Chapitre 11 : La broche

— Je n’aurais jamais dû les laisser seuls, se lamenta Mo Mi en se frappant le front avec le plat de sa main.

Cela faisait deux jours que Cheng et May Gocy ne se parlaient plus. Ils se comportaient comme s’ils n’existaient plus l’un pour l’autre.

— On devrait peut-être les laisser se calmer, suggéra Pa Di.

Elles étaient toutes les deux dans les toilettes communes, devant des lavabos aux miroirs ébréchés. Mo Mi s’aspergea le visage d’eau froide.

— Peut-être. J’en ai marre de voir le visage maussade de Cheng, on dirait un fantôme.

Depuis la mort de Ci Ci, il passait tout son temps sur la couchette supérieure. Pa Di l’avait espionné. Il ne faisait rien d’autre à part fixer le plafond, serrant contre sa poitrine la petite boite d’allumettes contenant la dépouille de sa “fille”. May Gocy, elle, passait le plus clair de son temps dans le wagon restaurant, commandant tasse de thé sur tasse de thé. Le soir, elle revenait dans leur compartiment pour disparaître sous sa couette, les yeux injectés de sang. Aucun des deux ne parlaient. Ils restaient mutiques, enfermés dans leurs propres pensées. 

Pour passer le temps, Pa Di et Mo Mi jouaient aux cartes, lisaient des journaux, se baladaient dans le wagon restaurant, se nourrissaient de sandwichs et de nouilles en boîtes, imaginaient leur nouvelle vie à Balandjar, regardaient le paysage par la fenêtre et lorsque le train s’arrêtait pour des correspondances, elles en profitaient pour se dégourdir les jambes. Le Balandjar Express avait dépassé sans soucis la frontière du San Miao. Pa Di respirait librement et était soulagée. L’après-midi du deuxième jour, le train franchit le royaume de Tiansim, gouverné par le roi Duy. Celui-ci était un fervent allié des Zaj, mais bientôt, il ne tarderait pas à affronter les Serviteurs de l’Aube. On murmurait que son armée se préparait à les combattre. Il était beaucoup trop dangereux de rester plus longtemps ici. Pa Di pu toutefois apercevoir au loin l’océan bleu azur et les toits en bois des maisons flottantes. Le Tiansim était un royaume à moitié éparpillé sur des îles et ne possédait qu’une bande de terre verticale sur le continent.

Le quatrième jour, le train pénétra dans l’état de Qoumon. Il s’arrêta dans une minuscule gare, le temps d’embarquer quelques passagers renfrognés, puis la locomotive repartit de plus belle. Les Zaj constatèrent que le paysage avait changé. Le train s'enfonçait dans un désert aride sous un grand ciel bleu. Il n'y avait aucune trace de vie. Sauf peut-être les vautours qui planaient dans le ciel – ce qui en soi n'était guère très rassurant. La terre était si sèche qu'elle se craquelait en sillons dans un réseau de fissures, et la chaleur étouffante avait poussé les Zaj à tirer les rideaux pour garder la fraîcheur. Le compartiment était devenu aussi suffoquant qu'un four et Pa Di et Mo Mi s'éventaient avec des journaux chiffonnés, s'épongeant de temps à autre le visage avec un mouchoir.

Mais cette chaleur n’était pas aussi insupportable que les silences butés de Cheng et May Gocy. N’y tenant plus, Mo Mi et Pa Di se dirigèrent dans le wagon restaurant. L’ex-princesse se tenait redressée au-dessus d’une tasse de thé froide, son dos voûté comme un pont. Elle sursauta lorsque ses deux cousines s’assirent bruyamment à côté d’elle.

— Excuse-toi auprès de ton frère. Ce que tu as fait est impardonnable, asséna Mo Mi.

— Nous ne devons pas nous diviser, il en va de notre survie, continua Pa Di.

May Gocy les fixait avec lassitude. Elles avaient dit exactement ce qu’elle avait prédit dans sa tête.

— Hors de question.

Mo Mi fournit un effort pour se retenir de lui hurler dessus.

— Pourquoi ?

— Cela ne vous concerne pas.

May Gocy avala son thé à petite gorgée. Elle picorait sa tasse comme un moineau.

— Tu plaisantes ? Nous sommes tous dans le même bateau, débita Mo Mi qui essayait de garder son calme.

— Je n’en ai pas l’impression. Je ne compte pas me prélasser à Balandjar jusqu’à la fin de ma vie.

May Gocy se tourna vers ses cousines pour leur faire face.

— Je veux reconquérir notre royaume.

Bouche bée, Pa Di ressentit dans toute sa chair des frissons désagréables. Mo Mi ricana.

— Si j’avais su, je t’aurais laissée à la gare.

