La compagnie Dragons des cieux s’était installée aux deux côtés opposés des montagnes qui formaient le territoire des géants. Ainsi, ils géraient la circulation avec les vouivres et la traversée des frontières. Les deux embarcadères communiquaient entre eux grâce à des telphènes. Autrement dit, la disparition de deux créatures et de ses passagers avait suscité l’inquiétude. Avaient-ils été attaqués ? S’étaient-ils enfuis avec les montures ? Ces dernières étaient dressées pour ne pas dévier de leur trajectoire, mais tout était possible. Ils eurent la réponse quand le groupe de voyageurs disparus débarqua dans leurs bâtiments en déclinant leurs identités et les vouivres mobilisées. On les avait dévisagés comme s’ils étaient des morts-vivants. Il était impensable que des humains ordinaires échappent au territoire des géants. L’état des vêtements d’Alizéha et la blessure d’Evan étaient des preuves assez convaincantes de ce qu’ils avaient vécu, les innocentant d’un éventuel vol. Pour le plus grand plaisir de la déesse, Evan et Tila avaient dressé un portrait d’elle héroïque en relatant le récit de son combat, qu’ils n’avaient pas vu, en vantant ses prouesses à l’épée. Alizéha s’était retenue d’en faire la démonstration devant les gens en décapitant ces deux énergumènes. Elle se doutait que Tila cherchait à justifier leur survie miraculeuse et non à l’énerver, mais l’attention rivée sur elle la rendait nerveuse. Certains regards portés sur elle étaient admiratifs, d’autres furieux : ceux des clients coincés à l’embarcadère. La frontière avait été fermée par sécurité puisqu’on supposait que des monstres aériens rôdaient. Cela devrait s’arranger car ils considérèrent que le groupe avait fâché la déesse de la tristesse, s’attirant ses foudres, et les géants n’imagineraient jamais qu’une humaine les avait vaincus, limitant le risque de représailles.
La compagnie ne remboursait pas et ne se déclarait pas comme responsable en cas d’incident, mais on ne leur demanda pas de payer pour les vouivres tuées, alors ils partirent en direction de Valko. Le ciel gris virait au noir et le sentier lézardait une prairie aux fleurs ternies par le temps. Cette atmosphère maussade se combinait à l’épuisement qui les enfermait dans un silence morose. L’air était humide, annonçant l’approche de la pluie, ce qui ne les encouragea pas pour autant à presser le pas. Alizéha bâilla, peu inquiète de finir mouillée. Si besoin, elle avait une feuille-de-pluie qui protégerait ses cheveux en cas d’averse. De toute façon, elle n’avait ni l’envie ni l’énergie de se ruer à Valko. Elle n’y avait pas remis les pieds depuis sa déchéance et cela lui convenait.
Tila avait raison : marcher faisait du bien. Seule derrière Tila et Novaly, Alizéha se concentrait sur le son de ses pas calqués sur le rythme des battements de son cœur. Elle avait l’impression qu’une partie d’elle était encore enfermée dans cette illusion cauchemardesque. Les images des corps ensanglantés et les inlassables interrogations des morts tournaient en boucle dans sa tête. Elle n’entendit pas Evan l’interpeller ni se poster à ses côtés, jusqu’à ce qu’il la bouscule.
— Quoi ? s’agaça-t-elle.
— Lize, arrête de regarder le sol avec cet air morne comme si des tas de cadavres se trouvaient à tes pieds.
Elle ricana. Il ne croyait pas si bien dire.
— Excuse-moi. Désormais, je vais sourire comme si j’avais passé le meilleur moment de ma vie dans ce brouillard.
— Belle initiative, mais tu peux simplement sourire parce que ma présence égaye ton humeur.
Alizéha souffla du nez et secoua la tête devant l’attitude goguenarde du voleur. Mais… était-ce un sourire qu’elle sentait poindre au coin de ses propres lèvres ?
Le reconnaître lui écorcherait la bouche, mais la compagnie d’Evan lui était agréable. Il était apaisant de marcher à côté de lui. Il dégageait quelque chose de rassurant, une insouciance qui donnait envie de croire que tout s’arrangerait. Alizéha l’observa du coin de l’œil. Son expression détendue contrastait avec celle qu’il avait eue lorsqu’il l’avait attrapée par le col. Alizéha était à la fois admirative et embarrassée. Sans lui, elle n’aurait pas quitté si vite le brouillard, au détriment de Tila.
— Tu t’en es bien sorti, contrairement à nous, marmonna la déesse. Tu as un bon mental.
