Les cris se rapprochaient. Les fenêtres fermées et les rideaux tirés ne suffisaient pas à étouffer le vacarme de la foule en colère.
« Combien sont-ils ?
- Une centaine. »
Isabelle Lupéar laissa retomber le rideau et rejoignit son mari sur le canapé du salon. Ils avaient beau avoir l’habitude de ce genre d’incidents, à chaque fois ils ne pouvaient s’empêcher de redouter. Et si c’était eux ?
Sur le tapis, leur petit garçon ne partageait pas leur angoisse. Il se concentrait sur le puzzle qu’il avait reçu quelques semaines plus tôt, pour ses six ans. Cela faisait presque un mois que les morceaux de carton s’étalaient sur le sol, arborant chacun un minuscule morceau d’hippopotame. Cent quatre-vingt-dix-huit pièces au total. C’était beaucoup pour un si petit enfant. Mais Esteban avait toujours fait preuve d’une grande patience, et passer un mois sur ce casse-tête l’enthousiasmait au plus haut point.
Soudain, un grand coup fit trembler les murs de la maison. Esteban releva la tête vers ses parents, interrogatif. Mais un nouveau coup retentit et cette fois-ci, le verre d’eau de Ferdinand Lupéar tomba de la table basse.
« Qu’est-ce que…
- Oh non. »
Ferdinand et Isabelle se regardèrent. Ils avaient compris. Ferdinand saisit Esteban par les épaules et le remit sur ses pieds.
« Mais papa…
- Chut Esteban, pas un mot. S’il te plaît, suis-moi, ne proteste pas. »
L’enfant, effrayé par le ton qu’avait employé son père, hocha la tête. Il glissa sa petite main dans la grosse paluche de l’homme qui l’avait élevé jusqu’alors et se laissa entraîner jusqu’à la salle de bains.
« Tu vas devoir te cacher. Quoi que tu puisses entendre, ne crie pas et ne te montre sous aucun prétexte. C’est d’accord ? »
Il hocha la tête encore une fois. Il ne comprenait pas ce qui était en train de se passer, mais il avait saisi que c’était très grave. Il n’était pas juste en train de jouer à cache-cache. Son père le souleva et le reposa dans le grand bac à linge sale.
« Je t’aime, mon cœur. N’oublie jamais cela. »
Et sur ces mots, le couvercle du bac se referma.
Le petit Esteban se sentait enveloppé de tissus. Le tissu rêche d’une salopette. Le tissu doux d’une chemise de nuit. Le tissu lisse d’un ciré. Le tissu moelleux d’une doudoune. L’élastique d’une culotte, le bouton d’une chemise, le lacet d’un corsage. Un peu de lumière filtrait à travers l’osier de la panière, tout juste de quoi projeter sur lui les couleurs du linge. Du vert, du orange, du bleu, du rose. Il se chanta une comptine que lui avaient appris ses voisins, sur les couleurs de l’arc-en-ciel. Dans sa tête, bien sûr. Il ne chantait jamais à voix haute. Il n’aimait pas que les autres puissent entendre ce qu’il y avait dans sa tête. Aussi avait-il mis longtemps avant de se décider à dire ses premiers mots. Ses parents avaient même cru qu’il était sourd. Mais il entendait, il entendait tout de ses petites oreilles pointues.
Les coups de bélier sur la porte qui faisaient trembler la maison. Le cliquetis du chapelet de son père, qu’il égrenait en murmurant des prières pour les dieux. Les chuintements du jouet en caoutchouc que sa mère serrait souvent dans ses mains quand elle se sentait stressée. Les cris du dehors.
Et puis un grand craquement, et les hurlements de la foule inondèrent ses oreilles. Comme ce jour où le barrage du fleuve s’était rompu et où trois villages avaient été submergés. Recroquevillé sur lui-même, il se bouchait les oreilles, les yeux écarquillés. Sa bouche était grande ouverte, comme pour crier, mais seuls les dieux entendaient sa peur. Dans son petit panier, au milieu du fleuve du vacarme de la foule, il ne savait plus où il était, il pressait les mains sur ses oreilles comme on se cramponne à une corde. Quelque chose de très grave était en train de se produire.
Le bruit devenait insupportable – et soudain il se rendit compte que ce n’était plus du bruit. C’était de la chaleur. Du feu. La maison était en feu. Ça s’appelait un incendie. Il devait sortir et aller chercher les pompiers, ou au moins appeler à l’aide. Mais le dernier ordre de son père lui rétorqua : ne bouge pas. « Quoi que tu puisses entendre, ne crie pas et ne te montre sous aucun prétexte. » Alors il resta blotti dans le linge sale, dans l’espoir que cette cachette que lui avait indiquée son père saurait le protéger de tous les dangers.