La phrase fit mouche toutefois May Gocy ne fut pas étonnée. Elle reprit comme si de rien n’était :

— Connaissez-vous au moins la créance des dragons ?

— Ne compte pas sur moi pour trouver de l’argent, déclara catégoriquement Mo Mi.

May Gocy pencha la tête d’un côté, exaspérée.

— Je ne cours pas après l’argent. Jamais une princesse ne s’abaisserait à un tel niveau de… Bref. La créance des dragons a été instauré il y a plus de deux mille ans, quand le Khanat de Chingis a lancé une guerre contre le continent entier. Tous les pays sont tombés sous leur joug en l’espace de quelques mois. Seul le San Miao a tenu bon grâce à la magie des dragons. Et dans un souci d’équilibre et de justice, nos ancêtres ont accepté d’aider le royaume du Tiansim, l’empire de Wensuei, le reinaume de Dæryo, l’émirat de Sirgiz, la république d’Oumandra, l’union des îles du sud-ouest et l’état princier de Yarkhoqa. Pour empêcher l’armée du Khan de commettre davantage de crimes, les dragons ont enfermé le Khanat tout entier dans un monde souterrain. En contrepartie de l’aide des Zaj, les peuples libérés ont accepté d’apporter leur soutien et de joindre leurs forces aux dragons s’ils venaient à avoir un jour besoin d’aide. Cette dette, qu’ils ont envers nos ancêtres, nous donne le droit de solliciter à n’importe quel moment leurs forces terrestres et navales, tel que stipulé dans le contrat conclu il y a deux millénaires.

Son monologue fut suivi d’un long silence dans lequel Pa Di s’était mise à tripoter ses mains, jetant à Mo Mi des regards paniqués. Était-elle vraiment libre ? Avait-elle quitté le San Miao uniquement pour quémander de l’aide aux autres pays ? Sa qualité de dernier dragon l’empêcherait-elle de vivre sa petite vie d’artiste anonyme ? Au bout du compte, rien n’avait changé. Elle n’avait fait que quitter un enclos de lions pour une baignoire de serpents.

— Dis-moi, fit très calmement Mo Mi. Tu avais ce plan en tête depuis le début ?

Les lèvres de Mo Mi étaient si pincées qu’elles blanchissaient.

— J’ai même un plan de secours, révéla May Gocy avec arrogance avant d’avaler une gorgée de thé.

— Je te jure que si tu comptes nous utiliser comme pion tu…

Mo Mi se mordit la lèvre quand le train freina brusquement. Pa Di dérapa au sol et se cogna contre une table mais Mo Mi la rattrapa par le coude tandis que May Gocy lui agrippait fermement l’autre bras. Des verres s’écrasèrent au sol et les tableaux se décrochèrent des murs. Les passagers du Balandjar Express poussèrent des cris d’exclamation, couverts par les ordres des employés du train.

— Pourquoi nous sommes-nous arrêtés ? demanda Mo Mi à un contrôleur.

— Je n’ai pas la moindre idée. Attendez ici, je vais parler au conducteur.

Il eut à peine fini sa phrase que des hennissements de chevaux et des cris retentirent de nouveau. Tout le wagon-restaurant devint silencieux, Pa Di se pencha vers la fenêtre et tira subrepticement sur un pan du rideau. Une horde de cavaliers armés encerclaient le train. Des hommes et des femmes étaient couverts des pieds à la tête de tissus sombres dissimulant leur corps, à l’exception de leur visage. Leurs armes, toutes plus diverses les unes que les autres, s’agitaient nerveusement dans leurs mains gantées.

— La tribu Zonkir, se figea le contrôleur.

— Qui sont-ils ? voulut savoir Pa Di.

— De redoutables bandits organisés. Ils s’attaquent à des trains et des caravanes de voyageurs pour s’enrichir. Leurs ancêtres chevauchaient autrefois aux côtés de la Horde Céleste de Chingis. Nous ne pouvons rien faire face à eux, à part envoyer un télégramme d’urgence à la station de communication de Qoumon.

— Qu’attendez-vous alors pour envoyer un télégramme d’urgence ? s’époumona May Gocy en crispant ses poings.

Le contrôleur était si paniqué qu’il déchiquetait une serviette entre ses doigts. Pa Di recula de la fenêtre aussi discrètement qu’elle put. Elle avait naïvement cru être en sécurité dans ce train, mais encore une fois, elle avait eu tort. Elle avait oublié qu’aussi longtemps que les humains existaient, aucun endroit sur terre ne pouvait échapper à leur cruauté. D’autres passagers pénétrèrent dans le wagon-restaurant tandis que l’on barricadait déjà les portes. Parmi eux, Cheng, qui marchaient de manière raide. Lorsque Pa Di s’approcha de lui, elle aperçut le pommeau de l’épée de Mo Mi le long de sa jambe.

