Pendant des jours, Ethel ne se préoccupa plus que de la destination de cet étrange carton. Cela la rendait folle. De toute évidence, il n'était pas évacué quotidiennement, puisqu'elle était déjà restée 24 heures durant dans ce tuyau qu'elle commençait à détester de façon très personnelle sans qu'il daigne bouger d'un pouce. Elle y passait pourtant le plus clair de son temps. Elle en avait même perdu toute notion de nuit et de jour. Elle n'interrompait sa quête acharnée que pour aller se ravitailler, quand elle sentait que son corps commençait à faiblir. Elle avait l'impression de sentir davantage le moment où son organisme vacillait sur ses bases plutôt qu'une véritable "faim". Et ça, c'était une première dans sa vie de gourmande invétérée. "La quête du carton", pourtant, on ne pouvait pas dire que ça sonnait incroyablement bien. Mais elle n'y pouvait rien. Elle ne parvenait pas à s'ôter de la tête que ce foutu carton était la clef de quelque chose. Elle avait donc commencé à faire le guet, et connaissait désormais le trajet pour se rendre à la grille d'aération sur le bout des ongles. A vrai dire, elle n'utilisait même plus son tatouage quand il s'agissait de se rendre là-bas. Le chemin était gravé dans sa mémoire.
À son grand dépit, elle s'était donc aperçu que le carton passait le plus clair de son temps... et bien, là où il était quand elle l'avait vu pour la première fois. Elle avait failli hurler de frustration quand elle l'avait vu vide, en revenant, alors qu'elle avait simplement pris deux heures pour aller chercher de quoi ne pas mourir de faim. Elle résolut donc de camper littéralement dans le tuyau, après avoir fait des réserves conséquentes. Enfin, au bout d'un temps qui s'écoula comme dans un rêve, mais qui était invraisemblablement long, une pince robotique ferma soigneusement le carton, le verrouilla avec du gros scotch, et le posa devant la porte de sortie. Ethel se redressa, prête à toute éventualité. Elle avait déjà profité des jours précédents pour quadriller tous les environs, repérer les endroits où elle pouvait descendre sans trop de risque, et surtout, les couloirs par lesquels pourrait éventuellement être transporté ce fameux carton. Elle finit par se rasseoir dans un soupir de frustration à fendre l'âme quand elle s'aperçut que personne ne viendrait tout de suite, malgré le mouvement encourageant. Tous ses sens demeuraient tout de même en éveil.
Lorsque la porte finit par s'ouvrir, au bout de plusieurs heures, elle était plus que prête. Un employé, anonyme, vêtu de la même blouse blanche et du même masque que les autres, se saisit du carton sans grand entrain. Il devait tout de même avoir un certain gallon dans l'entreprise, supposa Ethel, au vu du petit écusson de la Fairy brodé sur sa manche, qu'elle n'avait jamais vu dans les vêtements de travail habituels. Ça, ou un fan forcené. Mais vu comment il trainait des savates, la première option paraissait tout de même plus plausible…
Elle s'empressa de remonter le conduit jusqu'à la grille suivante pour vérifier dans quelle direction il allait. Elle avait bien sa petite idée, mais elle ne pouvait absolument pas se permettre la moindre erreur sur le sujet. Dès qu'il eut le dos tourné, la fée aux cheveux d'or souleva la grille qu'elle avait préalablement muni d'un bras de levier improvisé, passa le trou, et descendit silencieusement jusqu'au sol.
Les caméra de sécurité étaient activées, comme partout dans le bâtiment, mais après tout les images où l'on voyait les fées fugitives ne devaient pas vraiment manquer, puisqu'elles étaient obligées de s'exposer à chaque mission, et elle croisa les doigts et les ailes pour qu'on ne remarque pas trop sa présence. Au passage, elle se dit que les fées devaient vraiment compter comme une poussière dans l'esprit de Feniel, pour qu'il ait le toupet de mettre en place une sécurité si relâchée. Après tout, avec les moyens de la Fairy, il aurait été parfaitement possible de mettre en place un système de détection à spectre large, capable de détecter la moindre anomalie et d'avertir en temps réel les employés. Enfin, elle n'allait certainement pas s'en plaindre… Elle entreprit donc de prendre en filature l'homme qui portait le carton, essayant le plus possible de rester dans les angles morts comme le lui avaient enseignées les autres fées. Sa mission s'avérait plus périlleuse que prévu. Ethel blémit lorsqu'elle comprit que le blouseux allait transiter par les couloirs les plus fréquentés de l'entreprise. Pourtant, un besoin irrépressible, presque surnaturel de suivre ce colis passait au dessus de toutes les sonnettes d'alarmes qui s'étaient allumées dans sa tête. Dans un élan de folie, elle fit le blanc dans son esprit et fonça droit vers les jambes de l'homme. Elle parvint miraculeusement à passer entre ses deux guiboles, et de là, se plaqua contre le bas du carton, maintenant une cadence de vol éffrénée vers le haut pour rester bloquée contre le colis. Ce faisant, elle parvint à extirper une petite lame de métal aiguisé de son sac, et creusa quelques encoches pour s'y accrocher. Là, elle se remit enfin à respirer. Ça avait probablement été l'acte le plus stupide et le plus courageux de toute sa vie. Elle espérait avoir été suffisamment rapide pour qu'on ne la remarque pas trop, et surtout, surtout, elle espérait que ça allait servir à quelque chose. Sérieusement, si on lui annonçait que ce carton servait à faire des cadeaux aux employés du mois, elle allait manger quelqu'un.