— Le compliment me touche, mais détrompe-toi, je me suis retrouvé dans le même état que dans la cage des géants. J’ai cessé d’agir rationnellement. Quand la brume plante un mur devant moi et que me libérer est ma seule pensée, je fonce dedans, qu’il soit vrai ou pas.
Le brouillard cherchait à briser les proies dans son filet, mais c’était peut-être en abandonnant notre raison qu’on pouvait échapper à cette emprise machiavélique.
Le sentier les mena jusqu’à Valko. Tila finissait de mettre son voile lorsqu’ils pénétraient dans le village, un amas de maisons en pierre agglutinées près d’un bois. L’atmosphère qui régnait était glauque. Le temps maussade n’en était pas la seule raison.
— C’est moi ou le village est abandonné ? questionna Novaly.
Pas un être vivant ne hantait les rues sinistres. Leurs appels résonnaient dans le vide. La vie avait déserté Valko, et Alizéha comprit sans mal pourquoi.
— Un monstre les a chassés ? supposa Evan.
— Plus ou moins, soupira la déesse. Vous allez vite comprendre.
Elle ressentit un pincement au cœur lorsqu’elle circula dans ce village lugubre qui n’avait rien à voir avec celui dans lequel elle avait passé dix ans de sa vie. Celui qui l’avait accueillie avec des cris de joie lors de ses visites après sa divinisation. L’absence de villageois avait un avantage : personne n’était là pour la reconnaître.
La pluie menaçait de tomber. Les maisons non entretenues avaient subi les affres du temps et de la nature. Les toits étaient endommagés, ils ne pouvaient s’y abriter. Alizéha les conduisit vers l’abri le plus résistant du village, espérant qu’il n’avait pas été détruit.
Elle s’arrêta devant une bâtisse en pierre blanche salie par le temps et grignotée par la mousse. La construction était à peine plus grande qu’une maison ordinaire. Du lierre grimpait au mur. Quatre colonnes supportaient l’entablement, et sur le fronton était représenté un phénix en relief. Les lettres gravées en dessous étaient masquées sous une couche de duvet vert, mais la présence de l’animal était un indicateur suffisant sur la divinité vénérée dans ce modeste sanctuaire.
— Un temple dédié à Alizéha ? s’étrangla Novaly.
Evan siffla.
— Dans un village ? Ils devaient sacrément l’adorer.
L’emploi du passé eut le même effet qu’un couteau planté dans la poitrine d’Alizéha. Pourtant, que les habitants la soutiennent après sa déchéance aurait relevé du miracle. La trahison avait été si rude pour eux qu’ils avaient déserté Valko. Elle resongea à la fierté des villageois qui lui avaient fait la surprise de construire un temple pour elle. D’habitude, pour des raisons financières, seules les quatre grandes villes se le permettaient, les villages se contentant d’autels dans les foyers. Ce temple n’était pas aussi fastueux que ceux des cités élémentaires, sans reliefs complexes ni décorations pierres précieuses, mais Alizéha se souvenait de l’émoi et du sentiment d’accomplissement qui l’avaient submergée en le découvrant.
La mélancolie qui l’envahit se dissipa lorsqu’une goutte froide s’écrasa sur son nez. Alors qu’elle esquissa un pas pour entrer, Novaly s’opposa.
— Je ne veux pas compter sur cette traîtresse d’une quelconque façon ! Trouvons un autre abri.
— Eh bien, libre à toi de chercher sous la pluie, mais ne te plains pas si tu tombes malades, rétorqua sèchement la déesse.
Novaly se renfrogna tandis que les autres pénétraient dans le temple. Finalement, elle les suivit en traînant des pieds. L’intérieur était aussi modeste que l’extérieur. Pas de peintures aux murs, de gravures ou de multiples sculptures, juste des colonnes et une statue la représentant. Du moins, ce qu’il en restait. Elle était réduite en mille morceaux. Les villageois s’étaient fait un plaisir de la détruire avant de partir. Outre les débris, au pied du socle subsistaient des bougies recouvertes de poussières et des résidus d’offrandes pourries qui traînaient sur les dalles vétustes.
Evan observa à côté d’elle ces tristes vestiges.
— On pourrait allumer une bougie, suggéra-t-il.
Novaly claqua la langue contre son palais, réprobatrice.
— Pourquoi ? Pour la remercier de nous recevoir dans son temple ? Quelle bonté, on en oublierait presque les milliers d’innocents morts à cause d’elle !