Mais il faisait chaud. Trop chaud. Et puis il avait du mal à respirer. Ça lui arrivait parfois quand il avait peur, mais là, c’était peut-être à cause de la fumée.
Il souleva d’un pouce le couvercle du bac.
La fumée avait envahi la pièce. Les belles serviettes blanches étaient recouvertes d’une couche noire. Et quelques flammèches commençaient déjà à ronger les murs. Mais il n’y avait aucun être vivant dans les environs. Esteban se dit qu’il ne désobéissait pas à son père, puisqu’il ne se montrait à personne. Il renversa le bac sur le sol et rampa sur le carrelage humide.
Il se glissa à travers la fenêtre et se laissa tomber sur la pelouse du jardin. Il roula sur lui-même dans l’herbe encore humide de pluie, puis, sans prendre la peine de se relever, s’enfuit à quatre pattes jusqu’au chemin de terre. À ce moment-là seulement, il leva les yeux.
Sa maison était envahie de flammes rouges et oranges. Les derniers magicophobes s’attardaient, lâchant des insultes, crachant dans les flammes ou bien y lançant des amanites tue-baleine. Deux pompiers arrosaient les maisons voisines pour éviter que le feu ne s’y propage. Quelques opportunistes attendaient la fin de l’incendie, espérant pouvoir y repêcher des objets utiles qui auraient survécu aux flammes. Esteban ne parvenait pas à détourner le regard de ce sinistre spectacle. Il eut une pensée pour son puzzle qu’il ne pourrait jamais terminer.
« Eh ! petit. Faut pas rester là, mon garçon. C’est pas un endroit pour les jeunots comme toi. »
Esteban leva son regard embué de larmes vers la voix. Un homme entre deux âges, en salopette élimée, le regardait à travers ses sourcils broussailleux.
« Jarnicoton ! Freddie, qu’est-ce que tu as trouvé là ? »
Cette fois-ci, c’était un des pompiers.
« C’est le petit des sorciers ! Le laisse pas filer, bougre diable ! »
Freddie se tourna vers Esteban, hésitant. Le garçon sentit son sang se glacer. Finalement, l’homme lui chuchota :
« Fuis. Fuis de toutes tes forces. »
Esteban réagit d’instinct. Il se transforma aussitôt en guépard et prit ses pattes à son cou. Muscles puissants, silhouette effilée, griffes non rétractables qui adhéraient au sol : il courait, courait à en perdre haleine, droit devant lui, sans se retourner. Il ne se demandait pas où il allait, il ne pensait pas au destin funeste qu’avaient pu connaître ses parents, il ne s’inquiétait pas de savoir s’il était suivi. Il se contentait de courir comme si sa vie en dépendait. Parce que sa vie en dépendait.
Et il se réveilla en sursaut.
« Esteban ? Esteban, ça va ? »
Pendant quelques minutes, il resta incapable de répondre quoi que ce soit. Il restait là, assis sur son sac de couchage au milieu des herbes sauvages, pendant qu’Alain lui serrait le coude, qu’Esther fouillait à la recherche du chocolat et qu’Ana le guidait dans sa respiration. Inspire… Expire…
Ce fut seulement après une toilette de guépard méticuleuse, une grenouille en chocolat et une bonne tisane féerique qu’il fut à nouveau pleinement maître de lui-même. Il regarda ses camarades : Ana, Alain, Esther. Depuis que sa ville avait emporté ses parents et brûlé sa maison, il n’avait plus fait confiance à personne. Personne, jusqu’aux trois adolescents qu’il avait en face de lui. Eux, il pouvait leur faire confiance.
Alors il leur raconta le souvenir qui venait tout juste de resurgir à la surface de sa mémoire. Il leur raconta la mort de ses parents.
Ils se trouvaient sur la berge est du Fleuve Vert, qu’ils longeaient désormais à pieds. C’était leur première nuit à la dure depuis qu’ils avaient trouvé Cristalline, et Ana avait le sentiment d’avoir vraiment mal dormi. Elle s’étira, se massa le dos pour venir à bout des courbatures et se frotta les cheveux pour en ôter les insectes qui avaient pu s’y installer. Depuis qu’ils avaient été chassés du bateau, elle se sentait vide. Il n’y avait plus de gens autour d’elle, il n’y avait plus cette source de stress constant. Pourtant, ce n’était pas une bonne nouvelle non plus. Ils dormaient moins, Esteban faisait des cauchemars, Esther avait la mine sombre et Alain ne parlait presque plus.
