— Lize, réveille-toi !
D’habitude, c’était les cauchemars qui réveillaient en sursaut la déesse. Cette fois-ci, c’était des petites mains maîtrisant à la perfection le tir à l’arc qui la secouaient brutalement. Alizéha se redressa, l’esprit encore embrumé par la fatigue.
— Quoi ? Un problème ? Les géants nous attaquent ?
Alors qu’elle tâtonnait pour récupérer Virko, Tila pouffa.
— Non. L’aube se lève. On va bientôt partir, prépare-toi.
Sur ces mots, elle s’éloigna. Alizéha se laissa retomber sur le dos en se frottant le visage. Elle n’avait pas assez dormi pour la longue journée qui l’attendait. Peu à peu, la brume du sommeil se dissipa. Ses capacités cognitives opérationnelles, elle procéda à l’analyse de son environnement. Le feu crépitait encore pour les éclairer et les réchauffer, entretenu par les pyronites. Evan était toujours allongé et inconscient, et Novaly était adossée contre le mur, prête à partir. Elle était concentrée sur Esphen, les sourcils froncés. Alizéha la rejoignit. Le matin, puisqu’ils dormaient tous habillés, les préparations étaient rapides : se laver le visage, se coiffer et manger. La déesse s’était nettoyée quelques heures plus tôt alors elle saisit son peigne en bois. Elle avait pris l’habitude de se peigner à côté de Novaly pendant qu’elle s’occupait d’Esphen. Une vérification qu’elle opérait chaque matin. C’était leur routine. Elles ne parlaient pas forcément, vaquant chacune à leur activité, mais Alizéha appréciait cette pause avant de débuter la journée. Ça la motivait également à prendre un minimum soin de ses cheveux.
Dès qu’Alizéha s’assit, Novaly lui lança un coup d’œil.
— Tu t’es lavée cette nuit, constata-t-elle.
— Qu’est-ce qui peut bien te faire penser ça ? L’absence de sang séché ? L’odeur de propreté qui émane de moi ?
— Non, tes cernes, répliqua-t-elle à son sarcasme.
Alizéha se renfrogna tandis que Novaly ricanait. La déesse jalousait Tila qui, contrairement à elle, avait bonne mine en toute circonstance. Sa guide s’avança justement vers elle, un morceau de racine dans la main.
— Le petit-déjeuner, annonça-t-elle. Avec Nova, on est allées chercher de quoi manger dehors. On n’a pas osé trop s’attarder alors il faudra se contenter de ça.
Alizéha la regarda comme si elle était un ange tombé du ciel. Son estomac hurlait de faim comme un loup-garou à la pleine lune. Elle la remercia et commença à mâchouiller le rhizome avec une grimace. Mère Nature avait été généreuse et leur avait offert tout ce dont les êtres vivants avaient besoin pour survivre, à condition de sacrifier ses papilles. Alizéha avait l’impression de mâcher de la terre aigre.
La déesse était la seule à manger, ce qui la signifiait que Tila et Novaly l’avaient laissée dormir plus longtemps. Ne restait plus qu’Evan, auprès de qui la guide s’agenouilla. Alizéha ne comprit pas immédiatement pourquoi l’expression de Tila était si sombre ni pourquoi Novaly regardait avec tristesse le voleur. Sa blessure était-elle si grave ?
Tila retira la couverture qui le maintenait au chaud. Son abdomen et son torse étaient entièrement bandés. Lorsqu’elle enleva le tissu et qu’Alizéha s’approcha pour examiner la taillade, elle saisit ce qui chagrinait les jeunes femmes. La plaie était dissimulée sous une pâte kaki saupoudrée d’herbes qui fendait son ventre. Il s’agissait des soins, mais autour, une multitude de cicatrices roses et blanches entaillaient sa peau. Leur grosseur ainsi que leur forme variaient, et des taches de brûlures stigmatisaient sa chaire. Leur quantité était celle d’un brigand habitué à affronter des hommes comme des bêtes, sauf qu’Evan fuyait les combats quel que soit son adversaire, préférant se cacher et attendre que le danger passe. Si ce voleur qui ne savait manier aucune arme avait le même corps qu’un individu évoluant dans des milieux hostiles, comment avait-il eu ces blessures ?