Elle s’assit lourdement contre une des colonnes. Une nuée de poussière se souleva, qu’elle chassa d’un geste de la main.
— Ce temple aurait dû être détruit comme les autres, déclara-t-elle avec dédain.
— Novaly.
La forgeronne se raidit en entendant Tila prononcer son prénom aussi fermement. Elle avait retiré son voile et son expression dure contrastait avec la douceur qu’elle adressait habituellement à Novaly. Cette dernière fit la moue.
— Quoi ? Tu vas la défendre parce que c’est une déesse et que tu es une guide ?
— Non, mais lui accorder un peu de respect comme le fait Evan est le strict minimum.
— Je ne respecte pas une déesse censée nous protéger qui a fait l’inverse, surtout venant d’elle. Elle était la colère des Hommes, notre justice. On croyait en elle, mais ce soir-là, elle n’a pas seulement brisé des familles, elle a brisé notre confiance.
Les paroles vindicatives de Novaly suscitaient des émotions conflictuelles chez Alizéha, comme si le feu et la glace s’affrontaient dans sa poitrine. Ses mains se crispèrent. Des mots se bousculèrent dans sa bouche, des excuses aussi bien que des reproches, mais ses lèvres restèrent scellées. Elle ravala son amertume derrière un masque impénétrable. Toujours dans la sacoche, Esphen croassa comme s’il voulait réconforter Novaly. Elle secoua la tête, désabusée.
— Nous sommes des humains. Nous sommes faibles. Si on ne peut pas compter sur les divinités nouvelles pour nous protéger des géants ou d’autres espèces, autant mourir maintenant.
Le silence qui suivit était comme un coup de tonnerre. Alizéha avait l’impression que son cœur était devenu du plomb. Evan soupira en s’adossant contre une colonne.
— Bon, j’abandonne l’idée de la bougie. De toute façon, en tant que déesse déchue, je doute que cette attention lui parvienne.
Cette attention lui était parvenue, mais pas de la façon dont il l’imaginait. Alizéha l’imita. Même si la bougie n’avait pas été allumée, étrangement, l’idée que quelqu’un y ait pensé lui procurait un peu de réconfort. Un réconfort qu’elle ne méritait sans doute pas et qu’elle se dégoutait de ressentir, tout en savourant cette chaleur diffuse.
— Tila, tu as déjà rencontré la déesse de la colère ? Tu penses quoi d’elle ? s’enquit Evan.
Alizéha s’efforça de ne pas laisser sa gestuelle corporelle trahir sa nervosité. Pourquoi cette soudaine question ? Avait-il des soupçons ?
Tila ricana lorsqu’elle s’assit près de Novaly.
— N’importe quel guide pourrait vous parler d’elle. Alizéha, c’était quelque chose. Une déesse capricieuse, entêtée, égocentrique et colérique qui faisait ce qui lui plaisait. Si je ne faisais que la côtoyer de temps en temps, imaginez ce que son guide devait subir à plein temps…
Alizéha eut le plus grand mal à se retenir de la fusiller du regard. Tila jubilait, profitant de l’incapacité de la déesse à pouvoir répondre pour la provoquer. Quelle injustice ! C’était à elle de se plaindre d’avoir une guide aussi insupportable. Sans cesse sur son dos à chipoter et à se moquer d’elle, faisant fi de son statut de déesse de la colère.
Le visage de Tila s’adoucit.
— Toutefois, elle a toujours tenu son rôle de déesse protectrice à cœur, défendant volontiers ceux qui faisaient appel à elle. Du moins, jusqu’au carnage…
Il eut un silence, comme un temps accordé aux victimes de ce désastre. Tila se racla la gorge.
— En bref, je la déteste aussi.
Alizéha retint un sarcasme de franchir ses lèvres, et Tila prit soin de l’ignorer. Elle était immobile, sa robe verte se répandant autour d’elle dans la poussière. On aurait pu la prendre pour une statue si le coin de sa bouche ne tremblait pas, comme si elle luttait pour ne pas sourire.
— Pourtant, tu la défends, rétorqua Novaly.
— Il n’y a que ceux qui sont aveuglés par la douleur qui voient tout en noir.
La forgeronne frémit et braqua ses yeux noisette sur Tila. La guide qui la fixait, impassible. Leurs regards verrouillés, on aurait dit qu’une discussion silencieuse, à laquelle Alizéha et Evan n’étaient pas conviés, se tenait. Finalement, Novaly soupira.