Ils ne devaient pas se laisser abattre. Elle ne devait pas se laisser abattre. Elle était l’aînée du groupe. On devait pouvoir compter sur elle. Alors elle prit sa gourde d’eau pour se rincer le visage, chipa un escargot en chocolat à Esther et commença à empaqueter leurs affaires.
Sur le plan pratique, la poursuite du voyage à pieds ne posa pas tant de problèmes. Certes, ils allaient plus lentement, mais il y avait toujours autant de poissons dans le fleuve, et en ce milieu d’été, les fruits ne manquaient pas. Le temps était beau, pas trop chaud, avec de temps à autre une petite bruine légère. L’eau du fleuve était assez vaseuse, mais les filtres de leurs gourdes suffisaient à la purifier.
Ana reprit rapidement du poil de la bête. Les paysages étaient magnifiques, la météo lui convenait parfaitement, elle se sentait comme une Tousequoise dans l’eau. En plus, elle trouva des plantes et des minéraux intéressants ; pendant les pauses, elle reprenait ses « patouilles », comme elle disait, et son esprit d’expériences et de découvertes s’épanouissait comme une fleur au soleil. Voyons voir… Que se passait-il si on plongeait une de ces pierres vertes dans de l’eau de plumes de wolpertinger ?
« Ana ! Arrête ça tout de suite ! »
La jeune fille tourna la tête vers Esteban. Le pauvre elfe, sous les effets du sortilège, avait été pris d’une envie irrésistible de danser la polka. Ana éclata de rire. Puis elle concentra ses pouvoirs magiques sur le mélange afin d’arrêter la réaction.
Quelques jours plus tard, ce fut au tour d’Esteban de dérider Alain et Esther. En effet, alors qu’il s’était changé en chien des prairies, il eut le malheur de tomber sur une ravissante femelle de la même espèce. La belle l’assaillit de phéromones, et Esteban dut se retransformer très vite avant de se trouver submergé.
Après deux jours de marche, ils arrivèrent à l’estuaire. Le Fleuve vert se jetait dans la mer d’Ellane dans un tourbillon d’écume. Des goélands les assaillirent, à la recherche de miettes de nourriture ; ils mangèrent donc du goéland rôti pour le dîner. Et lorsqu’ils s’allongèrent dans leurs sacs de couchage, sur une petite étendue d’herbe en hauteur, noyés dans le bruit des vagues et la douce lumière de la lune, Ana se crut revenue à son enfance, quand elle dormait à la belle étoile sur la plage avec ses sœurs. Flora, Hélène, Naïs, et les petites, Sophie et Élisabeth… Cela lui semblait si lointain, si distant. Ce n’était pas elle qui se tenait allongée aux côtés des cinq autres filles Recesa. Six filles issues de Nolwenn Le Cloarec et Emmanuel Recesa, six frimousses claires, six paires d’yeux gris, six chevelures rousses. Élisabeth et Sophie, les petites dernières, l’une qui ne jurait que par les petites robes roses et qui parlait de se teindre les cheveux quand elle serait plus grande, l’autre qui sautait à pieds joints, chaussée de bottes grenouilles, dans toutes les flaques d’eau qu’elle croisait. Naïs, qui fêterait ses onze ans le mois du dragon de jade, avec ses taches de rousseur, ses lunettes et sa collection des quinze tomes de Monika et la Tortue du Destin. Hélène, la plus blonde des six, la plus lente aussi, qui rêvait de reprendre la culture de la famille et qui collectionnait les coquelicots séchés. Flora, la juriste rebelle, qui voulait devenir avocate tout en envoyant sur les roses toutes les consignes de ses parents. Elle s’était teint les pointes en bleu, elle sortait avec une fille, elle s’était fait percer les oreilles en cachette et elle clamait haut et fort que si on ne la laissait pas s’inscrire au lycée en filière D, elle s’y rendrait quand même et se cacherait sous les tables pour étudier.
