Nevra avait campé devant le QG pendant deux bonnes heures avant de se lancer à l'assaut des civils qui allaient et venaient sur le grand boulevard. Il abordait ses cibles avec prudence, afin de s'assurer qu'ils se rendaient bien au QG avant de solliciter leur aide. La plupart des hommes l'écoutaient d'une oreille distraite ou agacée, d'autres ne lui accordaient même pas une seconde de leur temps. Les femmes, en revanche, lui prêtaient une oreille plus attentive. Sakumo avait peut-être raison après tout. Son physique avantageux pouvait être un atout, si on ajoutait à cela ses talents innés de beau parleur et son sourire ravageur, il avait toutes les cartes en main pour ravir l'objet de ses désirs.
Ce qu'il désirait, là tout de suite, c'était de trouver la personne qui lui remettrait les clés du QG. Jeunes ou vieilles, d'une beauté renversante ou d'une laideur repoussante, toutes buvaient ses paroles comme du petit lait ; certaines avec le ravissement d'une jouvencelle à peine sortie de l’âge de la Tendresse, d'autres avec l'attendrissement d'une mère. Elles déploraient qu'un si beau jeune homme soit orphelin et louaient ses nobles ambitions, allant parfois même jusqu'à le complimenter sur sa beauté.
Nevra s'était pris au jeu. Il avait tâté le terrain un petit moment avant de trouver quelqu'un qui n'était pas simplement là pour lui conter fleurette, mais qui se rendait effectivement au QG. Il avait réussi à embobiner une jeune marchande qui venait solliciter la Garde pour une mission d'escorte, et l'ingénue avait accepté de le faire entrer dans le QG avec elle.
— Encore toi ? aboya le garde en voyant Nevra se diriger vers les portes. Je t'avais pourtant prévenu de rester loin du QG. Et elle est où ta copine ? C'est qui elle ?
Le garde regretta rapidement ses paroles lorsqu'il comprit que « elle » était une négociatrice de la Guilde des Marchands, certificat à l'appui.
— En voilà une bien laide façon de traiter les gens, le sermonna-t-elle. Je ne savais pas les gardiens d'Eel si impolis.
— Excusez-moi, Madame. Ce fauteur de trouble m'a déjà causé des ennuis un peu plus tôt. Je pense qu'il prépare un mauvais coup.
— Eh bien, ce fauteur de trouble, comme vous l'appelez, travaille pour moi.
— De… Depuis quand ? balbutia le gardien en dévisageant la marchande et le jeune vampire avec incrédulité.
— Depuis maintenant. Cela vous pose-t-il un problème ?
— Non, mais doit-il vraiment entrer avec vous ?
— Tout à fait. Y a-t-il une règle qui interdit de se présenter au bureau des requêtes accompagné d'un serviteur ?
— Non. Non, Madame. Il n'y en a pas. Inscrivez votre nom ici, puis signez là, s'il vous plaît. Parfait. Merci. Vous pouvez passer.
Le registre dûment complété, le garde s'écarta pour les laisser entrer sous le regard narquois du vampire, mais alors qu'il allait franchir les portes, deux personnes qu'il ne connaissait que trop bien lui étaient passées devant, sous le nez du garde qui n'avait pas cillé.
— Hé ! Comment ça se fait que vous nous cassiez les pieds à nous réclamer des papiers et des signatures, alors qu'eux, vous les laissez passer sans rien leur dire ? s'indigna le garçon.
— Qu'est-ce que tu me chantes encore ? dit le garde en fronçant les sourcils. Vous êtes sûre que ce gamin a toute sa tête ?
La marchande aussi le dévisageait avec étonnement. C'est alors que Nevra comprit qu'il était le seul à voir Scorpio et Rena. Son amie lui avait à peine accordé un regard quand elle était passée devant lui, tandis que Scorpio l'avait nargué avec un clin d'œil moqueur et un de ses fameux doigts d'honneur qui avaient le don de mettre le vampire hors de lui. Une fois dans la cour du QG, Nevra avait semé l'aimable marchande pour rejoindre ses deux meilleurs rivaux.
— Comment t'as réussi à le convaincre de venir ?
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? répliqua son amie avec dédain.
Pendant ce temps, Scorpio avait déplié un morceau de papier qu'il se mit à lire à voix haute sur un ton parfaitement monocorde.