Tila retira la pâte verdâtre. Le regard d’Alizéha scrutait les cicatrices encore vives qui s’ajoutaient aux autres. Elle avait l’impression que les morceaux de racines avalés se débattaient dans son estomac pour remonter l’œsophage.
— Tu veux que je t’aide ? proposa-t-elle à sa guide.
La mine écœurée de Tila était presque vexante.
— Avec tes mains crasseuses ? Certainement pas ! Tu veux qu’il fasse une infection ? Va plutôt coiffer ta tignasse de géant !
Alizéha retourna s’asseoir avec son morceau de racine en bougonnant contre la comparaison offensante. Les géants se peignaient rarement, d’où leur chevelure hirsute. Tila versa une goutte d’eau purifiante dans sa paume et sur la blessure. En tant que soignante consciencieuse, elle veillait à garder les mains propres lors des soins. Ce liquide translucide était d’une efficacité redoutable pour prévenir les infections et améliorer la cicatrisation, mais aussi dispendieux. Tila tenait à l’économiser le plus possible.
La déesse termina sa racine, puis glissa le peigne dans ses cheveux noirs. Elle était contente d’avoir laissé Tila s’occuper de sa teinture. Elle était certaine qu’aucune mèche grise ne lui avait échappé. Esphen quitta les bras de Novaly pour se lover contre le cou d’Evan. L’oiseau avait été nettoyé. Bien que son aile était encore déformée malgré les efforts de la forgeronne avec les outils à sa disposition, ses plumes ne crissaient plus et il volait à peu près droit.
— Finalement, Esphen aime bien Evan, fit remarquer Alizéha.
— Il a juste pitié de lui, contesta Novaly. Ces maudits géants… C’est moi qui aurais dû les égorger pour ce qu’ils ont fait.
Devant l’air narquois de la déesse, elle précisa :
— Je parle d’Esphen !
— Oui, oui… C’est eux qui lui ont fait ça ?
— Ouais. Ils l’ont malmené et l’ont balancé comme un déchet. C’est là leur erreur. Je ne regrette pas de lui avoir laissé ce bec tordu. Je trouve que ça lui donne un charme…
— Ce qui m’impressionne, c’est qu’il m’ait retrouvée dans la forêt.
— C’est grâce à ses capteurs. Tu sais comment j’ai fait ça ? J’ai utilisé de la pierre de…
Les explications de la forgeronne furent interrompues par un haut-le-cœur sonore. Leurs regards convergèrent vers Evan qui s’était redressé, une main pressée contre sa bouche.
— Une boule Kipu, sérieusement ? marmonna-t-il.
Tila faisait rouler la bille marron entre ses doigts avec malice. Cette sphère de la taille d’un ongle dégageait une odeur pestilentielle qu’on utilisait pour réveiller les personnes inconscientes, à condition qu’elles soient en état de rester éveillée.
— Quoi ? Ça me permet de vérifier si tu es suffisamment guéri, se justifia-t-elle.
Elle rangea la bille dans son sac. Remis de ses nausées, le voleur observa son environnement, l’air égaré, puis l’état de son corps. Tila l’avait de nouveau bandé. Elle lui expliqua :
— La pointe de l’épée a créé une plaie profonde alors je l’ai recousue. Je n’ai pas voulu te donner trop de potion guérissante car elle épuise l’organisme, et on a de la route à faire. Si tu te sens faible, c’est normal. Et, heu…
Elle tritura ses doigts avec nervosité. Le silence d’Evan alourdissait l’atmosphère. Il fixait sa blessure pansée. Ses épaules raidies indiquaient qu’il avait compris que ses cicatrices sur le ventre, le torse et les bras n’étaient plus un secret. Novaly fut la première à parler :
— Evan…
Il ne bougea pas. Sa pomme d’Adam remonta lorsqu’il déglutit. La tête baissée comme s’il essayait de se cacher, ses yeux s’obstinaient à les fuir. Son visage hermétique était celui un condamné attendant sa sentence.
