Chapitre 12 - La ville en boucle

Par David.J

Le bitume défilait sous les pneus.

L’air nocturne était lourd, poisseux, chargé d’une moiteur désagréable. Chaque respiration lui pesait dans la poitrine.

Étienne roulait.

Depuis combien de temps ?

Il n’en avait aucune idée.

Son esprit flottait encore dans un brouillard trouble, une sensation étrange entre l’éveil et l’oubli. Tout sonnait faux.

Où était-il ?

Ses doigts se crispèrent un peu plus sur le volant. Sa nuque, douloureuse. Il ferma brièvement les yeux, essayant de rassembler ses pensées, mais rien n’avait de sens.

Il passa un coup de langue sur ses lèvres sèches. Il avait l’impression d’avoir dormi trop longtemps, ou de sortir d’une anesthésie mal dosée.

La dernière chose dont il se souvenait…

L’appartement.

Le verre de whisky.

Le revolver.

Le témoin.

Puis… le vide.

Et maintenant, il conduisait.

Il y avait une faille. Tout semblait de travers.

Il porta une main tremblante à son front, comme pour s’assurer qu’il était bien éveillé. La voiture roulait seule sous ses ordres, mais il n’avait aucun souvenir d’avoir démarré. Il n’aurait pas dû être ici.

Son regard dériva vers le GPS.

Statique.

L’écran vacillait légèrement, comme une image brouillée sur un vieux téléviseur. Une carte s’affichait, mais aucun nom de rue. Aucun itinéraire. Juste un vide numérique.

Il cligna des yeux. Ses doigts pianotèrent nerveusement sur l’écran tactile. Rien.

Pas de signal.

Pas d’indication.

La ville ne voulait pas lui donner de direction.

Les bâtiments défilaient autour de lui, dans un alignement étrange.

Un copié-collé.

Il accéléra. Tourna à gauche. Puis à droite. Il quitta l’avenue principale, longea une rue plus étroite, bordée de vitrines poussiéreuses et d’immeubles anonymes.

Tout était désert.

Il avait la sensation désagréable de traverser un décor artificiel.

C’est à ce moment-là qu’il apparut devant lui..

Le panneau.

Rue Lambert.

Non. Il l’avait déjà traversée.

Ses doigts se crispèrent davantage sur le cuir du volant. Il ouvrit la bouche, prêt à murmurer un juron, mais aucun son ne sortit. Il ne pouvait pas être revenu ici. Pas si vite. Pas aussi directement.

Il accéléra encore. Cette fois, il prit un virage à droite. Puis un autre. Il quitta l’avenue principale, s’engouffra dans une ruelle plus étroite, bordée de façades en pierre délabrées. Une artère qu’il n’avait pas encore empruntée. Il en était certain. Il longea un mur recouvert d’affiches déchirées, passa devant une vitrine poussiéreuse où trônait un mannequin sans tête vêtu d’un manteau défraîchi.

Ses pensées tournaient à toute vitesse, à l’unisson avec les roues de sa voiture. Il savait ce qu’il avait vu. Ce panneau. Rue Lambert.

Il secoua la tête, crispé. Impossible.

Pourtant, quelques minutes plus tard…

Un autre virage. Une nouvelle route.

Rue Lambert.

C’était une impossibilité absolue.

Il freina brusquement, les pneus crissant contre l’asphalte, projetant un écho sourd dans l’immensité vide de la nuit. Le moteur vibra sous le capot, vrombissant dans l’air immobile, résonnant contre les façades silencieuses de la ville. Ses doigts tremblaient sur le volant. Une sueur froide glissait lentement le long de sa nuque.

Il releva les yeux.

Les lampadaires. Les bâtiments. Les ombres.

Identiques.

Tout était identique.

Un cercle.

Une boucle.

Un piège.

Il était déjà passé ici.

Exactement ici.

Le même alignement de bâtiments délabrés aux façades fatiguées.

Les affiches déchirées collées sur le mur en face, leurs couleurs fanées se dissolvant sous l’éclairage tremblotant des lampadaires.

Les poubelles renversées dans l’angle du trottoir, leur contenu éparpillé comme le témoignage d’un instant révolu.

L’enseigne clignotante du vieux bar au coin de la rue, dont les lettres vacillaient de façon irrégulière, projetant une lueur rougeâtre sur le bitume humide.

Tout était identique.

Parfaitement, inexplicablement identique.

Son estomac se noua sous l’effet d’une angoisse rampante, un poison insidieux qui lui mordait les entrailles. Il n’y avait plus de place pour le doute. Ce n’était pas une impression, ni un simple effet de déjà-vu. Il ne s’agissait pas d’un hasard ou d’une méprise.

C’était une boucle.

Un cercle vicieux dont il ne trouvait pas l’issue.

Son cœur cogna contre sa cage thoracique alors qu’un goût métallique envahissait sa bouche. L’adrénaline pulsait dans ses veines, affûtant ses sens jusqu’à la douleur. Il passa une main moite sur son visage, essuyant d’un geste nerveux la sueur froide qui perlait sur son front.