Une voix s’éleva, aussi dure et rugueuse qu’une caverne.

— Sortez tous du train ! Si vous refusez, nous brûlerons les wagons un par un jusqu’à ce que vous sortiez !

— Il faut que le conducteur fasse redémarrer la locomotive ! Nous n’aurions jamais dû nous arrêter, se lamenta un passager.

Tout le monde approuva son idée, mais ce projet tomba vite à l’eau quand quatre hommes Zonkir tirèrent devant eux deux silhouettes qui se débattaient frénétiquement. Juste devant les fenêtres, sous les yeux des passagers, le conducteur de la locomotive et son assistant étaient à genoux au sol, têtes baissées. Du sang gouttait sur leur visage, preuve d’une lutte perdue.

— Notre seul moyen de fuir, gémit une femme en enfouissant sa tête dans ses mains.

Une vitre vola en éclat en guise d’avertissement. Les débris de verre tintèrent comme mille clochettes et éraflèrent des passagers. Il n’y aurait pas de prochain avertissement. Alors les passagers ouvrirent les portes et sortirent, les mains en l’air, à la file indienne.

— Je crois que nous n’avons pas le choix, murmura Mo Mi. Donnons-leur ce qu’ils veulent, et le train repartira comme s’il ne s’était rien passé.

May Gocy n’était guère enchanté à l’idée de se plier aux ordres d’une bande de voleurs, mais il n’y avait pas d’autre solution. Les Zaj imitèrent les autres passagers et tous quittèrent l’ombre fraîche et rassurante du train pour s’exposer à la chaleur et aux rayons ardents du soleil. Pa Di eut l’impression de cuir, et elle prit une inspiration. Elle n’avala que de l’air chaud et parfumé de poudre à canon. Tous les passagers furent tous forcés de se mettre en ligne dos au train, se faisant juger du regard par les Zonkir.

De gigantesques arbres morts et des rochers bouchaient la voie ferrée, ce qui expliquait pourquoi le conducteur avait dû freiner avant de comprendre qu’il s’agissait manifestement d’un piège.

— Quarante-neuf, cinquante, cinquante et un… Chef, ils sont cinquante et un en tout, fit un homme en descendant de son cheval. Dix employés et quarante et un passagers.

Il s’adressait à un homme dont la monture était la plus haute et la mieux bâtie d’entre toutes. Contrairement aux autres, il arborait une barbe grise tressée. Ses sourcils froncés étaient semblables à deux scolopendres qui dévoraient son visage et un de ses yeux était borgne. Il resta un moment muet, comme pour bien enregistrer les paroles de son interlocuteur, puis il se redressa et resserra les rênes de son cheval.

— Hayu, ordonne-leur de nous donner leur argent et leurs objets précieux. Tuez ceux qui résistent. Fouillez aussi chaque wagon.

— Oui, chef…

Hayu s’en alla aussitôt, hurlant ses ordres.

Les passagers retirèrent à contre-cœur leurs colliers, leurs montres, leurs chaînes, leurs bagues, leurs boucle-d ’oreilles, leurs bracelets et les jetèrent dans un sac en cuir. À la moindre protestation, au moindre signe de rébellion, les Zonkir n’hésitaient pas à s’en prendre physiquement aux plus récalcitrants. Quelques Zonkir grimpèrent avec hâte les marches du train avant d’en ressortir en exhibant fièrement des parures et des objets de valeur.

Pa Di se figea d’horreur quand elle vit le contenu de sa petite valise s’étaler au sol. Vêtements, pinceaux et carnets de dessin jonchaient sur le sol caillouteux. Comme rien de ceci n’intéressaient les Zonkir, ils abandonnèrent ses affaires et fouillèrent d’autres malles. Une dizaine de minutes plus tard, une fois les valises éventrées et vidées de leurs trésors, les Zonkir se préparèrent à partir. Les passagers ne cachèrent pas leur soulagement, et une passagère marmonna qu’une fois arrivée à Balandjar, elle contacterait immédiatement la Compagnie Transcontinentale des Chemins de Fer et qu’il était intolérable de laisser passer cet affront.

Alors que les Zonkir enfourchaient déjà leurs chevaux pour s’en aller, une femme de leur tribu s’arrêta devant May Gocy et l’inspecta des pieds à la tête. La princesse redressa le menton et lui lança un regard méprisant. On ne dévisageait pas une princesse ainsi. Pendant ce temps, Pa Di ramassait sa valise en soupirant.

— Donne-moi ta broche, fit la Zonkir en lui tendant la main. Je la veux.

May Gocy trouva le courage de rester silencieuse, faisant mine de n’avoir rien entendu. 

