Sakumo cachait à peine la joie que lui procurait le retour de son amphore chérie qui avait été parfaitement rescellée pour qu'il n'y voie que du feu. Pour célébrer le retour de son saké bien aimé, le tanuki avait proposé de trinquer au succès de ses élèves et à la réussite de leur mission.
— Scorpio, je te sers un verre ? demanda Sakumo en remplissant deux coupelles.
— Merci.
Nevra et Rena le dévisagèrent avec effarement alors que leur complice acceptait gracieusement le saké empoisonné, un léger sourire aux lèvres. Ils savaient tous les trois que le vin de riz avait été compromis, mais Scorpio porta tout de même la coupelle à ses lèvres, de même que Sakumo qui savourait son breuvage, l'air béat. Ce nectar onctueux, un peu laiteux, doux et sucré, roulait sur sa langue et ravissait ses papilles.
— C'est si bon que ça ? demanda le jeune vampire, l’air circonspect.
— Bien entendu. Je vous l'ai dit. C'est le plus efficace des remèdes. Une gorgée et tous les maux s'évanouissent. Tu veux goûter ?
— Non, sans façon. Je suis trop jeune pour boire.
Ils guettaient tous le moment où le poison ferait effet. Le tanuki terminait sa deuxième coupelle de saké lorsque sa bouche se tordit en une affreuse grimace. Il porta vivement la main à son ventre qui émettait de bruyants gargouillements. Ses boyaux mis à mal par le puissant laxatif que lui avait administré Scorpio, il ne put retenir un pet sonore. Le visage blanc comme un linge et la goutte au front, il se leva d'un bond pour se précipiter aux latrines.
— N'oubliez pas que l'impatience est comme un aliment avarié, on a beau courir, on n'arrive pas toujours à temps, lui lança Nevra, hilare.
— Vous... c'est vous qui m'avez fait ça ? gémit Sakumo en réalisant qu'il était tombé dans le piège que lui avaient tendu ses élèves. Scorpio... comment as-tu pu... me trahir... ainsi... Et toi... Rena... Oh, mes grands dieux ! C'est la cacastrophe !
Le tanuki s'empressa de quitter la pièce avant de souiller ses chausses, l'humiliation aussi cuisante que malodorante, escorté par les moqueries hilares du vampire et de son aîné. Seule Rena, complice malgré elle, se sentait coupable d'avoir joué un si mauvais tour à son maître et n'osait s'en amuser.
— Il me fait de la peine quand même. Vous n’avez pas honte de lui faire un truc pareil ?
— Il s'en remettra, répliqua Scorpio en se resservant un peu de saké.
— T'es constipé, toi, ou quoi ? lui lança Nevra. T'as pas peur d'avoir la courante, toi aussi ?
— T'en fais pas. Ce genre de poison n'a aucun effet sur moi.
— Qu'est-ce qui a un effet sur toi ? Parce qu'à t'entendre, j'ai l'impression que tu n'as aucun point faible.
— Si j'en avais un, je ne te le dirais pas.
— Oui, ben ça, je m'en doute. Mais je suis curieux quand même, alors j'aimerais te poser quelques questions. T'es pas obligé de me répondre.
— Je suis de bonne humeur ce soir. T'as toutes tes chances.
— Vraiment ? Tu vas vraiment répondre à mes questions ?
— Ça dépend de la question, mais si je le peux, j'y répondrai.
Nevra hocha la tête. Il réfléchissait à ce qu'il pourrait lui demander, mais rien ne lui venait à l'esprit, si ce n'est des questions chiantes à mourir.
— T'as quel âge ?
— Je ne sais pas.
— Hein ? Comment ça, tu ne sais pas ? Comment peux-tu ne pas savoir ça ?
— J’ai oublié.
— Tu dois être super vieux alors, pour avoir oublié ton âge. Tu dois avoir trois cents ans au moins pour être aussi puissant !
Scorpio, insensible au compliment admiratif du vampire, avait sorti du papier à rouler et du tabac, la cigarette prenant rapidement forme sous ses doigts agiles, protégés par une fine paire de gants noirs.
— Autre chose ? demanda-t-il en allumant sa cigarette.
— Oui. T’es de quelle race ? C’est la première fois que je vois un faery avec des caractéristiques comme les tiennes.
— Je suis le résultat d’un croisement entre un elfe du chaos et une nymphe lunaire.
— Sérieux ? Donc tu viens des Terres du Crépuscule ? Remarque, vu ton tempérament, ça se tient… T’es à la fois totalement perché et carrément chaotique ! Et il t'a fallu combien de temps pour terminer ta formation de guerrier de l’Ombre ?