Et enfin, Ana. Une jeune fille de seize ans, les cheveux roux carotte, étendue les bras en étoile sur le sable fin. Elle devait avoir un cahier de chimie ou un manuel de physique à portée de main. Forcément. L’élève modèle. Ses bonnes notes avaient toujours été sa façade, son moyen qu’on lui fiche la paix et qu’on ne s’intéresse pas trop à ce qu’elle pouvait faire dans les toilettes pendant des heures. C’était pratique : « oh pardon, j’avais pris mes exercices de maths avec moi, je n’ai pas vu le temps passer ! » Mieux en tout cas que « oh pardon, j’ai profité de la seule pièce de la maison qui ferme à clé et qui a un carrelage facile à nettoyer pour pouvoir préparer et ensorceler des potions tranquillement, et au fait, si vous pouviez ne pas le dire à tout le monde, ce serait un petit peu risqué pour ma vie ? »
Ana se retourna sur sa couche. Cette partie de sa vie lui semblait tellement lointaine, à présent. Elle se trouvait à des centaines de kilomètres de sa maison, il n’y avait personne dans les alentours qui puisse avoir le moindre lien avec les Recesa. Il était facile, pour l’instant, de ne pas penser à sa famille. Mais lorsqu’elle serait de retour ? Pourrait-elle supporter de regarder la mer depuis sa chambre d’internat, en sachant qu’il suffirait d’un simple bateau pour les rejoindre ? Resterait-elle des années sans savoir ce que ses proches pensaient d’elle, s’ils lui en voulaient, s’ils la détestaient, si elle leur manquait ? Se risquerait-elle à Touseque, au risque de se faire surprendre par des magicophobes, ou pire, de se faire dénoncer par sa propre famille ? Et même si elle ne se faisait pas tuer, qu’aurait-elle à dire à ses parents et ses sœurs, après ce départ si abrupt et cette simple lettre glissée dans une bouteille ? Elle soupira et se mit à compter les chimères pour s’endormir.
La forêt d’Ix-et-Lut était d’une beauté à couper le souffle. Les arbres se dressaient vers le ciel de toute leur hauteur, rivalisant de majesté. Les écureuils et les wolpertingers couraient entre les feuilles comme des petits éclairs de fourrure ; les faucons et les dragons glissaient silencieusement dans les airs, et les blaireaux et hermines à cornes d’argent gambadaient sans craindre les braconniers. La végétation luxuriante offrait fleurs et fruits à foison, et ils devaient souvent s’engager dans des buissons d’épines qui poussaient entre deux arbres.
« Quels idiots sommes-nous d’avoir pensé que la forêt Mora était une forêt sauvage ! s’exclama Esther alors que sa jupe s’était coincée pour la troisième fois dans les ronces. Comparé à ici, c’était le parc de la ville ! »
Ana et Esteban se retournèrent vers Alain, se demandant s’il allait lui lancer une pique sur sa naïveté ou plutôt s’offusquer qu’elle ait pu comparer un parc à une forêt ; mais celui-ci avait visiblement la tête ailleurs.
En plus des plantes hargneuses et délurées, ils durent faire face à des animaux assez peu civilisés qui se plaisaient à utiliser leurs cornes, leurs griffes et leurs crocs plutôt que de discuter autour d’un thé. Serpents géants, griffons féroces, zombies maléfiques et licornes furibondes semblaient s’être passé le mot pour les attaquer. Ils regrettaient presque le léopard de la forêt Mora.
Heureusement, après deux mois et demi de marche dans les terres sauvages, ils avaient acquis de bons réflexes et une meilleure résistance aux désagréments de la nature. Ils étaient plus vigilants : Ana et Esther avaient développé leur ouïe, et Alain pouvait désormais percevoir l’esprit d’un animal beaucoup plus précisément que par le passé. Et ils avaient tellement l’habitude de coopérer que leur stratégie pour faire fuir les bêtes était presque devenue une routine.
Se nourrir pouvait aussi être un problème. Un certain nombre de plantes étaient toxiques ; et Ana avait beau faire son maximum pour écarter les plus dangereuses, il restait toujours des poisons qu’elle était incapable de détecter.
« Allez, qui se dévoue pour goûter ?
- Ça fait trois jours qu’Alain trouve un prétexte pour nous laisser faire, fit remarquer Esther d’un ton taquin. Allez… Vas-y un peu…
- Mais je suis de garde ce soir, c’est moi qui prends le premier tour. Ce serait dommage que je sois malade…
- Je te relaierai. Allez, goûte un peu ! »
Il soupira et trempa sa cuillère dans la compote. Ils cuisaient systématiquement tout ce qu’ils mangeaient, en guise de précaution supplémentaire. Alain souffla sur la bouillie verte et bleue qu’il s’apprêtait à ingérer, prit son courage à deux mains et introduisit la mixture dans sa bouche.