Le résultat fut toutefois à la hauteur de ses espérances. Elle parvint avec sa méthode de sauvageonne à rester parfaitement dissimulée aux yeux des nombreux employés qui arpentaient les couloirs empruntés par son blouseux galloné. Il emprunta ensuite des bifurcation de moins en moins bondées, et de plus en plus luxueuses. Lorsque la paroi de métal des murs se mua en exquises cloisons de bois, et que le bruit des pas sur le sol dur et froid céda la place au froufroutement de la moquette, elle comprit avec jubilation qu'elle approchait du but.C'est aussi à ce moment précis que son cerveau logique sembla refaire surface pour se demander comment elle allait bien pouvoir se sortir de se guêpier. Il lui faudrait très certainement s'enfuir sans la moindre discrétion, et ça n'allait pas être une mince affaire… Enfin, elle s'en préoccuperait un tout petit peu plus tard. Pour l'heure, elle devait encore s'assurer de la destination du colis, même si elle lui devenait de plus en plus claire au vu des plans qu'elle avait à sa disposition. Feniel… Elle était presque sûr que cet échantillon lui était destiné. Et vu la façon dont il avait reluqué ces échantillons avec minutie lorsqu'elle l'avait observé depuis le plafond de son bureau, il était à peu près certain que ce petit rituel macabre devait avoir lieu avec la régularité d'une horlogerie.
L'homme qui la portait à son insu marcha encore un peu dans le couloir feutré, et finit par s'arrêter devant une grande porte. Ethel se dévissa le cou pour l'apercevoir. Il s'agissait de l'exacte même porte qu'elle avait vu de l'autre côté, elle en aurait mis sa main au feu. Elle se tortilla peu élégamment pour apercevoir la peau de son avant-bras, et constata avec une certaine satisfaction qu'elle était dans le vrai. Bien. Maintenant, il allait falloir trouver un moyen de se tirer d'ici, et vite. Elle attendit que le livreur pose son fardeau pour frapper à la porte pour se glisser discrètement sur le côté du carton. Tout à son interlocuteur, le livreur ne la remarqua pas. Elle commença alors à reculer sur la pointe des pieds, dans l'espoir qu'il la laisse atteindre le bout du couloir, qui formait un coude une dizaine de mètres plus loin, sans la remarquer non plus. Mais une dizaine de mètres, c'était plutôt éloigné, pour une fée. Ce bel espoir vola en éclat lorsque la porte s'ouvrit dans un chuintement. La tête de Feniel Fanry en surgit comme celle d'un pantin hors de sa boîte, énorme et affublée d'un sourire grotesque. Par une extraordinaire malchance, ou plus probablement à cause de caméras bien dissimulées dans le décor de bois, son regard, bien que caché par ses petites lunettes, était parfaitement dirigé vers Ethel.
Prise d'une irrépressible panique, celle-ci utilisa toutes les réserves de carburant à sa disposition pour s'envoler et filer à toute allure dans la direction opposée à celle de la porte. Elle parcourut le chemin inverse à une vitesse proprement incroyable, persuadée que le monde entier était à ses trousses. Quel genre de système de sécurité pouvait bien entourer le bureau du "saint des saints" ? Elle ne tenait pas franchement à traîner pour le découvrir. Elle fonça à travers les couloirs, se souciant de leur fréquentation comme de sa première culotte. Cette fois-ci, elle n'avait pas besoin de suivre le rythme d'un humain désespérément lent et cloué au sol, et elle passa en trombe, esquivant les mains qui se tendaient parfois vers elle. L'adrénaline décuplait son agilité, et elle finit par parvenir au plafond, à l'endroit qu'elle avait laissé ouvert à dessein avec son bras de levier. Elle poussa de toutes ses forces pour refermer la grille, et continua sa fuite éperdue à travers la tuyauterie.