— Dix ans.
— Dix ans ? Comment ça se fait que notre formation soit déjà presque terminée alors ?
— Vous avez eu le droit à la version intensive. De toute façon, tu as prévu de rejoindre la Garde d'Eel dès que tu auras seize ans, non ? Tu seras formé là-bas aussi.
— Ouais, c'est vrai, mais ce n’est pas pareil.
— À mon tour de poser une question. Je sais que ce crétin veut devenir gardien, mais toi Rena, tu veux faire quoi après ta formation ?
Nevra venait de réaliser qu'il n'avait jamais envisagé que Rena puisse avoir des projets différents des siens. Elle avait un an de moins que lui, et il était évident qu'il aurait attendu qu'elle fête ses seize ans pour qu'elle puisse rejoindre la Garde en même temps que lui. Jamais il n'aurait pensé qu'ils puissent ne pas suivre la même voie et peut-être même se perdre de vue. Il aurait préféré que Scorpio ne pose pas la question, car il appréhendait la réponse.
— Je ne sais pas encore. C'est le rêve de Nevra, mais personnellement je ne me vois pas vraiment devenir gardienne d'Eel. Je me suis dit que je pourrais peut-être assister Lundiva et Emilia pour aider les orphelins dans le besoin. Elles ne sont que deux, et les enfants sont de plus en plus nombreux depuis que l'orphelinat est officiellement affilié à la Garde d'Eel. Puis comme ça, je n'aurai pas besoin d'attendre d'avoir seize ans pour me rendre utile.
Le vampire avait du mal à cacher sa déception, mais au moins elle ne prévoyait pas de partir à l'autre bout du monde, c'était une forme de soulagement.
— J'ai une autre question, déclara alors le vampire en prenant un air grave, le regard tourné vers Scorpio. Ce sera la dernière. Tu préfères qui ? Rena ou moi ?
Son mentor lui jeta un regard condescendant.
— Rena, finit-il par répondre en lui soufflant un nuage de fumée dans la figure.
— Pourquoi elle et pas moi ? protesta le vampire, vexé, en chassant la fumée d’un geste de la main.
— Parce qu'elle ne me pète pas les couilles, elle. D'ailleurs, Rena, t'oublies pas quelque chose ?
Scorpio écrasa son mégot sur le précieux parquet de Maître Sakumo, puis lui présenta sa paume ouverte. Il portait une paire de gants en cuir blanc, souple et solide, brodés de fils de soie dorée. Les motifs rappelaient vaguement les armoiries de Regalia. C’était une autre de ses bizarreries. Il portait toujours des gants, de sorte que Nevra n’avait jamais vu ses mains nues. De nouvelles questions brûlaient la langue du vampire, mais il sentait qu’il avait grillé son joker pour la soirée.
— Oh oui, c'est vrai. Excuse-moi. Tiens.
— C'est quoi ? voulut savoir le vampire, intrigué par cette étrange transaction.
— Des caramels. Je lui ai promis de lui en acheter en échange de son aide.
Scorpio avait fait disparaître les précieuses sucreries dans une des poches de sa cape, à l'exception d'un caramel qu'il glissa dans sa bouche avec satisfaction.
— Allez, les mioches, je me tire, dit-il en se levant. J'ai du travail, moi.
***
Rena et Nevra étaient également retournés à l'orphelinat. Ils avaient supplié Lundiva pour qu'elle leur accorde la permission de minuit, mais s'ils rentraient trop tard, elle allait leur tomber dessus. L'implacable directrice les attendait dans le salon, montre en main.
— Une minute de plus et vous étiez privés de sortie pendant un mois, déclara-t-elle sévèrement. Vous avez de la chance. Filez au lit.
— Tu crois qu'un mois c'est assez long pour que Sakumo pardonne mon effronterie ? demanda Nevra alors qu'ils montaient les escaliers.
— Fallait y penser avant de l'intoxiquer. Tu t'attendais à quoi ? Tu vas te faire rosser, c'est certain.
— T'étais complice, toi aussi !
— Oui, et je ne te remercie pas de m'avoir entraînée dans tes bêtises ! Mais si je dois être punie pour n'avoir rien dit, alors ainsi soit-il.
— Au pire, je dirais que c'était l'idée de Scorpio et qu'il nous a forcés à le faire. On va quand même attendre quelques jours avant de retourner au dojo. Ça vaut mieux.