« C’est tellement bon ! Ça vaut mille fois le poulet rôti aux abricots que Nicolas adore !
- Du poulet rôti aux abricots ? Mais qu’est-ce encore que cette diablerie ?
- Un mets délicat et raffiné, madame ! Qu’on ne mange que dans les palais ! Tu es jalouse, avoue-le !
- Pff, un truc de snobs, oui ! »
Et elle plongea à son tour sa cuillère dans la compote.
Malheureusement, leurs précautions n’avaient pas été suffisantes ; et la nuit venue, alors qu’il prenait comme prévu le premier tour de garde, Alain sentit qu’il avait bien mal au ventre. Satanée compote. Il changea de position, dans l’espoir d’amoindrir le désagrément ; il opta pour s’adosser à un arbre, ses genoux repliés devant lui et son sac de couchage coincé dans le bas du dos. Il se sentait nauséeux. À côté de lui, Ana se retourna dans son sac de couchage en gémissant. C’était malin ! Il avait certifié bien trop vite que le fruit était comestible, et maintenant, ils étaient malades tous les quatre.
Il posa sa main sur la poignée de son épée et la serra bien fort. Il devait rester concentré. Certes, il avait mal au ventre, mais il devait aussi monter la garde. Il secoua sa tête, souffla un bon coup, bougea un peu pour trouver une meilleure position. Puis il soupira et se leva. Ça allait un peu mieux. Il fouilla dans son sac à la recherche de sa gourde. Il but de longues gorgées d’eau de pluie et s’en passa aussi sur le visage. Il avait besoin de se soulager. Il alla faire cela derrière un arbre et, encore une fois, il sentit que son mal de ventre s’atténuait un tout petit peu.
Mais il n’y avait pas que le mal de ventre dû à l’ingestion du fruit. Il y avait aussi la boule qu’il avait dans l’estomac depuis leur renvoi du bateau. Et pour celle-ci, il ne pouvait pas accuser les fruits et attendre un jour ou deux que ça passe. Cela faisait une semaine maintenant, et il n’avait toujours pas digéré l’humiliation. Il se rassit et gratta la terre avec la pointe de son épée pour penser à autre chose.
« Non ! Je ne suis pas un monstre, je ne suis pas un monstre ! Va-t-en, sale démon ! Je suis plus forte que toi, je ne te laisserai pas me contrôler !
- Esther ? »
La jeune fille s’agitait dans son sommeil, et ses pensées étaient si fortes qu’Alain ne pouvait s’empêcher de les lire.
« Esther ! »
Elle se réveilla en sursaut, blanche comme un linge et trempée de sueur.
« Esther, ça va ?
- Je… Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Tu rêvais, lui expliqua Alain. Très fort. Et ça avait l’air d’être un cauchemar.
- Un cauchemar ? C’était un cauchemar ? »
Et brusquement, Esther éclata en sanglots.
« Alain, je crois que je suis possédée ! J’ai des sensations bizarres dans mon corps, j’ai des pensées qui ne sont pas les miennes, mes pouvoirs magiques font parfois n’importe quoi, je ne comprends pas ce qui m’arrive ! »
Alain se sentit un peu pris au dépourvu. Alors il fit ce qu’il savait le mieux faire : rester calme et gérer la situation de façon rationnelle.
« Calme-toi, Esther. Le fruit qu’on a mangé hier soir était mauvais, c’est sûrement pour ça que tu as des sensations bizarres. Et puis on est en plein milieu de la nuit, c’est normal que tu sois confuse. »
Puis il se souvint de comment faisait Ana pour calmer les crises d’angoisse :
« Allez, respire calmement. Inspire. Expire. Inspire… »
Trente « inspire » et vingt-neuf « expire » plus tard, Esther s’était arrêtée de pleurer. Elle essuya ses larmes et se moucha dans un morceau de son ex-chemisier qu’un animal griffu et poilu avait réduit en lambeaux quelques jours auparavant. Puis elle ramena ses genoux à elle et se pencha en avant, le dos voûté, en position du fœtus-qui-essaie-de-ne-pas-avoir-trop-mal-au-ventre.
« Ça va mieux ?
- En fait… »
Elle rentra la tête dans les épaules et baissa le regard.
« Ce n’est pas à cause du fruit ou du sommeil. »
Elle parlait d’une voix monocorde, comme si elle était passée en mode automatique.
« Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu des choses bizarres. Je relis ce que j’ai écrit dans mon journal, je sais que c’est moi qui l’ai écrit mais je n’ai pas le souvenir de ce que j’y ai raconté. Je me retrouve à des endroits sans me souvenir de pourquoi je suis allée là. Comme si c’était un démon ou je ne sais quoi qui contrôlait mon corps. Des fois je ne sens pas certaines parties de mon corps, et des fois je n’arrive pas à faire certaines choses, à utiliser mes pouvoirs magiques ou à comprendre un texte qui est écrit dans une langue que je suis supposée connaître.
- Attends, ça fait combien de temps que tu as ces impressions ? C’était déjà là à l’École, avant qu’on parte ?
- À l’École, ça allait un peu mieux. Il y a deux ans, quand je me suis enfuie de chez mes parents, c’était vraiment n’importe quoi. Je ne sais même plus ce qui s’est passé. Et avant… Je ne sais plus.
- Si je puis me permettre, Esther, ce que tu décris là, ça n’a rien à voir avec une possession démoniaque. J’ai pris option monstrologie à l’École, j’ai dix-neuf de moyenne dans cette matière, et je peux te jurer que les démons ne prennent pas le contrôle des esprits des gens pendant aussi longtemps. Certains démons ont des pouvoirs se rapprochant de la télépathie, qui leur permettent de contrôler quelqu’un dans une certaine mesure, mais ils gardent très rarement une même victime sous leur emprise pendant plus d’une heure. Et ils lui font faire des choses horribles, comme tuer des gens ou capturer des enfants pour les donner au démon.
- Mais justement ! J’ai déjà tué des gens ! J’ai tué mon frère, quand on était au bout du monde ! C’est parce que c’était le seul à avoir compris que j’étais possédée, il essayait de me soigner et le démon en moi s’est senti menacé alors il l’a tué, j’en suis sûre ! »
Alain se tapa la tête sur ses genoux. C’était tellement absurde ! Il ne comprenait pas pourquoi Esther cherchait à ce point à se convaincre qu’elle était possédée au détriment de toutes les évidences.
« Esther. En des années de soi-disant possession, tu as tué une seule personne. Et je te rappelle, au cas où, que tu étais en train de te défendre contre quelqu’un qui essayait de te tuer. Cela s’appelle la légitime défense. Mon père aussi a tué des gens pendant la guerre de 1433 contre les Orientaux, ce n’est pas pour autant qu’il est possédé ! Si tu t’étais réveillée au milieu de la nuit dans la chambre d’internat de ta voisine avec un couteau plein de sang à la main, là, tu aurais pu te poser des questions.
- Peut-être…
- Et pour les symptômes que tu décris, les événements dont tu ne te souviens pas, les parties de ton corps que tu ne ressens pas, tout ça, je pense que le plus qualifié pour te répondre, c’est le docteur Olivier. »
Elle hocha la tête.
« Oui, je lui en ai parlé, il m’a dit que c’était normal au vu de ce qui s’est passé chez mes parents.
- Tu vois ! Tout va bien. »
Elle lâcha un « mmhmm » presque convaincu et se recoucha.
Quelques hululements de chouette et une décapitation de serpent plus tard, Alain réveilla Ana pour lui passer la garde.
« Pfff… J’ai mal au ventre. J’ai l’impression que je vais ré-avoir mes règles alors que je les ai déjà eues il y a dix jours. C’est trop injuste.
- C’est le fruit d’hier soir qui n’était pas bon, expliqua Alain. Ça te fait vraiment mal à ce point-là quand tu as tes règles ?
- Non, en général j’ai aussi mal à la tête, la diarrhée et mes serviettes hygiéniques à changer quatre fois par jour. Et je n’ai pas de petits boutons violets qui me poussent sur les oreilles. »
Alain porta la main à ses oreilles et constata qu’en effet, il y avait des petits boutons. Saperlipopette, il devait avoir fière allure.
« Ça te dérange de continuer la garde pendant un peu plus longtemps ? Je vais préparer la tisane que je prends d’habitude contre le mal de règles. Avec un peu de chance, ça va marcher aussi contre cette diablerie de fruit mauvais. »
Malgré les bons soins d’Ana, les quatre adolescents avaient toujours d’abominables crampes d’estomac le lendemain matin. Les oreilles d’Alain étaient toujours couvertes de boutons violets, mais ce n’était rien à côté des énormes pustules indigo qui ornaient les oreilles blanches et pointues d’Esther. Ils décidèrent de passer la matinée à récolter un maximum des fruits et racines dont ils avaient déjà éprouvé la comestibilité, ou à se tordre de douleur sur le sol de la forêt lorsque les maux de ventre se faisaient trop insupportables.