— En fait… Tu es claustrophobe.
La réflexion de Novaly prit tout le monde de cours, Evan le premier. Son expression était figée par le choc. Il scruta la forgeronne pour s’assurer qu’il avait bien entendu, ce qui était le cas. Finalement, un rire bref s’échappa de sa bouche, et son malaise disparut derrière un air espiègle.
— Wow, Nova, quelle perspicacité ! Je me demande ce qui t’a mis la puce à l’oreille.
Bien que son ton était ironique, sa voix rauque trahissait sa nervosité, mais personne ne le releva. Tila et Alizéha se pincèrent les lèvres pour se retenir de rire tandis que le regard de Novaly s’assombrit. Elle se leva et dégaina son poignard.
— Ta blessure a l’air de te faire souffrir, Evan. Je vais apaiser tes souffrances.
— Ah, ton sens de l’observation semble te faire défaut car je me porte comme un charme, mais j’apprécie ta prévenance.
Un léger sourire étira ses lèvres. Ses épaules s’étaient détendues. Il porta son attention sur Alizéha.
— C’est moi ou tes vêtements sont devenus rouge et vert ?
Alizéha baissa les yeux sur ses habits. Malgré ses efforts avec Tila cette nuit pour les nettoyer, ce fut à peine si le cuire avait décoloré. Si elle s’en était occupée dès son retour à la grotte plutôt que de dormir, peut-être aurait-elle pu limiter les dégâts. Hélas, seuls son corps et ses armes avaient pu être lavés. Au moins, elle avait pu rafistoler ses vêtements en recousant les trous.
Elle haussa les épaules.
— C’est la teinture expresse des géants et des amphiptères.
— Je vois. Tu étais folle de rage de voir ton compagnon préféré à l’article de la mort, tu m’as vengé en punissant les coupables au fil de ton épée !
— La douleur le fait délirer, le pauvre, le plaignit Alizéha. Nova, tu sais ce qu’il te reste à faire…
— Je plaisantais, c’est bon !
Il se mit debout en grimaçant et s’appuya sur ses genoux, essoufflé, une main pressée contre sa blessure. Tila se leva également.
— Je te préviens, on n’aura pas le luxe de traîner en chemin. L’idéal serait d’atteindre le brouillard avant la tombée de la nuit. Si tu te sens trop mal, Nova pourra te porter ou...
Evan protesta, scandalisé.
— Ne me sous-estime pas ! Je me repose déjà bien assez sur vous, il est hors de question que je me fasse porter alors que je suis conscient et capable de marcher !
Tout en marmonnant dans sa barbe, il se rhabilla. Les jeunes femmes échangèrent un regard amusé avant de saisir leurs affaires. Personne n’évoqua la crise de rage d’Evan ni ses cicatrices, ce qui parut le soulager.
Une fois prêts, ils quittèrent la grotte et prirent la route vers les frontières du territoire. Rapidement, des secousses animèrent leur trajet. Elles étaient plus nombreuses qu’auparavant, indiquant la multiplication des géants mobilisés. On les recherchait activement, et sans Tila, ils se seraient fait attraper depuis longtemps ; elle menait le groupe et les guidait dans la vaste forêt. Grâce à elle et son intuition, ils cheminaient de sorte à éviter leurs ennemis et se cachaient dès que nécessaire. Parfois, ils se dissimulaient avant que les tremblements de terre se fassent sentir et restaient immobiles de longues minutes dans les buissons. La cadence était dynamique, même pour des habitués à la marche. S’arrêter ne les aidait pas à reprendre leur souffle car le stress comprimait leurs poumons. À cela s’ajoutait la faim qui torturait leur l’estomac. Toutefois, prendre une pause pour grignoter était inenvisageable.
Si les jeunes femmes peinaient à tenir le rythme, le voleur était le plus épuisé du groupe. Les suivre lui demandait un effort colossal. Plutôt que de se plaindre, il se contentait de serrer les dents, préférant consacrer son énergie à mettre un pied devant l’autre sans trébucher.