Son amie secoua la tête, dépitée par l'immaturité de son camarade. Si la yôkai s'était endormie rapidement, épuisée par cette journée riche en émotions, il n'en allait pas de même pour le vampire qui se posait de sérieuses questions sur son avenir personnel et professionnel. Il n'avait pas entièrement renoncé à avouer ses sentiments à Rena, il s'était juste accordé un peu plus de temps.
Il ne voulait pas compromettre leur amitié à cause d'un amour non réciproque, mais même si elle ne lui rendait pas ses sentiments, il voulait la garder à ses côtés. Il savait que c'était cela de grandir et devenir adulte, mais il ne voulait pas qu'ils se séparent. Pour le meilleur comme pour le pire, il n'imaginait pas la vie sans elle. Depuis cinq ans, elle occupait chaque heure, chaque minute, chaque seconde de son existence. Si seulement il pouvait la convaincre de rejoindre la Garde d'Eel avec lui, il pourrait se contenter de l'aimer en secret.
***
Les deux amis avaient écopé d'une semaine de tâches ingrates à accomplir au dojo. C'était le prix à payer pour avoir humilié leur maître de la sorte. Il les avait même menacés de ne pas leur enseigner les trois techniques secrètes du Style des Mille Lunes fantômes, mais il avait cédé face aux supplications et la contrition sincère de ses élèves.
— Le Style des Mille Lunes Fantômes est une chorégraphie martiale composée de trois danses : le Mirage de la Lune Pourpre, la Malédiction des Lames Fantômes et le Ballet des Mille Lunes Fantômes. Pour être parfaitement exécutées, ces trois danses doivent allier grâce, précision, rapidité et agilité.
— On n'est pas des ballerines, dit Nevra. C'est quoi cette histoire de danse ?
— Vous allez devoir combiner votre maîtrise de la magie à celle du combat armé, poursuivit Sakumo en ignorant la remarque de son disciple. Vous avez encore des lacunes, en particulier en magie. Toi, Rena, en pratiques. Et toi, Nevra, en théorie. C'est pourquoi, après mûre réflexion, j'ai décidé d'adapter un peu mes techniques à votre profil particulier, afin que vous puissiez les utiliser en combinant vos compétences. Au lieu d'une danse individuelle exécutée par un seul danseur, voyez cela plutôt comme une valse. Cela ne veut pas dire que vous ne serez pas capables de les utiliser tout seul, mais vous serez plus forts à deux. Cela vous convient-il ?
Nevra chercha le regard de Rena, mais elle ne semblait pas avoir d'objection à la proposition de leur maître. Ils avaient donc entamé la dernière partie de leur formation. Pendant six mois, ils s'étaient entraînés d'arrache-pied. Sakumo les mettait à l'épreuve tous les mois pour mesurer leurs progrès. Scorpio, lui, n'était pas passé une seule fois au dojo depuis leur mission au QG d'Eel. Ses épreuves infernales ne manquaient pas à Nevra, mais sans ses visites, prévues ou impromptues, pour briser la monotonie de leur routine d'entraînement, il avait l'impression que tous les jours se ressemblaient.
***
— Tu ne viens pas ? demanda Nevra alors qu'il se préparait à se rendre au dojo.
— Pas aujourd'hui. J'ai promis à Lundiva et Emilia de les aider. Je leur ai parlé de mon projet, et la directrice a accepté de me former.
— Quoi ? Alors tu vas vraiment travailler à l'orphelinat ? Pourquoi tu ne m'en as pas parlé plus tôt ? Tu ne m'as même pas demandé mon avis.
— Je t'en parle maintenant. Et pourquoi j'aurais besoin de ton avis ? Tu m'as demandé le mien quand t'as décidé de rejoindre la Garde d'Eel ?
— Non, mais ce n'est pas pareil. Devenir gardien d'Eel c'est mon rêve depuis que je suis tout petit. Travailler dans un orphelinat, ce n’est pas ton rêve. Tu fais juste ça parce que c’est le choix le plus simple à faire.
— Qu'est-ce que t'en sais ? Tu crois vraiment que je fais ça par facilité ? J'ai envie d'aider d'autres orphelins comme moi. Je te suis reconnaissante à toi et à Lundiva de m'avoir recueillie, et je veux leur offrir la même chance d'avoir une nouvelle famille, une bonne éducation, un avenir. Je veux qu'ils puissent grandir sans se sentir seuls et abandonnés de tous.
— Ce n'est pas une dette à payer. Tu n'es pas obligée de vouer ta vie à l'orphelinat juste par gratitude.
