Elle se trouvait une heure plus tard dans une petite file d’attente, accompagnée du professeur, devant un énorme carrousel. Il était illuminé de toute part, dégageant une mélodie enfantine et amusante. Owlho se retenait de dodeliner sur ses talons et de chantonner, admirant les chevaux de métal peints se mouvoir au rythme de la musique.
« C’est bientôt à nous, je pense… »
Lyza était éberluée. Un reste de gaufre à la main, un ticket de manège dans l’autre, elle se demandait encore ce qu’elle faisait ici. Se voir offrir une place en face de son ennemi dans un manège – invité par lui-même de surcroit ! – était pire encore. Ils se trouvaient maintenant dans ce qu’on appelait des « tasses ». Car oui, ces petites alcôves à sièges y ressemblaient.
« Évitez de toucher à la petite pédale, ça fait tourner la tasse et… je suis sensible au tournis. Ah, voilà que le carrousel démarre ! » La musique démarrait tout doucement, et Owlho se mit à marmonner des paroles imaginaires, prenant l’anse du récipient à thé qui décorait la table au centre. Lyza se posait encore bien trop de questions pour interroger l’intérêt d’avoir des serveuses dans un carrousel. « Buvez, je vous prie. Du thé vert, vous préférez cela non ? Pas assez sucré à mon goût. Ah, mademoiselle, un sucre supplémentaire s’il vous… Oh, vous êtes rapide. Merci bien ! De quoi donc parlions-nous… Vos lettres, c’est cela.
— Je… je dois toujours rentrer, vous savez.
— Le temps joue contre nous dans ce cas ! Buvez donc. Je m’intéresse de près à vos talents. Vous savez, il ne m’a pas fallu plus de quelques jours pour coincer l’Empereur votre père lui-même. »
Lyza cracha le contenu de la tasse qu’elle avait osé entamer. S’essuyant élégamment, comme pour effacer de la mémoire de tous son geste peu sophistiqué, elle foudroya son interlocuteur, qui savourait non seulement sa réaction, mais également sa boisson au goût d’enfant.
« Puis-je savoir de quoi vous…
— Nous sommes autour d’un bon thé, ne feignez pas l’indifférence. Vous le faites fort mal, malgré votre impassibilité. Oui donc, débusquer des proies est ma spécialité. Voire une passion. Allié – temporairement ! J’insiste ! – avec notre sénateur préféré, conclure notre affaire a été fort simple. Pourtant, jamais je ne vous ai vue sous ces traits, majest… »
Elle donna un discret coup de pied sur le tibia du professeur, qui manqua de faire tomber sa petite assiette. Il cacha son sourire, et essuya le liquide qui était venu colorer la manche de la chemise feue blanche dépassant de sa redingote.
« La musique du manège nous couvrira, sourit-il, n’ayez crainte. Ainsi donc, jamais je n’ai entendu parler de vous. Une enfant cachée ? Une adoptée ?
— Rien de tout cela, siffla Lyza en posant sa tasse. Rien qui vous concerne.
— Oh, nous y voilà enfin. Vous admettez !
— Mais, dites-moi, professeur Owlho. Qu’est-ce qui pourrait m’empêcher, là, maintenant, d’exposer au Sénat toutes mes preuves concernant vos agissements ?
— Le fait est que c’est vous, qui vous trouvez entre mes griffes.
— Réellement ? » Elle découpa ce mot en le prononçant, sans quitter son expression habituelle d’ennui constant. Son interlocuteur ne dit rien, les lèvres occupées à siroter. « Deux lettres, et une copie d’examen dont vous avez par chance réussi à tirer mon tracé. Félicitations. Vous monterez probablement au Sénat, voire sur le trône, avec autant d’informations, c’est sûr. »
Il sourit, attendant patiemment qu’elle finisse cet élan de sarcasme. Mais, comme prise de sagesse, elle reporta son attention sur sa boisson, sans continuer davantage. Il prit donc le relai, après un instant à observer des enfants sur un cheval.