— « Maître Sakumo nous a confié une mission, mais Nevra n'en fait qu'à sa tête, comme d'habitude. Il va encore s'attirer des ennuis. Est-ce que tu peux venir pour garder un œil sur cette tête de lard, s'il te plaît ? »
— Pff. N'importe quoi ! Je m'en sors très bien. Vous voyez bien que je gère. J'ai réussi à entrer sans l'aide de personne, moi.
— Je ne suis pas là pour me disputer avec toi, Nevra. J'ai eu le temps de réfléchir à la situation, et je comprends ton point de vue. Scorpio est juste là pour intervenir si les choses tournent mal, donc je veux bien te laisser une chance et faire les choses à ta façon, mais seulement si tu me promets de ne pas prendre de risques inutiles.
— À t'entendre, j'ai l'impression d'être un boulet…
— Ce n'est pas ce que j'ai dit. Au contraire, je pense qu'on a plus de chance de réussir si on unit nos forces et je ne veux pas être en compétition avec toi. Je préfère être ton alliée que ta rivale.
— D'accord. Je veux bien passer l'éponge pour cette fois, alors.
— T'es sérieux ? Après tout ce que tu m'as balancé à la figure tout à l'heure, ce serait plutôt à moi de dire ça.
— C'est vrai que j'ai dépassé les bornes, s'excusa Nevra. Mais tu n'as pas été très tendre avec moi non plus, donc on est quittes. Attends… Où est passé Scorpio ?
Il venait tout juste de s’apercevoir que leur mentor leur avait faussé compagnie, sans prévenir et sans un bruit, mais à quel moment exactement ? Ce mec était un véritable spectre qui apparaissait et disparaissait comme cela lui chantait.
— Je ne sais pas, répondit Rena avec un haussement d’épaules. Je n'avais même pas remarqué qu'il n'était plus là, mais il ne doit pas être très loin. On commence par repérer les lieux, on avisera après.
***
Le QG comprenait quatre bâtiments, un pour chaque garde, qui s’articulaient autour de la coupole centrale abritant le Cristal, à laquelle ils étaient reliés par de grandes galeries externes, jalonnées de colonnes en marbre, qui permettaient de traverser les jardins d’un bâtiment à un autre tout en restant à l’abri du mauvais temps. Les longs bâtiments longilignes s'élevaient sur trois étages et se terminait chacun par une large rotonde. C'était là que se trouvaient les salles communes des quatre gardes d'Eel. L'entrée principale se situait au niveau de la coupole centrale, mais on pouvait aussi accéder à chaque bâtiment par des entrées secondaires situées à l’extérieur.
Le hall central était accessible aux visiteurs, mais l'accès aux ailes privées était surveillé par des gardiens postés à l’entrée des galeries, sans compter les patrouilles mobiles qui parcouraient les jardins de long en large. La salle commune de l'Étincelante se trouvait au sud-ouest, la rotonde à flanc de falaise offrant une vue imprenable sur la mer d'Eel et son coucher de soleil. Contrairement aux trois autres gardes, l'accès aux quartiers privés de la garde Étincelante se faisait par une porte qui ne s'ouvrait qu'à l'aide d'une clé runique, clé que les membres de l'Étincelante et les capitaines de garde étaient les seuls à posséder.
Plusieurs options s'offraient aux deux apprentis guerriers de l'Ombre. Déchiffrer le code runique et forger une clé pour accéder à la salle commune des Étincelants, attendre que quelqu'un active la rune pour se glisser dans la salle, ou bien trouver le moyen de s'y faire inviter en toute légalité.
— Hé ! Vous deux là-bas ! Ne restez pas plantés au milieu du hall, vous gênez le passage. Le bureau des requêtes, c'est par là.
— Nous ne sommes pas là pour faire une requête, répondit Nevra. Nous aimerions voir le général Algéon Aetherwülf.
— Vous avez rendez-vous ?
— Non, mais c'est urgent. Nous venons de la part de Lundiva Zakharovich, la directrice de l'orphelinat subventionné par la Garde d'Eel.
— Pourquoi ne s'est-elle pas déplacée elle-même ?
— Si elle pouvait se déplacer elle-même, nous ne serions pas là, et ce ne serait pas une urgence.
— Restez là. Je vais me renseigner.
Le gardien revint une dizaine de minutes plus tard.
— C'est bon. Il va vous recevoir.
— Vraiment ?
C'était d'une facilité déconcertante.
— Oui. Suivez-moi.
***
Le gardien les mena jusqu'au bout d'un long corridor, au bout duquel se trouvait la fameuse porte qui menait à la salle commune des Étincelants. La porte à elle seule valait le détour. C'était une belle arche en ébène, ornée d'un magnifique bas-relief qui mettait en scène les quatre figures symboliques de la Garde d'Eel : le Dragon, l'Ange, le Démon et l'Oracle.