« Ça va, Esteban ? »
Le garçon aux cheveux fuchsia secoua la tête en faisant la grimace. Non seulement il avait l’impression que ses intestins faisaient la révolution, mais en plus, ses oreilles menaçaient de prendre feu. À côté de lui, Esther n’était pas fraîche non plus. Si les douleurs d’Ana et Alain s’atténuaient petit à petit, ce n’était pas le cas des deux autres.
« Sommes-nous bêtes ! s’écria soudain Alain. Ce doit être du xyzuwon jzhoïur.
- Du quoi ?
- Plus connu sous le nom de « poison des elfes ». »
Esther et Esteban laissèrent échapper un hoquet de terreur. Le poison des elfes, comme son nom l’indiquait, n’avait que des effets bénins sur les humains, mais pouvait être mortel sur les ressortissants de leur propre race.
« Il semblerait que vous n’en ayez pas ingéré une trop forte dose, poursuivit Alain. Le xyzuwon utilisé pour génocider les elfes est un concentré. Si vous êtes encore en vie à l’heure actuelle, c’est plutôt bon signe.
- Il faut percer les boutons, non ? »
Ana et Alain firent la grimace devant la tâche qui les attendait. Alors que leurs propres oreilles étaient simplement constellées de protubérances violettes d’allure inoffensive, celles d’Esther et Esteban avaient enflé comme des ballons, et elles dégageaient une odeur peu engageante. Mais ils n’allaient pas laisser leurs amis combattre le poison sans les aider. Alors ils percèrent une à une les vésicules, malgré le dégoût que leur inspirait le mélange bleu et malodorant de pus qui s’en écoulait.
Ils déjeunèrent d’une soupe claire, constituée du peu de plantes qu’ils savaient à coup sûr être comestibles. Esther revomit tout, mais Esteban parvint à garder ce qu’il avait ingéré.
« Je me sens un peu mieux, dit-il d’une voix pourtant bien faiblarde.
- Tu veux terminer ton assiette ? »
Il secoua la tête négativement. Puis il ferma les yeux, se concentra de toutes ses forces et prit la forme d’un gros chien.
Ana fronça les sourcils.
« Fais attention Esteban. Les chiens sont sûrement moins sensibles au xyzu-machin que les elfes, mais la toxine est toujours présente dans ton corps. Et puis tu as déjà perdu beaucoup d’énergie en luttant contre le poison, ce n’est peut-être pas très raisonnable d’en dépenser encore plus pour garder ta forme de chien. »
Esteban-chien remua les oreilles d’un air agacé. Certes, l’usage de ses pouvoirs magiques lui prenait de l’énergie, mais il se sentait beaucoup mieux. Il pourrait rester en forme le temps que son corps élimine le poison des elfes. Il lapa la fin de la soupe dans la casserole, puis il sauta sur ses pattes et remua la queue.
« On essaie de se remettre en route ? »
Ils n’avancèrent pas beaucoup ce jour-là. Alain et Ana portaient les sacs, et soutenaient également Esther, qui avait du mal à marcher. Esteban faisait le fou en courant après tous les oiseaux qu’il voyait ; il attrapa même un beau canard bien dodu. Mais lorsqu’on s’arrêta et qu’il reprit sa forme initiale, il se rendit compte qu’il avait largement abusé de ses forces.
« Je suppose qu’on va encore s’occuper du repas et se partager la garde, Alain et moi ?
- Pardon Ana, murmura Esteban en vomissant les plumes de son canard. Tu avais raison, je n’aurais pas dû me transformer. J’ai fait n’importe quoi. »
Il se roula en boule sur le sol, sans même prendre la peine de sortir son sac de couchage, et ferma les yeux.
Esther, elle, se sentait un petit peu mieux. Elle alluma un feu, puis se rafraîchit le visage avec l’eau de sa gourde. Elle en profita pour se nettoyer les oreilles. Autour ses boutons percés s’était formée une croûte de sang séché et de poison, qu’elle tamponna délicatement avec un morceau de tissu découpé sur la manche de son ex-chemisier. Sa plaie piquait, et cette sensation lui donnait un petit morceau de vitalité auquel s’accrocher. Elle ressentait le monde, et elle était en train de se soigner.
Après ses oreilles, elle s’occupa de celles d’Esteban. Le garçon la laissa faire en gémissant lorsqu’elle appuyait trop fort. Puis elle alla se laver, vigoureusement, jusqu’à se sentir propre et fraîche comme un gardon.
