. Visiblement, elles regrettaient.

 

- Maman, je suis content que tu sois venue. Je ne m’y attendais vraiment pas, et ça comptait beaucoup pour moi, tu sais…avoua le comédien en prenant Elena dans ses bras. Ça va ? Ça t’a intéressée ? Tu ne t’es pas trop ennuyée ?

 

Elle secoua la tête, les larmes aux yeux, et enfouit son visage dans le creux du cou de Xavier. Elle qui espérait tant que son fils fasse de grandes études, la voilà fière de lui en tant que comédien. Elle avait quelques difficultés à lui révéler ses pensées, mais Xavier les devina aisément et l’embrassa sur le front.

 

- Et toi Liz… 38 appels en absence… J’ai halluciné ou tu t’es vraiment inquiétée pour moi durant les trois jours où je n’étais pas là ? taquina le jeune homme.

- Ta gueule, tu m’énerves ! grogna l’intéressée, en tournant le dos au charmant torse nu de son jeune frère. J’aurais préféré être fille unique… Grande sœur, c’est trop de responsabilités.

 

Xavier éclata de rire et l’attira contre lui, auprès de sa mère, pour un câlin familial qu’ils ne s’étaient pas donné depuis de nombreuses années.

 

- Tu sais que toi aussi je t’aime Liz, même si je suis légèrement obligé ? s’exclama gaiement le jeune homme.

 

Liz ne daigna même pas répondre ; elle préféra éviter cette chaussée glissante. Pour cela, rien de plus efficace que d’être franche sur sa prestation du chevalier Hans.

 

- Je tiens à te dire que je t’ai trouvé affreusement ridicule ce soir.

- C’est ce que j’ai ressenti aussi… Ça veut dire que j’ai bien joué, alors ? Après tout, c’est un métier du sentir, pas du paraître, récita le comédien.

- Si tu le dis…grogna-t-elle, plus pour la forme qu’autre chose.

 

La famille Lusvardi décida d’aller se coucher en voyant l’heure si tardive sur l’horloge en plastique rouge de la cuisine. Le jeune homme embrassa sa mère et sa sœur et ils se séparèrent tous les trois, émus et ayant le cœur battant à la chamade.

 

C’est avec le sourire que Xavier regagna sa chambre. Il poussa Ludivine qui était au milieu du lit, souleva la couette pour se glisser à ses côtés, et repoussa encore la petite blonde qui voulait se remettre à sa place fétiche. À défaut d’autre chose, elle grimpa directement sur lui, et replongea instantanément dans son paradis peuplé de chamallows et caramels.

 

- C’est toujours un calvaire de dormir avec toi, Lulu…

- Hmm…chocolats…

 

 

 

 

Dans une modeste école de théâtre du neuvième arrondissement de Paris, le stress était au rendez-vous. La Section A redoutait encore et encore le verdict final de cette année « scolaire ». Tapie dans son petit salon, la troupe broyait du noir.

 

Trois semaines s’étaient écoulées depuis le soir de la représentation publique d’Ondine et la rencontre entre Yvan Forestier et Ludivine. Les examens avaient démarré dès le lundi suivant et les comédiens avaient été plus que jamais stressés et soucieux de réussir.

 

- Je l’ai pas, obligé, commenta Emma.

- Personne ne l’aura. On s’est tous planté à l’improvisation, annonça Claire.

- Putain, t’as raison.

- On est dans la merde, je vous le dis. J’aurais dû mieux réviser mon histoire du théâtre. Je ne pensais pas du tout que Beckett allait tomber…soupira Tristan. Et je ne vous parle pas de ma copie sur le théâtre classique…

- Positivez les jeunes…conseilla Xavier. Dites-vous que si vous ne l’avez pas, vous pourrez toujours refaire une année en Section A. Et ce sera sans moi, parce que je n’aurais plus les moyens, même boursier. Mais ne vous inquiétez pas, je viendrai quand même vous rendre visite.

- On est dans la merde…répéta Mathilde.

 

La pièce retomba dans un silence perplexe. Simon faisait les cent pas autour du canapé. Benjamin était avec le jury et connaissait probablement déjà le verdict.

 

- Mes parents vont me tuer…fit Ludivine. Ce diplôme, ils le rateront pas.

- Mais t’as un boulot assuré à la sortie, toi aussi, souligna Grégoire. C’est ce qui compte. Ta carrière est lancée.

- Je ne sais pas si je vais accepter. Le cinéma, c’est pas mon truc…et puis, je voulais aller en études supérieures…

- Moi, je vais accepter, décida son petit-ami. Si je refuse, je suis à la rue avec ma famille, et je ferai la manche comme le prédit depuis longtemps Emma.

- Arrête, c’est pas drôle, marmonna sérieusement cette dernière.