« Sans nul doute avez-vous raison. Peut-être avez-vous plus de preuves que moi à l’appui. Je n’en sais rien après tout. Mais pourquoi donc suis-je ici à savourer ce thé noir s’il ne vous suffit que d’un petit doigt levé pour mettre fin à mes ambitions ? »
Elle feignit d’ignorer sa question, yeux baissés. La remarque sur l’Empereur avait fini de l’agacer et de lui faire perdre son habituel sang-froid, et elle se trouvait sans plus que du bluff. Qui venait de s’envoler.
« Admettons, reprit-il. Vous pourriez me faire tomber, moi, Swaren et le maire. Mais cela signifierait dire adieu à votre père.
— Ôtez ces mots de votre bouche.
— Très bien… Feu l’Empereur, dans ce cas.
— Il n’est pas… » Elle s’abstint de finir, avalant une gorgée.
« “Mort” ? Pas encore. Néanmoins, cela ne retire rien à mon propos. Vous avez besoin du maire pour le libérer. Et donc, indirectement, de moi. » Il attendit sa réaction, qui fut nulle, avant d’enchaîner. « Et cela tombe très bien, moi également ai besoin de vous !
— Qu’attendez-vous donc de moi ? Que je puisse enfin rentrer.
— Qui diable peut vouloir vous voir rentrer si tôt, malgré vos cours de cet après-midi… Cela me taraude presque autant que le reste. Eh bien ! c’est fort simple en réalité. »
Il posa sa tasse maintenant vide et fouilla dans la poche de sa redingote. Puis l’autre. Suivirent les poches intérieures, tandis que son visage se peignait au fur et à mesure d’une gêne visible, accompagnée d’un sourire qui se voulait sûr de lui. Enfin ! il trouva coincé derrière son veston un papier plié. Il le tendit à son élève, qui l’attrapa délicatement. Elle le déplia et parcourut de ses yeux mauves l’écriture qui le décorait.
« C’est mal écrit.
— Oui, vous m’en voyez navré ! Mais cela m’arrangerait que vous puissiez décoder mon écriture. »
Elle leva un sourcil et peina sur sa lecture, avant d’écarquiller les yeux, qui tenaient désormais plus de la sphère que de l’amande. Malgré l’écriture, elle relut à plusieurs reprises.
Il imite mes propres lettres !
« Alors ? Vous pourriez réussir à la réécrire ?
— Je refuse. » Elle rangea la lettre dans les poches de sa robe. « Mais merci pour cette ultime pièce à conviction.
— Vous refusez… Il ne me semble pas que vous soyez en mesure de le faire. »
Il fouilla dans la poche de son pantalon et donna à une des serveuses deux tickets, comme pour prolonger leur petit tour. Il insiste en plus !
« J’ai envoyé l’étranger dans les mines, plutôt que de lui avoir assuré une mort certaine auprès du sénateur. Et je parie qu’il s’en est déjà tiré ! Mais je ne peux m’empêcher de me demander ce qui lui arriverait, si par malheur Swaren découvrait sa petite planque.
— Vous ignorez où elle se…
— Faux ! Je sais pertinemment où elle se trouve. Et cela grâce à vous. »
Lyza peina à comprendre l’allusion. Owlho prit le temps de commander deux nouvelles tasses – de thé noir ! – lui laissant le temps de digérer l’information. Quand enfin, elle plaça ses doigts devant ses lèvres.
« Cela remonte à loin, reprit-il, oui, certes… Mais vous étiez absolument adorables sur ce balcon. À cette époque, les chouettes n’étaient que de petits plaisantins ! Néanmoins très utiles pour observer, et Swaren l’a très vite remarqué, quand il a cherché à prendre contact avec moi. Débusquer l’étranger fut aisé, une fois son identité mise à nu… Autant, cette seconde tâche, moins. Il m’a résisté jusqu’au mois dernier ! Passez-lui mes félicitations, si vous lui renvoyez une lettre. Oh, nos tasses sont arrivées. Du thé noir, cela vous convi… Eh ! »
La grande tasse se mit à tourner. Victor renversa une des siennes, posant l’autre du mieux qu’il le put sur la petite table. Il s’accrocha, moins de stupeur que de vertige. Lyza actionnait les pédales avec frénésies, voyant le professeur tenter de l’arrêter de son mieux. Elle continua ainsi toute la durée du tour, sans le quitter des yeux.