— Je suis née à Feulhem. Il y a cinq ans, avec mon grand frère, nous sommes partis en vacances chez mon grand-père. À la fin du séjour, nous étions orphelins.
Elle n’avait pas besoin de préciser comment elle avait perdu ses parents, c’était évident. Personne ne dit mot, compatissant avec la tristesse qui rongeait la forgeronne. Alizéha était pétrifiée. Ses poumons semblaient avoir cessé de fonctionner. Elle avait pris la vie du père et de la mère de Novaly, une personne qu’elle estimait. Comment pourrait-elle la regarder dans les yeux après ça ? Le poids de la culpabilité sur sa conscience lui parut soudain écrasant, à deux doigts de la briser.
— Je suis restée chez mon grand-père et mon frère est parti aider à la reconstruction de Feulhem. Forcément, j’exècre Alizéha. J’espère que le dieu de la culpabilité l’empêche de trouver le sommeil et que là où elle est, elle souffre.
Alizéha fixait Novaly, interdite. Sa haine viscérale était comme un couteau qui remuait dans les entrailles de la déesse. Voilà pourquoi elle ne pouvait pas s’attacher à eux plus que nécessaire, à prendre leur affection comme acquise. Elle n’en avait pas le droit, et tout volerait en éclats dès qu’ils sauraient la vérité. À ce moment-là, elle détruirait une fois de plus la confiance qu’on lui avait accordée.
Evan la tira de ses pensées.
— Tu es livide, Lize. Tout va bien ?
Alizéha leva les yeux vers Evan qui la dévisageait. Ce fichu voleur posait trop de questions. Devait-elle songer à l’étrangler dans son sommeil ?
— L’histoire de Novaly me touche, répondit-elle d’une voix blanche.
— Tu as aussi perdu tes parents ? demanda l’artisane avec empathie.
Les épaules de la déesse s’affaissèrent tandis que les souvenirs remontaient à la surface.
— Oui. Pas lors du massacre… J’étais enfant. Un incendie… Je suis la seule à en avoir réchappé.
Elle regretta aussitôt d’avoir laissé ces mots franchir ses lèvres. Pourquoi se confiait-elle ? Était-ce la culpabilité qui la poussait à se dévoiler ? Elle qui tenait à tout prix à garder ses distances commençait à faillir. L’émotion devait l’affaiblir. Maintenant qu’elle s’était lancée, elle ne pouvait plus reculer. Ils attendaient la suite de son récit, même Tila, curieuse de voir comment elle se sortait de cette situation. Alizéha s’efforça de construire un mensonge cohérent en écho avec la vérité.
— Des membres du village ont pris soin de moi en échange de mon aide pour certaines tâches. Un jour, j’ai décidé d’explorer le monde. Durant ces voyages, j’ai découvert des endroits fabuleux et des villages comme Valko.
Elle essayait de rester évasive sans indiquer de date ou d’âge précis. Faire simple était le mieux pour éviter de s’emmêler les pinceaux. En réalité, c’était la tribu des sages qui l’avait prise sous son aile et qui s’était occupée de son éducation, comme pour les autres divinités nouvelles. La plupart d’entre elles étaient mortes jeunes avant d’être divinisées. Elles avaient eu beaucoup à apprendre, aussi bien sur leur rôle que sur la vie.
— Fais de belles rencontres aussi, ajouta Novaly avec un sourire.
Le sourire qu’Alizéha adressa en retour lui retourna l’estomac. Tila détourna l’attention de la forgeronne en racontant quelques anecdotes sur sa vie à Toscos, un village en bord de mer, avec ses parents. Alizéha écoutait d’une oreille distraite leur échange. Leurs voix lui paraissaient lointaines. Son regard dériva vers Evan qui affichait un air songeur. Il était le seul à n’avoir rien mentionné de sa vie passée.
À quoi pensait-il ?
— Je t’aime, Alizéha…
La déesse se réveilla brusquement comme si on avait versé un seau d’eau froide sur sa tête. Elle se demanda si ce n’était le cas en sentant une pellicule humide la recouvrir, mais ce n’était que de la sueur. Elle se redressa, le souffle court. Si cette voix douce comme de la soie qui avait prononcé ces mots dans son sommeil était digne du plus beau rêve, elle lui faisait l’effet d’un cauchemar. Elle avait la nausée. Entendre cette voix lui rappelait ses échecs, le début de son calvaire. Elle pressa sa main sur son cœur affolé, comme pour lui intimer de s’apaiser.