— Ta broche, répéta la femme en posant une main sur ses cheveux pour lui faire comprendre. Moi. Vouloir. Ça.

Elle répéta lentement ces mots afin d’être compréhensible.

— May, fais-le, lui souffla Mo Mi avec un coup de coude dans les côtes.

Entêtée, May Gocy croisa les bras. Alors la Zonkir claqua sa langue avec agacement, puis leva la main et arracha brutalement la broche. Une explosion de filaments noirs retomba sur la princesse dont les joues avaient pris une teinte sanguine. Mais la princesse était résignée à ne pas abandonner aussi vite. Ne se laissant pas faire, elle reprit sa broche des mains de la voleuse. Cette dernière resta coite un moment avant de lui crocheter la cheville et de la faire tomber au sol. Elle s’assit sur sa la jeune fille, une jambe de chaque côté tandis que May Gocy se débattait avec fureur. 

— May ! cria Cheng en se précipitant vers elle.

Attirés par l’agitation, la tribu Zonkir s’arrêta alors qu’elle s’apprêtait à partir. Hayu fit demi-tour et repoussa Cheng. Il empoigna May Gocy, dont le sang s’écoulait par ses narines et la tira par les cheveux jusque vers l’attroupement de leur tribu. Mo Mi fit un pas en avant, mais d’autres bandits s’interposèrent. 

— Une résistante, celle-là ! Elle a essayé de faire du mal à Dapka.

Il força May Gocy à se mettre à genoux puis lui fit ployer la tête jusqu’au sol. Dans cette position humiliante, May Gocy sentit soudain toute sa haine cogner en elle, brisant le mur qu’elle avait soigneusement bâtie toute sa vie. Une rage, telle qu’elle n’en avait jamais connue avant, lui martelait le crâne et lui murmurait mille idées vengeresses.

— Ne me touche pas, sale paysan ! Je te ferai regretter ta naissance !

Un coup de genoux au visage la fit basculer en arrière. Le sang irrigua la terre brûlante et rocailleuse du désert pour la première fois depuis des années. 

— La ferme ! Sale garce, ne me salis pas avec ton sang ou on fera cramer votre train jusqu’à…

— Hayu, est-ce une manière de parler aux femmes ?

Cette voix était si douce que May Gocy eut du mal à croire qu’elle appartenait au chef des Zonkir. Ce dernier était descendu de cheval et avait repoussé son jeune soldat. D’une main, il releva le menton de May Gocy lentement, très lentement, comme pour bien observer son visage. Pétrifiée, le cœur battant et les oreilles bourdonnant, May Gocy respirait à peine. Son sang baignait dans sa bouche telle une écoeurante flaque salée.

— Qu’a-t-elle fait pour être ici ?

La question était si pleine de sens qu’elle fit sourire May Gocy de rage.

— Elle s’en est prise à Dapka. Elle refusait de lui donner sa broche. Encore de la camelote.

Hayu disparu un instant et ramena à ses côtés Dapka, qui faisait tournoyer entre ses doigts la broche de May Gocy qui renvoyait les rayons du soleil. Le chef des Zonkir prit l’objet de la discorde et mordilla l’objet. Puis il fit passer un doigt sur le métal précieux, avant de s’immobiliser.

— Qu’y a-t-il, chef ? Cette sorcière vous aurait-elle fait du mal ? s’inquiéta Dapka.

— Pao Lo. Un grand bijoutier. J’ai toujours essayé de me procurer un de ses bijoux, murmura le vieil homme. Mais c’est impossible. Vous savez pourquoi ?

Hayu et Dapka froncèrent les sourcils. Ils ne voyaient pas le rapport avec la jeune fille en sang sous leurs yeux, mais ils ne voyaient pas non plus May Gocy glisser dans sa paume un galet de pierre aiguisé.

— Pao Lo est le bijoutier attitré de la famille royale du San Miao. Il ne vend ses bijoux qu’aux Zaj et personne d’autre.

— Vous voulez dire que cette fille a volé les Zaj ? s’esclaffa Dapka.

— Non, elle n’a pas volé cette broche. Elle l’a acquis auprès de Pao Lo.

— Dans ce cas, balbutia Hayu en écarquillant ses yeux. Dans ce cas, cela veut dire que cette fille est une Z…

Il ne put finir sa phrase. Hayu toussa du sang pendant que May Gocy enfonçait le galet dans sa veine jugulaire jusqu’à ce qu’il disparaisse dans sa gorge, puis elle courut aussi vite qu’elle put, remontant sa robe au-dessus de ses genoux pour courir. Dapka poussa un hurlement strident tandis que le chef éclatait de rire, dévoilant ses dents noires.

— Sacrés dragons, toujours aussi imprévisibles.