— Tu n'es pas obligé de vouer ta vie à la Garde d'Eel juste pour faire comme tes parents. Mon père aussi était gardien d'Eel, et pourtant je n'ai pas envie de suivre ses traces.
— Ce n'est pas pareil, ton père était...
— Il était quoi ? Fou ? Un meurtrier qui a assassiné sa femme et qui a essayé de tuer sa fille ? Alors que tes parents à toi, c'était des gardiens exemplaires, des héros qui ont donné leur vie pour la Garde.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire, s'excusa Nevra. Tu as raison. C'est ta vie. Ce que tu en fais ne me regarde pas, et je n'ai pas mon mot à dire. Puisque tu ne viens pas à l'entraînement aujourd'hui, je vais en profiter pour travailler sur mes compétences de base.
— Je viendrai demain. Promis.
— Ouais. Ne te donne pas cette peine. Tu n’es pas obligée de te forcer à venir si tu n’as pas envie de continuer.
Nevra ne voyait plus l'intérêt de continuer à s'entraîner avec elle. Elle ne serait pas là pour se battre à ses côtés et l'épauler face à ses ennemis. Désormais, il ne pouvait compter que sur lui-même. Il en avait parlé à son maître. Il lui avait dit que Rena ne comptait pas devenir gardienne d'Eel et qu'il voulait apprendre à maîtriser le Style des Mille Lunes Fantômes sans avoir à dépendre d'elle, mais son maître ne voulait rien savoir.
— Rena ne veut peut-être pas devenir gardienne et c'est son droit, mais elle n'a pas dit qu'elle ne voulait pas terminer sa formation. Vous allez terminer ce que vous avez commencé. Après cela, si tu le souhaites, je t'enseignerai la version originale du Style des Mille Lunes Fantômes en parallèle de ta formation à la Garde d'Eel.
Ce n'était pas la réponse que Nevra espérait, mais ce n'était pas non plus celle qu'il redoutait le plus. Il ne savait plus vraiment ce qu'il voulait. Une part de lui voulait repousser Rena et mettre le plus de distance possible entre elle et lui, tandis que l'autre désirait la retenir par tous les moyens. Briser le lien qui les unissait n'était pas facile, il n'était pas prêt à lâcher prise, il ne le serait sans doute jamais.
***
Après l'entraînement, Nevra avait traîné dans la ville pour tuer le temps. L'année entrait dans son cycle automnal, le mois d'Ewakti touchait presque à sa fin. La nature était sur le déclin et les températures plus fraîches qu'à l'accoutumée. Un vent froid faisait frissonner le manteau brun des arbres, entraînant dans sa valse automnale un tourbillon de feuilles mordorées. Dans quelques mois, les premières neiges blanchiraient le ciel d'Eel, mais Nevra, angoissé par le changement inévitable qui se profilait à l'horizon des saisons qui se répétaient, aurait voulu que le temps s'arrête.
L'heure du couvre-feu était depuis longtemps passée lorsqu'il s'était enfin décidé à rentrer. Il espérait que Rena ne l'attendait pas et qu'elle s'était endormie, car il n'avait pas le cœur à la voir. Lundiva, en revanche, devait probablement l'attendre de pied ferme, prête à lui tirer les oreilles et à l’accabler de reproches, mais il s'était préparé à devoir payer le prix de sa transgression.
Les mains engourdies et le souffle blanchi par le froid, le vampire poussa le portillon de la cour. Toutes les lumières étaient éteintes et la maison était parfaitement silencieuse. Il se glissa par la porte de la cuisine, puis jeta un coup d'œil dans le salon où Lundiva avait l'habitude de veiller, mais la pièce était vide. Ce n'est qu'en montant les escaliers qu'une puissante odeur de sang fit frémir ses narines.
Tous ses sens en alerte, le cœur tambourinant dans sa poitrine et les oreilles bourdonnantes, il gravit les dernières marches quatre à quatre. Les effluves sanglants l'avaient mené jusqu'à la porte entrebâillée de la bibliothèque. La lumière vacillante d’une bougie renversée projetait des ombres fantomatiques sous la porte. Paralysé par la peur, Nevra n'osait pas entrer. Après une profonde inspiration, le garçon prit son courage à deux mains. Il poussa la porte qui s'ouvrit dans un grincement sinistre.
Nevra me fait de la peine à être si égoïste. Il fait un peu pitier à aimer Rena mais ne jamais prendre en compte ses sentiments et aspirations personnels. J'imagine qu'un gros problème va arriver pour la pousser à rejoindre la garde. J'imagine bien un bon gros massacre dans l'orphelinat, où un truc comme ça.