Il n’était pas fou.

Il ne délirait pas.

Il y avait une explication rationnelle. Il fallait qu’il y en ait une.

Il ferma les yeux une fraction de seconde, cherchant à rassembler ses pensées qui se dispersaient comme du sable entre ses doigts. Puis, d’un geste déterminé, il remit le contact, sa main tremblant à peine sur la clé de démarrage.

Il devait vérifier quelque chose.

Cette fois, il roula plus lentement, analysant chaque détail avec une intensité presque maladive. Son regard se promenait sans cesse, glissant sur les façades, mémorisant chaque intersection, chaque enseigne, qui aurait pu lui permettre de comprendre ce qui se passait.

Les feux tricolores.

Les ombres étirées des réverbères.

Les trottoirs vides.

Il roula ainsi pendant quinze minutes, accélérant progressivement, le moteur grondant sous l’angoisse qui montait en lui. La ville s’étalait devant lui dans une monotonie étouffante, un décor qui semblait s’effacer derrière lui pour se reconstruire aussitôt devant.

Puis, il vit le panneau.

Rue Lambert.

Il écrasa la pédale de frein.

L’impact du silence qui suivit fut brutal, aussi violent qu’un coup porté en pleine poitrine.

Son cœur battait à un rythme désordonné, erratique, chaotique.

Il ouvrit la portière d’un mouvement sec, jaillissant hors de la voiture comme si l’habitacle était devenu une prison étroite et suffocante. Son souffle était court, saccadé, chaque inspiration brûlante.

Il fit quelques pas, ses semelles résonnant sur l’asphalte humide.

Ses pupilles fouillèrent l’obscurité.

La ville jouait avec lui.

Étienne marcha lentement sur le trottoir, chacun de ses pas résonnant dans le silence oppressant de la nuit. Il avançait avec prudence, son regard scrutant les moindres recoins de la rue, cherchant une faille, une issue, quelque chose qui prouverait qu’il ne rêvait pas. Mais partout où il posait les yeux, il ne voyait que des bâtiments figés dans une immobilité inquiétante, des vitrines sombres, des ruelles désertes, des lampadaires fatigués projetant leur lumière tremblotante sur des trottoirs trop propres, trop parfaits.

Rien ne bougeait.

Il n’y avait personne.

Pas un bruit, pas un souffle de vent, pas même un rat fuyant dans l’ombre. L’absence totale de vie amplifiait son malaise, creusait un gouffre glacé dans son estomac. Il sentait la sueur froide couler le long de sa nuque, collant sa chemise à sa peau frissonnante.

Puis, un mouvement attira son regard.

Là-haut, au sommet d’un immeuble, une caméra de surveillance pivota lentement, dans un bruit presque imperceptible de mécanique usée.

Son regard s’accrocha à elle.

Elle était dirigée vers lui.

Quelque chose dans cette scène déclencha une alerte primitive dans son cerveau. Une tension sourde envahit son corps, un pressentiment insidieux lui remontant l’échine.

Quelqu’un le regardait.

Il déglutit difficilement, sentant son pouls accélérer. Il n’aimait pas cette sensation. Il n’aimait pas être observé, traqué, examiné comme un animal dans une cage dont il ne percevait pas les barreaux.

Un peu plus loin, fixé à un lampadaire, un écran discret attira son attention. Une borne d’information urbaine, l’un de ces dispositifs interactifs mis en place pour les passants.

L’écran était éteint.

Étienne hésita.

Une intuition lui murmurait de ne pas s’approcher. De ne pas regarder.

Mais il tendit la main. Son doigt tremblant effleura le bouton d’affichage.

L’écran s’alluma.

Un flash de lumière transperça la nuit.

Pendant une seconde, il ne vit qu’un grésillement, des lignes de pixels brouillées. Puis, lentement, une image apparut.

Une vidéo de lui.

C’était la même rue. La même nuit.

Lui.

Debout au milieu de la chaussée.

Parlant à quelqu’un.

Ses jambes se figèrent.

Quelqu’un ?

Son regard glissa sur l’écran, cherchant la silhouette en face de lui.

Mais elle était floue, mouvante, comme si elle n’existait pas tout à fait, comme si l’objectif de la caméra n’arrivait pas à la capturer. Une tache d’ombre distordue, vacillante, un vide humanoïde sans contours distincts.

Il sentit son cœur se contracter, son souffle s’affoler.

Il ouvrit la bouche, voulut dire quelque chose, un mot, un cri, n’importe quoi…

Mais aucun son ne sortit.

Sur l’écran, l’homme qu’il voyait—lui-même—continuait de parler.

Mais à qui ?

Ou à quoi ?

Sa gorge se serra alors qu’un frisson glacé courait le long de son dos.

Puis, sur l’écran, il se tourna brusquement vers la caméra.

Il se regarda lui-même.