 

Ils avaient encore une demi-heure d’attente. Une demi-heure et ils sauraient. Ils sauraient ce que le jury avait pensé de leurs improvisations, de leurs connaissances littéraires sur le théâtre classique et contemporain, de leur créativité face à l’écriture d’un scénario, de la qualité de leurs prestations dans Ondine et toutes les autres épreuves en relation avec l’expression de l’art dramatique. Ils sauraient, ils auraient leurs notes, et trois mois après, les nouveaux diplômés recevraient leur qualification lors d’une cérémonie de remise de diplômes.

 

Une autre inquiétude planait dans le petit salon de la Section A. Et si cette horrible école de théâtre internationale du 19eme arrondissement, concurrente de la leur et qui se vantait de former des comédiens qu’on retrouvait à Hollywood, avait de meilleurs résultats qu’eux ? Et s’ils décevaient Benjamin ? Et si leur école était placée en fin du classement des plus grandes écoles de formation des comédiens de Paris par leur faute ?

 

Ils ne se le pardonneraient jamais.

 

- Quelqu’un veut jouer au Trivial Poursuit avec moi ? proposa Xavier pour essayer d’atténuer le stress chez ses camarades.

- Non, répondirent neuf voix à l’unisson.

- Hey, mais pourquoi ?

- Parce que tu connais presque toutes les réponses !

- Pff…vous n’êtes même pas drôles.

- Je te rassure chéri, toi non plus, lança Aline. C’est chiant de jouer avec toi.

 

Elle allait rajouter quelque chose, mais les cris qui résonnèrent dans le petit salon la coupèrent dans son élan. Des cris de joie. Ils comprirent rapidement. Les Sections B et C venaient de découvrir les résultats de leurs propres examens de fin d’année.

 

- Putain…ces débiles vont être nos remplaçants… Je nage en plein cauchemar, grogna Pierrick.

- Ils ne peuvent pas la mettre en sourdine ? C’est stressant à la fin !

 

Enfin, alors qu’ils ne s’y attendaient pas, Benjamin vint les chercher pour leur annoncer que leurs résultats étaient affichés légèrement plus tôt que prévu. Pas un comédien n’avait envie de descendre pour voir le panneau d’affichage, mais leur prof, simulant un sourire discret, les pressa de s’y rendre.

 

D’abord, ils avaient fermé les yeux, craignant par-dessus tout les « recalé » presque certains. Et puis la curiosité l’avait emporté et ils virent leurs noms, leurs dix noms qui suivaient les uns aux autres…

 

SECTION A

 

ARNAUD Claire Sylvie...........................................ADMISE

DODERO Ludivine Cathialine Charlotte.................. ADMISE

HENOURIN Grégoire Sébastien...............................ADMIS

LAMY Emma........................................................ADMISE

LUSVARDI Xavier Guillaume...................................ADMIS

NOLASCO Pierrick.................................................ADMIS

PÉPINO Aline Sarah Jane.......................................ADMISE

TIRON Mathilde....................................................ADMISE

VERANO Tristan....................................................ADMIS

VIVIER Simon Fabrice............................................ADMIS

 

- Oh ! s’exclamèrent les comédiens, surpris.

- Même Emma ? hurla Xavier, fou de joie.

- Même Emma ?! répétèrent les autres.

- Même moi ?!!

- Même toi, approuva Benjamin, tout sourire.

 

100 % de réussite. Même Emma. Même Grégoire le timide. Même tous les autres, si peu sûrs d’eux. La Section A toute entière avait réussi l’examen final…ce qui voulait dire qu’ils avaient épaté le jury, et que Benjamin allait boire toute la nuit pour fêter ça.

 

Madame Suzette, la première devant le panneau d’affichage, n’aurait raté l’événement pour rien au monde, et pleurait de bonheur. Elle se moucha bruyamment dans son mouchoir en tissu écossais. La Section A avait réussi ! La Section A ne serait plus là l’année prochaine ! Elle était débarrassée ! Enfin, elle pouvait laisser s’envoler toute l’angoisse de cette année scolaire, enfin elle pouvait se rassurer, puisqu’elle ne reverrait jamais plus la Promo 2008 ! Enfin, Pierrick ne fouillerait plus dans son ordinateur ! Enfin, Ludivine ne lui volerait plus le dernier paquet de Chamallows ! Enfin, la Section A déménageait ! Hasta la vista !

 

- Madame Suzette…braillèrent les dix comédiens en larmes, en se ruant sur la standardiste. Z’allez nous manquer… On veut plus partir !

- Ah non ! tempêta l’intéressée, retrouvant aussitôt sa mine habituelle. Ne remettez plus jamais les pieds ici, du moins tant que je serai vivante !