« Vous saviez qui j’étais depuis le début.
— À vrai dire… non… Du bluff… Plutôt réussi, à ce que je… vois… Pouvez-vous arrêter… je vous prie ? Hm ! »
Il exhalait lentement, souriant de toutes ses dents. L’effronterie de la jeune femme semblait le ravir ! Elle ne s’arrêta, pour son bonheur et son malheur, que lorsque le carrousel le lui ordonna par le blocage automatique du mécanisme à la fin du tour. Owlho se leva prestement, respira un grand coup, puis sortit du manège, le pantalon taché de thé. Sombre qu’il était, l’on ne voyait qu’un adulte s’étant ridiculement fait dessus après un tour de tasse trop rapide…
« J’écrirai votre lettre, dit simplement Lyza en passant près de lui, voix basse. Si vous m’assurez que je n’aurai rien à voir avec son contenu.
— Ne vous en faites pas… Vous ne risquerez rien… » Le pauvre peinait à rester droit sur ses jambes, s’appuyant sur une des rambardes surmontant le vide de Belleville, d’où étaient visibles les quelques véhicules aériens de Pontmarchais.
« Est-ce donc tout ?
— Ma foi… oui. Envoyez-la-moi directement. Non… Donnez-la à la petite chouette qui vous accompagnera. Je la récupérerai.
— Qui sera le récepteur ?
— Vous ne tarderez pas à le savoir. Une idée me vient donc ! J’ai encore le tournis, je tourne donc encore pour penser… N’en parlez évidemment pas à votre petit correspondant. Ni à quiconque. Pensez bien que je le saurais, dans le cas contraire.
— Soit.
— Oh, Swaren n’en saura rien en revanche, n’hésitez pas à demander à l’étranger de vous écrire. » Il se mit à rire, devant l’air renfrogné de son alliée temporaire. « Vous me rappelez fort ma fille… Même expression, et tout aussi encline à m’obéir. Mais vous le ferez toutes les deux très bien. Bon ! J’ai désormais un rendez-vous avec le fils du maire, et je vais devoir me changer grâce à vous. Bonne journée, chère poupée ! »
Tandis qu’il s’éloignait à pas dansants – ou étourdis ? – elle se hâta en direction des grilles de Belleville. Déterminée à les fuir. Elle était repérée désormais, et elle savait déjà que des petits drones ailés la surveilleraient à longueur de temps. Mais pourquoi alors ? Quel intérêt a-t-il à me garder ? Si tous doivent tomber après que j’ai sauvé Père… Lui aussi, les suivra. Il est fou.
Une vive douleur à la lèvre la freina durant sa course. Elle se surprit même à s’arrêter, aux côtés d’un banc occupé par deux jeunes gens. Elle approcha ses doigts de sa bouche, pour y voir une petite goutte de sang. Ses dents avaient fini par s’y planter, après des heures à s’y acharner. Étalant le rouge sur ses lèvres immaculées d’ordinaire, elle trouva de presque mauvais goût de se maquiller ainsi de sa souffrance. Le visage particulièrement dégoûté du jeune couple sur le banc, qui entreprit vivement de le quitter, le confirma. Elle s’y assit alors, ruminant calmement. Si une chouette se trouvait non loin – tiens, une venait de se poser sur son épaule – rien ne servait de courir. Il la retrouverait, même dans les bas-fonds.