Étienne recula d’un pas.

Il se parlait à lui-même.

Son cœur battait à un rythme effréné, cognant violemment contre sa cage thoracique, incapable de détacher son regard de l’écran.

Il se voyait toujours, dans l’image granuleuse, son propre regard tourné vers la caméra.

Mais un détail avait changé.

Dans la vidéo, son expression n’était plus la même.

Une fraction de seconde plus tôt, il était confus, perdu. À présent, il souriait.

Un sourire léger, insidieux, étranger.

Ce n’était pas lui.

Ou plutôt… ce n’était plus lui.

Un vertige le prit. Sa vision se brouilla, l’écran devant lui se tordit, vacilla. Il fit un pas en arrière, mais la rue autour de lui semblait s’étirer, devenir floue. L’air lui-même vibrait, chargé d’une présence invisible, suffocante.

Puis tout bascula.

Un flash blanc.

Une douleur soudaine lui transperça le crâne.

Un vertige brutal, comme si on lui arrachait le sol sous les pieds.

Une sensation de chute, de déconnexion, d’être projeté ailleurs sans son consentement.

Un souffle.

Une voix, quelque part, lointaine.

Puis… le silence.

Un battement de cœur.

Puis un autre.

Un froissement discret.

— Étienne ?

Son regard s’ouvrit brusquement.

La lumière.

Elle n’avait rien à voir avec l’éclairage des lampadaires ou la pénombre oppressante de la nuit. Une lueur pâle filtrait à travers des stores, projetant des ombres longues et diffuses sur un mur. Un gris mat, typique des matins nuageux.

Il était assis.

Son bureau.

Son propre bureau, au commissariat.

Le même que d’habitude. L’écran d’ordinateur en veille, les piles de dossiers en désordre, l’odeur persistante de café tiède et de papier vieilli.

Comme si rien ne s’était passé.

Comme si tout ce qu’il avait vécu n’avait jamais existé.

Sa nuque le brûlait encore.

Son corps était immobile, mais il avait encore l’impression de bouger. Une sensation infime, presque imperceptible, un léger vertige, un freinage brutal dont son corps n’avait pas encore absorbé le choc.

Il inspira lentement, cherchant un repère tangible. Mais un autre détail lui sauta aux narines. L’odeur.

Un relent d’asphalte humide. De pluie sur du béton chaud.

Il tourna la tête, son regard glissant vers l’horloge murale. 8h00.

Six heures s’étaient écoulées.

Six heures qu’il n’avait pas vécues.

David se tenait devant lui, appuyé contre le rebord du bureau, un sourcil levé, le regard chargé d’une lassitude teintée d’impatience.

— Tu comptes rêvasser encore longtemps ?

L’air dans la pièce était lourd. Trop lourd.

Tout était trop normal.

Anormalement normal.

Un décor remis en place après une tempête.

Il cligna des yeux, son cerveau cherchant frénétiquement un repère, une faille, une trace du cauchemar qu’il venait de quitter.

Il baissa les yeux.

Un dossier.

Posé devant lui.

Ouvert.

Mais il ne tendit pas la main tout de suite.

Ses doigts restèrent en suspens, tremblants, il craignait que, s’il le touchait, tout s’efface.

Et s’il n’était pas vraiment là ?

Et si tout ça… n’était qu’une autre boucle ?

Il aperçut des photos, étalées sous ses doigts tremblants.

Une scène de crime.

Il connaissait cette scène.

Il l’avait vue. Il l’avait vécue.

Mais cette enquête…

Elle était clôturée.

Depuis des semaines.

David, lui, agissait comme si tout était normal.

Comme si rien n’avait changé.

Il lui tendit un stylo, le regard indifférent.

— On a du boulot, ajouta-t-il.

Étienne ne répondit pas.

Un vertige insidieux s’insinua en lui. Son corps était immobile, mais son esprit, lui, continuait de tourner, encore englué dans la boucle. Il avait la nausée. Pourtant, il était là, assis, dans un cadre trop net pour être réel.

L’odeur de bitume mouillé ne s’estompait pas. Elle flottait dans l’air comme un souvenir sensoriel trop ancré, trop vif pour être un simple résidu d’hallucination. Il voulut inspirer profondément, mais l’air de la pièce lui sembla vicié, pesant, incapable de le calmer.

Son regard glissa lentement vers David. Il s’attendait presque à voir son visage se déformer, à ce que la réalité se fissure sous ses yeux, qu’un autre panneau « Rue Lambert » surgisse devant lui. Mais rien.

David était là, intact, réel.

Mais Étienne ne pouvait s’empêcher de douter.

Son collègue pencha légèrement la tête, l’observant avec une pointe d’agacement mêlée à une curiosité qu’il ne dissimulait qu’à moitié.

— T’as l’air d’avoir vu un fantôme, lâcha-t-il enfin.

Un frisson remonta le long de la nuque d’Étienne.

Si seulement c’était aussi simple.

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