Les souvenirs ravivés par cette voix défilaient dans sa tête. Alizéha ressentit le besoin de fuir son esprit. Elle se leva le plus discrètement possible et grimaça en déployant son corps engourdi. Son matelas n’était qu’une dalle en pierre cassée. Elle n’aurait jamais cru que le sol d’une forêt lui paraîtrait plus confortable.
Un silence absolu régnait sur le temple. Ses compagnons étaient tous immobiles par terre, enroulés dans leur couverture, la tête posée sur leur sac. Alizéha attrapa sa sacoche et Virko avant de quitter le sanctuaire à pas de loup. Elle frissonna au contact de la température froide de la nuit, rafraîchie par l’averse. Elle sortit sa lampe stellaire de son sac. Sous forme de lanterne, les éclats qu’elle renfermait diffusaient une lumière bleutée qui adoucissait l’obscurité. La pluie avait cessé mais les nuages assombrissaient le ciel. L’odeur de la terre humide chatouillait les narines d’Alizéha et ses pas claquaient sur le sentier boueux. Quelques morceaux de pierres stellaires étaient incrustés dans les murets délimitant les maisons. Elle se souvenait les avoir installés avec les villageois à neuf ans, en compagnie d’un garçon aux cheveux bruns qu’elle aimerait oublier…
Elle déambula dans le village, hésitant à s’éloigner du temple. Si un de ses compagnons se réveillait et constatait son absence, il pourrait s’inquiéter et partir à sa recherche.
Une lueur au bout du chemin attira son regard. Elle porta une main à Virko et s’approcha, méfiante. Elle fut soulagée en réalisant qu’il s’agissait d’un feu-follet. Ces créatures étaient des âmes de défunts qui n’avaient pas réussi à rejoindre Mère Nature et qui s’étaient égarées dans le royaume des mortels. Sensible à leurs sanglots, Feulhem les aurait pris sous son aile, faisant d’eux ses serviteurs dévoués sous la forme d’une flamme mauve.
Le feu-follet flottait dans l’air avec légèreté. Alizéha sourit en approchant sa main vers lui. Il recula, ce qui lui fit froncer les sourcils. D’ordinaire, ces créatures adoraient se loger dans le creux de sa paume. Il recula davantage vers la forêt et continua lorsqu’elle s’avança. Il voulait qu’elle le suive ?
Alizéha accompagna le feu-follet dans le bois. Ses congénères émergèrent timidement de leur cachette, éclairant le sentier de leur lumière lilas. Il était rare qu’ils se montrent, surtout en temps de pluie.
Le feu-follet l’amena devant une maison en ruines. Alizéha la reconnut immédiatement. Son cœur se serra en revoyant son ancien foyer. La dernière fois qu’elle était venue ici, des flammes formaient un ardent brasier et Virko était planté à ses pieds. Elle ne se souvenait pas de ce qui avait provoqué l’incendie, sans doute à cause du traumatisme, mais la chaleur du feu était gravée dans sa peau.
Elle posa une main contre la pierre parsemée de mousse. Les murs avaient résisté et tenu lors des années, ce qui n’était pas le cas du toit. Il ne restait plus grand-chose de la bâtisse du chef du village. Elle avait peu de souvenir de son père, plutôt taciturne et distant, mais il offrait volontiers son aide aux villageois qui l’adoraient. Quant à sa mère, elle se rappelait de ses câlins réconfortants, de son rire ensoleillé et des mots doux qu’elle lui glissait dans l’oreille.
Le feu-follet entra et Alizéha le suivit. Son visage se décomposa en constatant que l’intérieur était identique à ce qu’il était avant l’incendie. Une tendre chaleur enveloppait la pièce en parfait état. Le mobilier, les tapisseries et les objets de décoration avaient été restaurés. Les desseins qu’elle avait faits, enfant, étaient accrochés. Les fleurs lumineuses diffusaient le même délicat parfum et éclairaient le salon familial.
— Surprise !
Alizéha se pétrifia au son de cette voix chantante. L’estomac noué, elle pivota vers le bord de la fenêtre sur lequel était assis un jeune homme aux cheveux verts. Quelques mèches ondulées tombaient sur son front. Sa main tenait fermement une flamme violette qui crépitait furieusement, comme si elle se débattait.
— Les feux-follets t’ont toujours particulièrement appréciée. Je savais qu’ils iraient chercher ton aide.
Le sang d’Alizéha se glaça tandis qu’un sourire creusa les fossettes de l’individu.
Elle était face à son pire cauchemar.
Livius, le dieu de la jalousie.