Owlho voulait se servir d’elle. Et après tout… Pourquoi ne pouvait-elle pas en faire autant ? Elle consacra une heure supplémentaire sur ce banc, allongée face au ciel de brumes noires, derrière lequel un bleu radieux devait briller. Probablement. Nulle autre lumière que celle de l’Empereur – une jolie métaphore pour désigner toutes les installations électriques de la sainte cité d’Everlaw – n’était nécessaire ici. Les citadins avaient volontairement abandonné le ciel, se créant le leur.
Durant cette heure, à contempler l’obscur plafond, nulle idée claire ne lui vint. Hormis le souvenir intarissable de cette étrange lettre. Derrière ces lignes peu élégantes, qu’elle venait de relire, se cachaient menaces subtiles et terrible plan d’action. S’il était sûr de parvenir à ses fins avec – lesquelles ? – Lyza n’y trouvait pour elle aucun avantage. Seulement le mince espoir de ne pas être dénoncé par le musicien une fois qu’il en aurait fini avec elle. Ainsi, elle devait faire en sorte de lui être indispensable. Terriblement indispensable.
Elle se redressa donc, tendant un doigt dans le vide. Comme elle s’y attendait, la chouette posa ses pattes dessus, la fixant de ses yeux vifs. Ceux-ci étaient mauves, à l’image des siens. Elle ne savait si cela était voulu ou non, mais le comportement de l’oiseau la convainc plutôt d’un défaut de confection. Elle penchait sa tête vers le visage immaculé de la jeune fille. Celle-ci caressa timidement le haut du bec de l’animal, qui piailla de joie. Une chouette peu discrète, non faite pour espionner…
Elle gratta le menton du petit piaf, tout en tendant l’oreille. Non aux gazouillis discrets de son compagnon, mais à un son lointain. Très lointain. Qu’elle seule pouvait entendre, de ses oreilles étranges. Il grimpait, férocement, dans les tuyaux cachés de la ville. Il grondait, appelait à l’aide, cherchait quelqu’un. Il montait, haut, pour appeler depuis le toit du monde celle qui l’avait libéré trois heures plus tôt. Puis, la fille se souvint du temps qu’elle avait passé avec le professeur, un temps furieusement gâché. Deux heures, déjà.
Soupirant au souvenir des cours manqués de cet après-midi, la chouette dormant dans la grande poche de sa robe, elle se décida à rentrer. Non pas en dehors de Belleville, où elle feignait de résider, mais près de la bordure des quartiers. Là où n’allait aucun riche citadin, car il s’agissait de l’allée réservée aux rares ouvriers qui y travaillaient. Les manoirs-usines étaient courants, ici : l’usine en dessous, le manoir à la surface. Et l’accès se faisait par le chemin que les pieds à talon de Lyza foulaient, jusqu’à une pente dans une sorte de tunnel, à l’abri des lumières paisibles des rues. Ici n’existaient que celles nocives des lampes à néon, agaçantes pour ses iris délicates. Ceux-ci peinaient à filtrer la lumière. Un des nombreux défauts que son corps lui offrait.
C’est en chemin, s’approchant d’une bande de gardiens (des ouvriers ayant obtenu une risible promotion, tel qu’il était plus juste de les appeler), qu’elle se souvint ne pas avoir amené son fidèle instrument. Owlho devait craindre son aura. Elle s’en servait d’habitude pour charmer les gardes et leur imposer le silence de son intrusion en ces lieux non faits pour une grande dame. Non pas que j’en suis une, mais je fais tout pour le paraître… Poser la main sur une noble était autrement plus risqué que sur une simple étudiante, chanceuse d’intégrer un conservatoire prestigieux !
« Eh bien, demoiselle ! ricana l’un d’eux, le plus mal fagoté de tous, dont l’autorité n’était pas à douter. Venue nous donner un de tes petits numéros ?
— Ça m’avait manqué, sourit un des plus jeunes. On se sent toujours comme sortir de chez la masseuse après ça…
— T’en connais beaucoup des masseuses, toi ? renchérit un autre.
— Nan… Mais du coup, j’en ai l’impression, avec elle !
— Bon, tu nous le sors, ton instrument ? », soupira le plus impatient, à l’épaule endolorie.