L’après-midi touchait à sa fin lorsqu’ils aperçurent le brouillard grisâtre qui bordait la frontière.
Livide, Evan se laissa choir contre un rocher.
— J’ai le tournis et la nausée… marmonna-t-il.
Tila s’agenouilla près de lui et sortit quelques herbes de son sac.
— Tiens, mange ça et montre-moi ta plaie.
Il obéit aux ordres sans discuter. Du sang imbibait les bandages. N’étant pas en mesure de refaire des points de suture, elle refit le pansement avec des Gueules-grises pour qu’elles absorbent l’hémoglobine qui s’écoulerait. Pendant ce temps, Alizéha reprit des forces en buvant de l’eau et observa Novaly qui l’imitait. Quelques mèches de cheveux collaient à sa peau suante et la tête d’Esphen dépassait de son sac. En volant, il risquait d’attirer l’attention des géants. Une goutte de sueur glissa le long du dos de la déesse. Elle détestait se retrouver dans cet état qui lui rappelait sa condition. Son regard divagua vers la brume épaisse qui se confondait avec les nuages gris du ciel.
— Tu appréhendes ? s’enquit Novaly.
Alizéha hocha la tête. Elle ne s’était jamais confrontée au Brouillard des Tourments. Comme son nom le laissait entendre, il tourmentait ceux qui osaient le traverser en les plongeant dans leurs pires cauchemars. Il désorientait les victimes et les piégeait dans un enfer sans fin qu’elles étaient incapables de quitter. Alizéha allait en subir les effets pour la première fois, et savait pertinemment ce qu’elle y verrait. Qui elle verrait. Son visage lui apparaissait toutes les nuits, et une colère indescriptible la submergeait à chaque fois.
— Moi aussi, avoua la forgeronne. Ça ne va pas être agréable.
Alizéha se demanda ce que Novaly avait vécu dans le passé pour afficher ce visage assombri.
Les bandages d’Evan refaits, Tila rassembla le groupe autour d’elle.
— Pour sortir sains et saufs du brouillard, on va se lier les uns les autres avec une corde. Je serai à la tête de la file et je vous guiderai. Tant que vous resterez reliés à moi, vous ne vous perdrez pas.
Tout le monde acquiesça. Les guides devaient garder un esprit éclairé pour mener leur divinité sur le droit chemin, la bénédiction de Despina qui leur octroyait cette intuition impactait aussi leurs sens. Les illusions et les manipulations psychiques n’avaient pas de prises sur eux. De même que l’invisible pour les humains ne leur échappait pas, que ce soit l’essence de la vie ou les cris de la mort. À leurs yeux, le Brouillard des Tourments n’était rien de plus qu’une brume ordinaire.
Alizéha donna à Tila la corde qu’elle gardait dans son sac. La guide s’employa à les attacher entre eux en effectuant des nœuds complexes. Quand elle eut fini de serrer la corde autour de sa taille, elle déclara avec sérieux :
— Essayer de garder en tête que le brouillard utilise votre vécu contre vous et votre rapport à ces évènements. Ce n’est pas la réalité.
Elle ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose, mais le sol trembla sous leurs pieds. Les géants approchaient. Ni une, ni deux, ils pénétrèrent dans le nuage gris qui dissimulait l’horizon. Au début, rien ne se produisit. Leurs pas claquaient dans le silence pesant. Leurs appréhensions rendaient l’air étouffant. Alizéha fixait devant elle le dos dans lequel les cheveux dorés de Tila dégringolaient sur son carquois et son arc. Puis cette dernière disparut. La corde aussi était devenue invisible. Pourtant, la déesse sentait le lien tirer son corps vers l’avant. En jetant un coup d’œil derrière elle, elle constata que Nova et Evan étaient également invisibles. Alizéha commençait à mesurer la perversité du brouillard qui donnait l’impression d’être isolé pour mieux manipuler.