 

Le moment le plus émouvant fut celui des adieux à Benjamin, leur professeur strict mais compréhensif, le professeur qui désirait à la fois l’excellence et l’amitié de ses élèves. Le professeur qui leur avait tout enseigné, et à qui ils devaient tout. Ainsi, par exemple, Ludivine penserait toujours à lui lorsqu’elle embrasserait des inconnus.

 

- Vous m’avez bien fait chier, mais qu’est-ce que je suis fier de vous !

- Benji, on t’aime ! Et tu nous reverras, t’inquiète pas !

- Et merde…soupira le prof, faussement déçu.

- Et dans dix ans, tu monteras une pièce avec nous dix dedans ! D’accord, Benji ?

- Ouais, on verra…

 

Les parents, amis, petits copains et petites copines furent évidemment avertis des résultats par les comédiens. Toute cette atmosphère de fin d’année les excitait et leur promettait une nuit blanche à faire la fête chez Simon (il avait un jacuzzi dans son appartement, pourquoi ne pas en profiter ?).

 

Cette journée marqua le début d’une longue série de bonnes nouvelles : un appartement offert à Xavier et Ludivine par Éva Maël et Jeff (de toute évidence, quasiment non meublé, il ne fallait quand même pas abuser ; mais Elena leur avait offert un frigo avec son maigre revenu, et les parents de la petite blonde paieraient le loyer jusqu’à ce que tombent leurs premiers salaires) ; des contrats pour les uns et pour les autres ; et des admissions en écoles supérieures et conservatoires pour ceux qui restaient. Bref, c’était le début d’une nouvelle vie pour chacun : la vie d’adulte.

 

Et qu’on ne s’étonne pas, au moment de sortir pour la dernière fois de l’école de théâtre, d’apercevoir Claire, Mathilde, Tristan, Ludivine, Pierrick, Emma, Xavier, Aline, Simon et Grégoire hurler :

 

- Vive le théâtre !

 

Comme l’aurait hurlé Molière en prison…à s’en arracher les poumons.

 

 