Ana et Alain revinrent avec le dîner. Ana avait mis la main sur un gros poisson, et Alain, grâce à ses pouvoirs télépathiques, avait repéré une magnifique ruche dont il avait prélevé un peu de miel. Il prépara le poisson d’Ana comme il était habitué à le faire au palais.
« Attends quoi ? Tu mets le miel sur le poisson ?
- C’est délicieux, tu vas voir ! »
Esther n’était pas franchement convaincue, mais de toute façon, elle avait faim. Elle mangea de bon appétit, de même qu’Ana et Alain. Esteban réussit à avaler un morceau ou deux.
Soudain, un grondement de tonnerre retentit, et une averse soudaine s’abattit sur la forêt. Pris de court, les magiciens firent de leur mieux pour protéger tout ce qui ne devait pas être mouillé. Ils sortirent les sacs de couchage et les étendirent sur leurs épaules, de sorte de former à eux trois – Ana, Esther et Alain – une tente autour du feu et du repas. Profitant de cet abri provisoire, ils rangèrent le reste de leurs affaires dans leurs sacs à dos, avant de se draper chacun dans un sac de couchage, à la manière d’une cape de pluie. Esteban, toujours allongé, se glissait péniblement dans son duvet.
« Je vais t’aider, proposa Ana. Viens, on va se mettre un peu plus en hauteur pour ne pas être inondés. »
Alain et Esther suivirent le mouvement. La jeune elfe semblait aller mieux maintenant qu’elle avait mangé. Ils ramassèrent leurs affaires et, toujours protégés par leurs sacs de couchage, gravirent tant bien que mal la pente douce d’une colline.
Nouvel éclair, nouveau coup de tonnerre. L’orage se rapprochait. Il fallait trouver un endroit dégagé pour ne pas risquer de se faire foudroyer. Éclair, coup de tonnerre. Ça allait, le cumulonimbus restait encore loin. Ana avait installé Esteban contre un buisson qui le protégerait partiellement de la pluie. Alain accrocha les sacs sur une branche d’arbre, un peu en hauteur, pour éviter qu’ils ne se retrouvent dans une mare de boue.
« Esther ?
- Mince, elle a dû rester en arrière. Je vais la chercher. »
Alain trouva Esther quelques mètres plus bas. Elle se tenait debout, immobile, le regard baissé.
« Esther ? »
Elle ne répondait pas. Il s’approcha, lui tapota la main pour signaler sa présence. Elle tourna le visage vers lui, le regarda de ses yeux hagards, comme si elle ne le reconnaissait pas. C’était difficile à dire à cause de la pluie, mais Alain croyait qu’elle pleurait.
« Esther, ça va ?
- La foudre…
- Tu as peur de l’orage ? Viens, on va rejoindre Ana et Esteban. »
Soudain, il remarqua ce qu’elle avait devant elle, juste devant ses pieds. Des champignons. Trois belles amanites tue-baleine. Le poison préféré des magicophobes. Le poison que son frère lui avait appliqué sur les mains.
« Allez, ne pense pas à ça. Viens, on va rejoindre les autres », répéta-t-il à défaut d’une meilleure idée.
Il lui prit la main et la tira doucement vers le haut de la colline. Ce fut à ce moment-là qu’Esther s’écroula.
« Esther ? Esther, ça va ?
- La foudre ! Un monstre, je suis un monstre ! »
Elle semblait en pleine crise. Alain ne savait pas trop quoi faire. Alors il resta à côté d’elle, sous la pluie battante, en lui tenant la main, jusqu’à ce qu’elle s’apaise un peu.
« Ça va mieux ? »
Elle fondit en sanglots.
« La foudre… Alain, si je ne suis pas un monstre, comment se fait-il que je sois parvenue à contrôler la foudre, face à Auguste puis aux barbares du Fleuve Vert ? »
Les petits clins d'oeil à notre monde réel sont toujours aussi bienvenus, on les lit toujours avec un sourire. Cependant, même si l'épopée des jeunes gens reste bien narrée et pleine de détails, je trouve ça dommage qu'on ne garde pas un oeil sur leur objectif final, même si ça oblige à profiter de l'instant présent, qu'il soit chaleureux ou difficile.
Coquille, au début : "lui avaient apprise ses voisins" = lui avaient appris ses voisins
Haha moi aussi j'ai un problème avec le fait de me concentrer sur "l'intrigue principale"