Lyza détourna le regard, ayant espéré qu’ils ne réclameraient pas autant.
« C’est-à-dire qu’on m’a temporairement emprunté mon instrument… Je vous jouerai une musique plus relaxante et plus longtemps demain, si vous me le permettez. Je dois rentrer sous peu.
— Ha ! s’exclama le chef de la bande, plaçant son as de pique sur le baril qui servait de table. C’est que j’ai vraaaiiiiment mal au dos aujourd’hui… Une visite chez le docteur coûte cher, et c’est pas mon pauvre petit boulot qui me donnerait un accès à ça. Alors qu’une visite chez l’commissaire avec une intruse aussi fraichement habillée…
— Bon, j’ai compris », soupira Lyza, donnant une joie manifeste aux quatre gardes. Elle inspira, et commença à chanter. Lentement d’abord, puis plus vivement, quand elle sentit l’ennui manifeste du plus impatient. Quand lui aussi commença à se détendre, elle intensifia les paroles, les invitant à clore leurs paupières. Mêlant imaginaire de l’extérieur et douceurs d’un foyer, caresse d’un enfant et tentations d’une dame, ses mots inspiraient à l’auditoire une paisible relaxation. Quand la voix disparut, ils ouvrirent les yeux de surprise, non satisfaits, et ne virent qu’un tunnel vide. Ainsi qu’une porte entrouverte. Ils s’y précipitèrent, en chasse de la fugitive, sans se douter de la diversion qui avait fonctionné. Hourdie par celle qui, depuis la petite plaque d’égout, les observait déguerpir.
La dernière heure de voyage fut aussi inhabituelle que dégoûtante. Elle arriva chez elle depuis une des grilles d’aération, ses vêtements ayant tout perdu de leur superbe, couverts de crasse et d’elle-ne-voulait-pas-savoir-quoi. Elle abandonna prestement ses vêtements dans une curieuse machine, un prototype fait pour laver le linge lorsqu’il acceptait de fonctionner, et se rua dans ce qui lui servait de chambre. L’ancienne suite de feu le propriétaire des lieux. Une demeure qu’encore personne n’acceptait de réclamer, de peur du fantôme qui l’habitait, selon les témoins du voisinage de Montnimbe.
Elle observa son corps dans le miroir, tandis qu’elle cherchait une robe pour se vêtir. Elle s’attarda, de son regard en amande, sur ses épaules, le bas de son dos, ses hanches et ses genoux. Les parties les plus importantes à cacher, au vu des armatures de cuivre qui s’y présentaient. Elle trouva la robe adéquate pour cette fonction, une robe couleur chocolat et crème, s’accordant parfaitement aux tons sucrés de ses cheveux caramel. On dirait une gouvernante de manoir, ainsi fagotée… Ou un gâteau.
Les cloches se mirent à sonner. Elle plaça ses mains sur ses oreilles, le corps soudain tremblant. C’étaient ses jambes qui flanchèrent en premier. À genoux, sa vision se troublait, alors qu’elle suppliait les ondes des cloches, prises de folie, de cesser. Le tourment dura deux minutes entières, durant lesquelles elle marmonnait des paroles inintelligibles. Quand elle sentit qu’enfin les sonneries se calmaient, sans pour autant cesser, elle put relever les yeux. Pour admirer, sur le sol, un petit oiseau agoniser.
Il rampait, agitant faiblement ses ailes de bronze. Pourtant, il ne la quittait pas du regard. Les deux êtres fragiles et affalés par terre se regardaient, accompagnés du faible son des cloches. Peu à peu, la chouette put reprendre constance, tout comme sa nouvelle maîtresse.
« C’est déjà peu simple pour moi… Pour toi, ça doit être encore pire, tout de métal que tu es. »
L’oiseau répondit en piaillant tristement, se posa dans les deux petites mains tendues, avant de se lover dans la poche centrale de cette robe de gouvernante. La jeune dame s’inquiéta. Non pour la chose ailée – elle s’était déjà endormie ! – mais pour ce qui se trouvait au sommet de la ville. À l’instant où les cloches cesseraient… le fauteur de trouble serait capturé. Torturé. Attaché. Dans le noir. Seul.