Le dragon était couché au pied d'un grand arbre fruitier, sa queue enroulée autour du tronc, l'ange était juché en équilibre sur son dos, la main tendue vers un des fruits, tandis que le démon était assis sur une des branches, son regard malicieux tourné vers ses deux compagnons, un fruit grignoté dans la main. L'Oracle auréolé, lui, dominait la scène de sa toute-puissance, en lévitation dans le ciel, les bras grands ouverts avec la bienveillance d'une mère nourricière, le visage empreint d'une douce mélancolie.
Le gardien, nullement impressionné par cette prouesse artistique qu'il voyait tous les jours, posa la main sur la porte. Un cercle magique apparut sur le panneau de bois, puis on entendit le cliquetis du verrou qui tournait dans la serrure. Une fois à l'intérieur, ils gravirent une volée de marches qui menaient au bureau du très respectable général Algéon Aetherwülf, qui dirigeait l'Étincelante, la plus puissante des quatre gardes.
Après avoir prévenu le général de leur présence, le gardien les fit entrer, avant de se poster dans le couloir. Le loup-garou, assis derrière son bureau, releva la tête lorsqu'ils s’avancèrent dans la pièce, ses oreilles touffues aux aguets. Le général était un homme à la carrure impressionnante. Ses cheveux blond soleil et ses yeux vairons, or et azur, apportaient un peu de gaieté à son faciès mutilé par de profondes balafres, mais son regard était dur et inquisiteur, et il n'y avait pas l'ombre d'un sourire sur son visage.
— Vous voilà. Je vous attendais.
Rena et Nevra échangèrent un regard perplexe. Aucun des deux n'osait répondre aux salutations pour le moins déstabilisantes du général.
— Vous avez donné votre langue au chat ? J'ai déjà mangé. Détendez-vous.
— Euh, oui, excusez-nous. Nous sommes là pour... On est là pour quoi déjà, Rena ?
Nevra espérait que son amie serait plus inspirée que lui, mais elle était tout aussi à court d'arguments que lui.
— Vous êtes là pour ça, n'est-ce pas ? fit le général en se dirigeant vers une étagère pour se saisir d’une amphore qu'il posa sur son bureau.
Les bras leur en tombaient. Bouche bée, ils avaient la désagréable sensation d'être le dindon d'une très mauvaise farce.
— Comment avez-vous su ?
— Sakumo m'a dit qu’il enverrait deux de ses élèves récupérer cette maudite amphore. Il croit vraiment que je n'ai rien de mieux à faire de mes journées, comme si je n'avais pas des choses plus importantes à gérer.
— Je ne comprends pas, fit Rena, perplexe. Si vous saviez que nous voulions voler cette amphore, pourquoi nous avoir laissés entrer et pourquoi nous la donner si facilement ?
— Sakumo vous a dit de la voler ? fit le loup-garou en grattant son menton couvert d’une barbe blonde trois jours, l’air surpris. Il m'a juste dit qu'il enverrait quelqu'un la chercher.
— Euh, eh bien... fit la yôkai, confuse. Vous avez raison. Il ne nous a pas spécifiquement dit de la voler, il nous a simplement demandé de la récupérer.
— Parfois, il suffit de demander. Vous direz à ce vieux gredin de Sakumo que s'il ne veut pas perdre, il faut qu'il arrête de jouer. Quant à nous, nous nous reverrons peut-être dans quelques mois, si les astres vous sont favorables.
— Comment ça ? s'étonna Nevra.
— Sakumo m'a dit qu'un de ses élèves ambitionnait de devenir gardien d'Eel. C'est toi ?
— Euh... oui.
— Eh bien, je suis curieux de voir ce que tu vas devenir. En attendant, prenez cette amphore et fichez-moi le camp d'ici.
— Oui, monsieur.
Nevra s'approcha du bureau avec prudence, tous ses sens en alerte, comme s'il craignait que le loup-garou ne se jette sur lui au moment où il s'emparerait de l'amphore, mais il n'en fut rien.
— Merci, fit le vampire d'un signe respectueux de la tête. Nous allons prendre congé. Bonne journée.
Le général les chassa d'un geste de la main, puis le gardien qui attendait dehors les raccompagna jusqu’aux portes du QG. Une fois dehors, ils examinèrent l'amphore scellée d'un bouchon de cire avec curiosité et circonspection. Alors qu'il s'interrogeait sur la véritable nature du contenu, Nevra sentit un souffle tiède sur sa nuque.