Il y avait quelque chose d’effrayant à marcher seul au milieu de nulle part. Le temps semblait suspendu, tandis que ce gris fade et oppressant qui s’étendait à l’infini créait le sentiment de faire du surplace, qu’avancer de servait à rien. Il n’y avait rien auquel se raccrocher, à part ses pensées qui appréhendaient la suite. Alizéha avançait comme une condamnée vers l’échafaud, la boule au ventre. Finalement, le décor qui l’entourait changea. La grisaille fut remplacée par des teintes sanglantes ; des flammes écarlates ravageaient une ville en ruine. Le sol était empourpré par le sang. Le ciel rougeoyant reflétait ce désastre incandescent. Alizéha déglutit pour se débarrasser du nœud qui s’était formé dans sa gorge. Elle avait l’impression d’être revenue cinq ans en arrière. La corde autour de sa taille tira, lui rappelant que ce n’était qu’un mirage pour la piéger. Elle continua d’avancer. L’envie de fixer ses pieds plutôt que ce carnage la tenta, mais elle refusa de s’abaisser à une telle lâcheté. Elle maintint son regard rivé devant elle malgré les larmes qui s’agglutinaient au coin de son œil.
Alizéha traversa la cité de feu, circulant dans les rues tapissées de cadavres où les crépitements des flammes résonnaient à la place des cris dans un silence funèbre. L’odeur du fer rouillé était écœurante. Avancer était difficile, comme si des boulets à ses chevilles la ralentissaient. Des boulets alourdis par la culpabilité qui l’exhortait à s’arrêter pour observer le tableau de ses crimes. De payer pour ses actes en s’infligeant la vue continuelle de cette impitoyable scène de désolation.
Sa mâchoire se crispa lorsqu’elle longea les anciennes habitations qui n’étaient plus que des tas de pierres sombres. Son cœur cavalait dans sa poitrine comme s’il cherchait à fuir cet endroit. Un mouvement au coin de l’œil attira son attention. À sa droite, une petite fille était ensevelie sous les gravats. Ses cheveux blonds étaient poisseux et son visage livide. L’estomac d’Alizéha se retourna lorsqu’un borborygme s’échappa de sa bouche. Un liquide écarlate coula du coin des lèvres exsangue de la fillette, puis elles articulèrent :
— Qu’avons-nous fait… Dame Alizéha ?
Alizéha était pétrifiée. La corde tirait à sa taille, mais elle était incapable de bouger ses jambes flageolantes. Ses larmes débordèrent de son œil lorsqu’elle croisa le regard vide de la jeune fille.
D’autres cadavres apparurent, entassés les uns sur les autres, avachis dans la rue ou à moitié engloutis sous les décombres. Leurs lèvres cireuses répétaient cette question qui hantait les cauchemars de la déesse.
— Qu’avons-nous fait… pour mériter votre colère ?
— Qu’avons-nous fait ?
Alizéha recula, haletante. Son cœur n’était plus le seul à vouloir fuir cet endroit. La corde tira violemment. Tila. La déesse n’était pas seule. Tila était là, et tout n’était qu’illusion. Elle ne pouvait pas rester coincée ici.
Elle trouva le courage de faire un pas. Puis deux. Puis trois. La corde tira derrière elle, lui indiquant que Novaly résistait. Elle aussi était manipulée par la brume. Cela renforça la détermination d’Alizéha. La colère était une émotion violente, mais aussi une source d’énergie. Même si la déesse était reléguée au rang d’humaine immortelle, sa rage lui permettait de récupérer de la force quand elle n’en avait plus. Décidée à sortir de là avec chacun de ses compagnons, elle poussa sur ses jambes pour suivre Tila et déplacer Novaly.
Les larmes d’Alizéha inondaient sa joue droite tandis que les questions désespérées des morts rythmaient sa progression. Ses réponses restaient coincées dans sa gorge, et s’entremêlaient.
Je suis désolée. Vous le méritiez ! Pas vous ! C’est de ma faute.