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vefree
Posté le 11/07/2009
Chapeau ! ....... Alors là, chapeau, Tite Clo' !
C'est une sacrée gageure de raconter une pièce de théâtre du point de vue du vécu de l'action, dans le jeu et dans la salle ainsi qu'en coulisse. Je suppose que tu as autant transpiré que tes personnages durant toute ta rédaction. Jolie réussite, mine de rien. Défit relevé !
Je m'y suis cru dedans, à la fois dans la pièce de théâtre et dans le jeu des comédiens. Le passage le plus hilarant et extrêmement significatif de l'intensité du soir, c'est le texto de Xavier à sa soeur au début de la représentation : « Arrête de bailler, tu me déstabilises ». Mouahaha ! J'adore !
Ensuite, le reste est sans surprise, mais agréable à lire. Je me suis attachée à tous tes personnages. Je les aime bien. Ils ont beaucoup de caractère et c'est très animé.
La Ptite Clo
Posté le 11/07/2009
=D Ca oui, je me souviens particulièrement bien de l'écriture de ce chapitre... ^^" C'était assez éprouvant, et je suis même jusqu'à aller recruter trois "Bêta-Spectateurs" pour connaître leur ressenti par rapport à la pièce de théâtre.
Donc je suis toute contente de t'avoir convaincue avec ce chapitre. :D
En tout cas, merci infiniment pour toutes tes reviews, Vefree ! (Kâââlins !)
Cricri Administratrice
Posté le 19/11/2008
Je me plonge donc dans ton chapitre avec délectation ^^
Déjà, avant tout chose, et tant pis si je me répète : j’adore Liz. C’est vraiment un personnage de ton histoire très attachant, son évolution est vraiment bien menée (quoique plutôt qu’évolution, il faudrait parler de « révélation » : ce n’est pas tellement qu’elle a changé, elle se révèle, c’est tout).
L’effervescence qui a précédé la pièce m’a donné envie de rire : ça criait vraiment à hue et à dia, c’était excellent XD
S’ensuit la pièce dont tu sais tout le bien que j’ai pensé. Je suis passée par toutes les émotions en la vivant. Tantôt avalée par l’émotion de la pièce, tantôt éclatant de rire aux petits détails que tu donnes sur les comédiens (entre ceux qui se font mal et ceux qui s’étouffent à moitié oO’). Comme je te disais, c’est vraiment le point d’orgue de l’histoire et je ne vois pas comment tu aurais pu décemment la raccourcir. On ne s’ennuie pas un seul instant !
Euh… j’ai bien lu ? Xavier a fait un bisou sur la joue d’Emma ?
Et l’entretien de Lulu avec le réalisateur : mémorable ! Elle, toute bouffie de sommeil ^^ Et Xavier qui s’inquiète de savoir s’il ne s’agira pas d’un film cochon *_* c’est adorable !!!
Mais Chapeau bas, encore une fois, pour ton travail de documentation latent. Tu penses vraiment à tout, jusque dans les moindres détails, je suis admirative ! On sent, en te lisant, que tu es une auteure sérieuse qui ne se sert pas de son histoire comme prétexte pour sa romance : ton intrigue, l’univers théâtral que tu as choisi, tout ceci est aussi bien développé que l’évolution de tes personnages.
J’ai juste relevé une toute petite faute : « Elle laissa échapper un soupir de soulagement lorsque sa tête se posa sur l’oreiller, qu’elle serra aussitôt contre elle comme si c’était un seconde Xavier » >> un « second » ;o)
38 appels en absence ??? XD J’adore Liz, décidément, et je suis heureuse que Xavier ait enfin obtenu la reconnaissance de sa famille proche. Il se dégage ici une telle impression de paix, presque de réconciliation :'( <-- émue.
Et puis, c’est terrible l’affichage des résultats : tu as mis ça comme si c’était placardé sur PA ^^’ J’avais vraiment l’impression d’y être. Mais le must, je crois, c’est Madame Suzette qui pleure de joie… pour être débarrassée d’eux oO’ C’est vraiment comique ^^
Et puis, il faut le dire, cette fin de chapitre m’a sacrément émue. Je sais que ce n’est pas la fin-FIN mais ça s’en rapproche rudement. C’est émouvant d’assister ainsi en direct au dénouement d’une histoire qui m’aura fait découvrir une si belle palette de personnages.<br /> <br />Bon, plus de spoiler sur Xavier, alors ? Et pourtant, la question demeure béante pour moi : j’ai hâte de voir les implications de… euh… ça.
Quant à Pierrick, c’est mon petit chouchou et je lui veux une belle fin >< (Tu le mettrais pas avec Aline, non ? XD Ils iraient si bien, ensemble…)
Un grand bravo à toi, ma Clo, tu peux vraiment être fière !
Reponse de l'auteur: Oh Cricri ! *_* (kââââââlin !) Une grande reviews à la Cricri, merci beaucoup beaucoup ! *monte les manches de son gilet* Allons-y !
Je confirme ta pensée sur Liz. J'ai toujours dit qu'on ne connaitrait mes personnages seulement à la fin de l'histoire, et Liz en est un bon exemple. Et dans le chapitre, chapire très "futur", Liz est toujours la même mais peut-être plus complice avec son frère (mais j'appréhende assez l'écriture de cette scène...pas l'habitude).
Ecrire les coulisses du spectacle, c'était génial. J'aime aussi beaucoup cette effervescence (surtout Benji xD), et je suppose que ça se passe comme ça dans la réalité...Je suis bien contente que le spectacle t'ait plu (tu sais que c'était très important pour moi. ^^).
Et oui, un bisou sur la joue d'Emma. Le premier et le dernier, hein, faut pas abuser... xD (Tu as remarqué qu'elle ne se moquait plus de la situation financière de Xavier, à la fin ?). (Et j'ai corrigé la faute d'orthographe sur mon document original ;)).
Merci encore...mes recherches dans ce chapitre ne sont pourtant pas très importantes... C'est surtout dans le dernier, à cause de Tu-Sais-Quoi (plus d'un an de recherche, et figure toi que c'est seulement dimanche dernier que j'ai appris que Tu-Sais-Quoi est gratuit !!!) Enfin une confirmation...qui rend mon histoire moins crédible, mais j'arrangerai ça lors de ma correction annuelle de l'année prochaine...).
Bon...évitons les spoilers sur la Famille de Xavier...sur Madame Suzette (oui, Mme Suzette peut elle aussi spoiler bien des choses...), et sur Ludivine (finalement, je vous aurais laissé choisir entre deux spoilers, dont un article de PIPOLE mais comme Flammy a tout saboté, ce sera sur Xavier (une vidéo qui confirmera bien Tu-Sais-Quoi)). Bon, ne te fais pas trop d'espoir avec Tu-Sais-Quoi...xD
Pour l'affichage des résultats, c'était vraiment l'effet que je voulais donner. Placarder ça dans le chapitre. ^^ Moi-même quand je me suis relue, ça m'a fait très bizarre.
Pour terminer...Pierrot & Aline...Aline & Pierrot...Pierrot célibaire...Pierrot pas célibataire...je sais déjà...mais bon...motus et bouche cousu...
Bref un ENOOOOORME merci pour ta reviews et son gros soutien ma Cricri d'amour ! À chaque fois que je te lis, je me sens bien plus courageuse. Merci beaucoup !
Mouwak !
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