— Bouh ! fit Scorpio en se matérialisant derrière eux.
Les deux amis sursautèrent. Nevra rattrapa de justesse l'amphore qui lui avait glissé des mains.
— Putain, ça va pas de nous faire des frayeurs comme ça ?! Après tout le mal qu'on s'est donné pour récupérer ce truc, c'est pas le moment de le casser.
— Tu parles. Vous n'avez presque rien eu à faire.
— Ouais, bon, c'est pas faux. Mais on a quand même réussi à entrer au QG et à se faire recevoir par le général de la Garde en personne, ça compte non ? Y a quoi là-dedans d'ailleurs ? Sakumo a parlé d'un remède miraculeux.
— C'est du saké. Il a misé une de ces précieuses amphores lors d'une partie de dés contre le vieux loup et il a perdu.
— Quoi ? T'es sérieux ? Il se paie vraiment notre tête.
— Est-ce vraiment étonnant ? Ce genre de coup fourré, c’est du Sakumo tout craché. D’après vous, pourquoi est-ce que je vous ai laissés tout seuls sans surveillance ? Je savais que cette mission, c’était du chiqué. Enfin, vous avez pu visiter votre futur lieu de travail, ce n'était pas une totale perte de temps, je suppose.
— Et toi ? voulut savoir Nevra. T’as fait quoi pendant ce temps ?
— Je me suis baladé dans le QG, c’est un vrai moulin cet endroit. J’ai trouvé ça dans la réserve alchimique de la garde Absynthe.
Scorpio ouvrit un long coffret en bois. Un aiguillon, long et fin, était posé sur un écrin de velours pourpre.
— C’est quoi ? fit le vampire avec curiosité en approchant sa main.
— Touche pas, tu vas mourir ! l’avertit Scorpio en refermant la boîte. C’est un dard de manticore. La poche de poison qui alimente l’aiguillon est encore intacte.
— Attends ! s’exclama Rena, effarée. Tu as volé ça à la Garde d’Eel ?
— Ouais. Et ?
— Tu devrais aller remettre ça où tu l’as trouvé. Tu ne peux pas dérober des choses comme ça, surtout à la Garde d’Eel !
— Tu te fous de ma gueule ? Vous étiez là pour voler cette amphore, vous aussi. Puisque je me suis fait chier à venir jusque-là, autant repartir avec quelque chose en guise de compensation.
— Ce n’est pas pareil ! C’est juste une amphore de saké, en plus, finalement, on n’a même pas eu à la voler, on nous l’a donnée.
Scorpio haussa les épaules. Avant que Rena ne puisse protester, le coffret s’était volatilisé, probablement transporté dans une armurerie intra-dimensionnelle. Nevra n’était pas préoccupé par le larcin de son aîné, mais il avait la traîtrise de son maître en travers de la gorge. Il se tourna vers l’empoisonneur pour lui demander sa toute première faveur.
— Les poisons, c'est une de tes spécialités, non ?
— Pourquoi ?
— Tu ne crois pas que c'est au tour des élèves de donner une leçon à leur maître ?
— Nevra, tu n'y penses pas ! s'exclama Rena. On va se prendre une raclée si on touche à son saké.
— Rien de bien méchant, juste un petit quelque chose qui lui fera passer l'envie de boire du saké pendant quelque temps.
Un sourire espiègle étira les lèvres de Scorpio. Il écarta les pans de sa cape, dont l'intérieur était doublé d'une série de petites poches qui contenaient, entre autres, plusieurs fioles en verre remplies de poisons divers et variés.
— Fais ton choix, gamin. J'en ai pour toutes les occasions.
Sakamoto, je t'avais prit pour un terroriste mais t'es juste un gros trolleur mdr. On assiste à la naissance de Nevra le giga charo et empoisonneur de saké À ce bon vieux Sakamoto, il a bien mérité un peu de poison.
Mdr, oui, ça résume bien Maître Sakumo, faut jamais rien prendre au sérieux avec lui ! x)
L'histoire en entrainante et captivante.
Il est dur de s'arrêter de lire.
Je n'ai pas encore fini de lire mais je suis emballée.
Merci beaucoup pour ce retour enthousiaste ! Je suis un peu étonnée d'avoir un commentaire sur le chapitre 11 du Tome 3, c'est assez inattendu et aléatoire, mais ça fait quand même plaisir ! ^^