Un objet heurta son pied. L’horreur se peignit sur le visage d’Alizéha lorsqu’elle apperçut ce que c’était. Une tête décapitée. Son cœur se déchira en reconnaissant ces longs cheveux verts et cette peau verdâtre. Sa rage s’envenima, se corrompant en un poison dévastateur appelé haine. Plantant ses racines venimeuses dans le terreau fertile des lambeaux de son cœur, elle gangrena son corps et nécrosa sa raison. Cette émotion ravageuse noya les autres au point qu’Alizéha ne ressentait qu’un profond désir de faire couler le sang pour l’apaiser. Des silhouettes floues apparurent devant elle. Sa pupille se dilata, mais avant que les visages ne se précisent, quelque chose la heurta violemment. Elle tomba, puis darda son regard meurtrier sur le responsable de sa chute. C’était Evan. Son visage crispé était comme un reflet de celui d’Alizéha, déformé par la fureur. Le voleur tenait fermement Novaly par le bras. La forgeronne avait les joues striées de larmes et regardait derrière elle avec désespoir.
— Ah, te voilà ! s’exclama-t-il. Dépêchons-nous de nous barrer d’ici !
— Non ! Je dois les tuer… Tous… Ils méritent tous…
Evan jura et la saisit par le col de ses vêtements pour la forcer à se mettre debout.
— Et Tila, tu dois aussi la tuer ?
Alizéha frémit, comme si ces mots l’électrocutaient. Ils glacèrent sa haine dévorante et eurent le même effet qu’un seau d’eau froide versé sur sa tête. Bon sang, Tila !
Novaly se débattit, mais Evan ne lâcha pas sa prise.
— Allons-y avant qu’elle ne commence à me blesser pour partir, l’enjoignit-il.
Alizéha reprit la marche à pas de course, plus pour s’assurer de l’état de sa guide que pour sauver le visage d’Evan qui ne survivrait pas à un coup de poing de Novaly. La corde à sa taille était plus souple qu’avant, mais tirait toujours. Elle dépassa les silhouettes sans leur jeter un coup d’œil et ignora les lamentations des morts sur son passage. Cette fois-ci, aucune illusion ne surpassa son besoin de sortir d’ici et de voir Tila.
Finalement, ce spectacle macabre s’estompa, s’évanouissant dans l’air comme de la fumée. Ils se retrouvèrent dans une prairie obscurcie par le ciel gris avec derrière eux, le Brouillard des Tourments. Alizéha se rua vers Tila, agenouillée par terre, en tirant par la même occasion Evan et Novaly.
— Tila ! Tout va bien ?!
Sa guide avait le teint blême et semblait nauséeuse. Elle lui adressa un pâle sourire.
— Oui, ne t’inquiète pas. Désolée, j’ai eu… je ne sais pas, un moment de faiblesse dans la brume. Mais ça va mieux maintenant.
Elle se releva, mais un cocktail explosif d’émotions comprima la poitrine d’Alizéha. Peur. Colère. Tristesse. Culpabilité. Honte. Tout était de sa faute. Si seulement la haine n’avait pas empoisonné sa colère…
La déesse s’apprêtait à parler quand Evan la devança :
— Ce n’est pas étonnant. On se repose sur toi depuis ce matin. Tu dois être épuisée.
Alizéha et Tila pivotèrent vers leurs deux compagnons. Les joues humides, Novaly papillonnait des yeux, déboussolée par ce retour à la réalité. Evan lui avait lâché le bras. Ses épaules étaient encore raides, mais il semblait soulagé d’avoir quitté le brouillard, comme s’il était content de pouvoir de nouveau respirer l’air frais.
— Ce n’est pas faux, reconnut Tila, mais vous l’êtes autant que moi après cette épreuve mentale. Marcher nous aidera à reprendre nos esprits. Ne nous pressons pas pour rejoindre la compagnie. Ensuite, eh bien…
— Nous allons à Valko, termina Alizéha. C’est le village le plus proche.
Tila lui lança un regard, mais la déesse resta de marbre. Elle n’avait ni le luxe ni l’énergie de justifier une autre destination. De plus, pinailler pour un village paraîtrait suspect, et il risquait de pleuvoir cette nuit. Le mieux était de dormir à l’abri, surtout après une journée aussi éreintante.
Evan et Novaly acquiescèrent. Ensemble, ils prirent la route vers Valko, le village natal d’Alizéha.