Elle ne s'arrêta que lorsqu'elle fut elle même tout à fait perdue sur le sujet de sa localisation. Seulement alors, elle s'écroula sur le sol et s'autorisa à reprendre son souffle. Elle remarqua qu'elle ne transpirait pas, ce qui avait fait sensiblement augmenter sa température corporelle. Surement parce que ça ne faisait pas très "fée", de dégouliner comme un boeuf bien gras au moindre effort. Elle se déshabilla, et colla le maximum de surface de peau sur le métal froid de la tuyauterie pour tenter de faire chuter sa température. Sa vision devenait floue, un peu comme si elle avait eu de la fièvre. Elle ne relacha pourtant pas vraiment sa vigilance. Une part d'elle restait aux aguets du moindre son, du moindre mouvement, du moindre signe qui aurait pu montrer que quelqu'un s'était lancé à ses trousses. Elle jeta un coup d'oeil à son avant bras. Elle était visiblement revenue dans une zone cartographiée par les fées du village. Des annotations avaient d'ailleurs été ajoutées manuellement par Mélusine. "Rien, que dalle, même pas une miette à grailler", avait-elle inscrit sur cette zone. Cela la fit sourire. C'était bon signe, se dit Ethel. L'endroit était certainement éloigné des lieux fréquentés par les employés. Il devait s'agir d'une partie peu investie de la fabrique tentaculaire. Cependant, elle avait aussi la sensation que ce relâchement évident de la sécurité avait quelque chose de presque volontaire. De négligent, plus exactement. Cela la frappa soudain. C'était ça.
Lorsqu'elle avait traversé les couloirs, il y avait bien eu quelques mains pour se lever mollement, comme par habitude. Mais aucun regard acéré ne l'avait surveillée, aucun geste vif mû par une instruction supérieure n'avait tenté de l'arrêter véritablement. La vérité était tout simplement là. Feniel Fanry, du haut de sa fortune et de son pouvoir, n'avait strictement rien à carrer des agissements d'une pathétique Ethel. Elle était une fée ratée, un rebut. Rien d'autre qu'une vermine, en somme. Et une vermine ne valait pas qu'on mette toute une entreprise d'envergure mondiale en alerte rouge. Elle sentit une flamme de colère se raviver en elle à cette pensée. Il le prenait vraiment comme ça ? Feniel Fanry allait regretter sa petite nonchalance précieuse. Il allait voir de quoi était capable l'une de ses créations. Et quand il serait temps pour lui de regretter ses choix, il en serait déjà à réaliser qu'il allait devoir manger des compotes jusqu'à la fin de sa vie. Vie qu'elle avait pour ambition immédiate de réduire drastiquement, d'ailleurs.
***
Ethel passa les semaines suivantes à dormir et récupérer au camp de base qu'elle avait établi. Elle avait déjà récolté les information principales qui l'intéressait, et elle ne ressentait plus le besoin de camper littéralement dans le tuyau au dessus de la zone de conditionnement. Elle faisait donc des aller retour réguliers pour récolter les données qu'il lui manquait encore. Elle relevait les heures de garde de diverses salles, notait scrupuleusement les étapes de conditionnement, faisait des prélèvements des produits qui l'intéressait. Elle avait globalement abandonné toute prudence. Après tout, si ce Feniel Fanry avait décidé de la sous-estimer à ce point, elle n'avait pas grand chose à craindre… Les semaines passant lui donnèrent d'ailleurs raison sur ce point. A aucun moment elle ne fut réellement menacée malgré toutes ses manigances de plus en plus provocatrices. Un plan de plus en plus précis commençait à se former dans son esprit à partir des éléments qu'elle avait récupéré. Si précis, d'ailleurs, qu'elle finit par devoir se rendre à l'évidence. Elle avait beau avoir retourné ses idées dans tous les sens possibles et imaginables, elle le savait déjà. Elle n'y arriverait pas. Ou, plus exactement, elle n'y arriverait pas toute seule.
Ses pensées se tournèrent évidemment vers le village. Ça n'était pas comme si elle avait une multitude de choix de collaboration, dans le coin, après tout. Elle appréhendait toutefois d'y retourner. Après tout, elle était partie depuis déjà un moment, et cela après avoir magistralement ruiné une mission… Sacha serait certainement la plus dure à convaincre, songea-t-elle. Elle n'était pas du genre à aimer que les gens la déçoivent. Mais Clo et Sera seraient peut-être contentes qu'elle revienne après tout. Quant à Mélusine, c'était une question plutôt aléatoire… Elle sourit malgré elle en s'apercevant qu'elle avait déjà commencé à se projeter sur son retour là-bas sans même s'en rendre compte. Il fallait croire que les fées lui avaient manqué plus qu'elle ne voulait bien l'admettre…
Par contre, le tatouage, il a définitivement un petit côté "cheatcode" assez intense, surtout compte tenu de la situation des fées et de leur accès à la technologie. C'est d'autant plus frappant que la scène où il a été fait n'es pas détaillée ^^'