Essuyant ses lèvres qui se remirent à saigner, mordues durant cette crise passagère, Lyza rejoignit le petit ordinateur présent dans le sous-sol. Plutôt que d’y attarder son regard, elle appuya sur un bouton, qui amena dans une énorme corbeille tout un tas de déchets depuis une souffleuse. S’éloignant du vacarme, elle entreprit de ranger le bazar que provoquait chaque jour le prototype de chiot de garde – encore un outil bien inutile de cet ingénieur ! Elle remit donc à sa place machines, pièces et morceaux d’expériences, allant de membres de sinistrés aux avancées technologiquement trop avancées. Tel un vêtement fait de plus d’engrenages que de tissus, permettant d’être réglé à toutes les tailles possibles. Elle peina d’ailleurs à ranger ce « costume », tandis que le chiot vint lui aboyer dessus en sautillant sur ses ressorts. Ne sachant le désactiver, elle prit un document – ce qui restait d’une étude d’anatomie humaine –, le froissa en une boule, et le lança dans la pièce pour qu’il lui fichât la paix. Mais ce ne fut pas le bon animal qui lui ramena la baballe : à son grand étonnement, elle se trouvait dans le bec d’un oiseau sorti vivement de sa poche.
Interdite, elle relança la balle, pour voir, et le chiot fut de nouveau devancé par la chouette, qui vint sautiller sur son épaule pour jouer. Véritablement pas fait pour espionner celle-là. Mais s’il me l’a collée aux miches, c’est qu’il doit m’observer autant qu’elle s’amuse.
Elle revint vers la grande corbeille, et fouilla son contenu lentement, sans se préoccuper du regard curieux de son compagnon ailé. Dedans, rien d’intéressant. Non, le cube ne s’y trouve toujours pas. Noah n’est toujours pas rentré ? Elle espérait que sa livraison de klein fut bien réceptionnée, lui qui ne tenait pas plus d’un jour sans en prendre. Si ce n’était pas moins, en cas de stress…
Alors qu’elle récupérait la boule de papier, elle vit sur l’écran, qu’elle laissait constamment allumé en cas de problème, un message. À la vue de celui-ci, elle fit une descente d’organe. Elle feignit de continuer à divertir la chouette, détournant son attention, et lut l’avertissement de son acolyte.
‘‘Vierge’’ hein…
Elle prit la boule de papier, de force, attristant l’oiseau, et la lança aussi fort qu’elle le put à travers l’énorme pièce, laissant la chouette chercher où elle aurait bien pu atterrir. Sans attendre, elle saisit le clavier, et ne tapa que deux lettres, suivies d’une unique ponctuation.
« Où ? »
Elle éteignit l’ordinateur, sans prendre le temps d’effacer un tel message vide de sens, et courut rattraper la chouette, qui cherchait encore son jouet. Elle lui tendit le doigt, et elle s’y posa avec joie.
« Tu me poses beaucoup de problèmes, tu sais… »
La chouette se figea. Elle dardait deux yeux mauves sur le visage de porcelaine qui lui faisait face. Un visage d’abord étonné, puis renfrogné, et… l’instant d’après, illuminé d’une idée.
« J’imagine que vous m’entendez. » Elle sortit la lettre de sa poche et la montra aux yeux de l’oiseau, qui parcourut ses lignes comme s’il savait lire. « Il va falloir retravailler tout ceci, Professeur. Un travail de piètre qualité, qui cache sans subtilité vos intentions. Permettez de venir me voir pour en discuter à nouveau, demain soir.
— Mais avec plaisir ! » La voix la fit reculer, tandis que l’oiseau se mit à planer devant son visage. « Je vous impose deux conditions, continua l’oiseau. La première, d’amener à la fête de fin de nivôse une invitée. La seconde… »