Je l’ai toujours, ce fameux dessin. Mes aventures ont bien amoché le tracé de ma mère et c’est une reproduction de Sinji qui trône au mur de ma chambre. L’original de ce précieux portrait de famille ne me quitte jamais, lié à ma ceinture d’épée dans son étui protecteur, attaché à une lanière de cuir du même vert que les plumes de Woln. Que serais-je devenu sans cette œuvre ? Je n’ose y songer, mais je doute qu’en la réalisant, ma mère ait compris sa valeur. C’est l’un des plus beaux héritages qu’elle m’ait laissés.
**
De faibles gémissements et des bruits de sabots contre la rocaille m’éveillèrent peu à peu. Les tiraillements de mon cou, de mes épaules me sortirent de l’inconscience. On me maintenait à peu près droit en selle, plaquant douloureusement mes bras liés dans mon dos. J’en comprenais l’origine des plaintes : elles m’appartenaient, au même titre que la brûlure de la corde malmenant mes poignets, empêchant le sang d’irriguer correctement mes mains. En entrouvrant les yeux, la crinière noire d’un cheval pie se précisa.
J’observais un long moment le défilé de roche entrecoupé de végétation rase. Le mouvement de l’animal me berçait, mon corps tendait vers l’inconscience protectrice, mais quelqu’un me la refusait. À force d’insistance, Aliésin réussit tout doucement à me tirer de ma léthargie. Il répétait sans cesse l’appellation par laquelle il me désignait depuis la naissance, d’une voix mentale monocorde, jusqu’à rendre le nom incompréhensible.
— FaiseurDeVoix, FaiseurDeVoix, FaiseurDeVoix,…
Les souvenirs me revinrent d’un seul coup et mes muscles crièrent quand je redressai brusquement la nuque. Devant moi le chemin descendait en pente douce dans le ciel matinal. Le cheval blanc et noir marchait en tête, me cachant le reste des hommes.
— Aliésin !
Je tirai doucement, puis plus franchement sur mes liens, mais ils tinrent bon. La souffrance remonta le long de mes bras, les larmes inondèrent mes yeux. Non, ça n’avait pas pu arriver.
— Sur le cheval, derrière.
Il m’envoya l’image de la cage où il était enfermé, et je repris ma lutte désespérée contre le cordage. Les nonmages, les niou-hans ne s’aventuraient pas dans Naimy : ils redoutaient cet endroit, n’en avaient que des accès très limités. À à peine une journée et demie du pont de l’infinie, nous aurions trouvé un autre précipice, nous aurions été définitivement à l’abri. La Gardienne l’avait assurée : personne ne venait jamais ici.
— Cesse !
Le ton de la voix mit immédiatement fin à ma futile tentative d’évasion. Le chef niou-han, celui du fleuve… Je ne me souvenais plus du nom par lequel l’un de ses hommes l’avait nommé alors, mais entre son regard sur la rive du Kézin et celui près de la falaise, rien n’avait changé. Noir comme celui des sorciers qu’il traquait, sombre comme un animal enragé. Je savais la rareté de cette couleur d’iris chez les nonmages, principalement dû au fait qu’on les confondait avec nous et qu’ils étaient incapables d’y remédier. Mais j’ignorais par quelle malchance l’auteur de mes cauchemars se retrouvait une nouvelle fois sur ma route. Comment avait-il su que nous passerions par-là ? Comment est-il parvenu à nous devancer ? À déjouer les pièges des montagnes ? Cueillir une simple fleur nous avez mené au bord de la catastrophe ! Quelle audace ! Il avait balayé les légendes menaçantes qui entouraient ce lieu pour me retrouver. Nous avions commis la terrible erreur de le sous-estimer.
Je sentais la traction exercée par mon talisman d’Allmarel. Il m’indiquait de faire demi-tour, guidait mon parrain sur ma piste. Mais il n’y avait plus de pont, plus d’accès… Tinam les aiderait-elle, lui et Alaina, à trouver un autre chemin ? Celui-ci était le plus sûr et la voie que Sinji voulait emprunter au départ ne conduisait peut-être pas ici. Sûrement pas sans un large détour, en tout cas. Arriveraient-ils seulement à me libérer ? Et combien de chasseurs devrait-il affronter pour ça ? Je me retournai, mais le chef niou-han, plus grand et massif que moi m’empêchait de distinguer le nombre de ses hommes. Dans sa petite cage, Aliésin disposait d’un peu plus de liberté de mouvement.
— Six.
Ils étaient donc venus en petit comité, contrainte sans doute nécessaire pour nous prendre de vitesse. Comme l’avait déjà fait remarquer Alaina, il n’était pas bien compliqué de déduire que nous passerions par les montagnes. S’il connaissait au moins la zone approximative d’Ethenne, cette piste n’était pas un pari plus risqué que les autres, surtout avec la possibilité de rallier rapidement Kedan. Le sang se glaça dans mes veines : mes compagnons seraient de taille face à six nonmages, mais qu’on atteigne la ville et le chef niou-han obtiendrait certainement des renforts. Alors, deux magiciens adultes et une enfant ne me seraient plus d’aucun secours. Il s’agissait d’une course contre le temps, ma vie en était l’enjeu.
Mon cœur battait à tout rompre, mon estomac se révoltait : je devais à tout prix garder mon calme. Grâce à mon talisman, Sinji saurait toujours me localiser, et la Gardienne connaissait les montagnes comme nul autre : elle dénicherait un nouveau chemin. De Tinam à Ezoria, mon esprit ne fit qu’un bond. L’épée ne reposait évidemment plus contre ma hanche. Des générations sacrifiées, toute une branche familiale réduite au secret et je perdais l’arme à peine plus d’une semaine après qu’elle m’eut été confiée.
— Mon épée ?
Ma voix rauque me parut terriblement enfantine, démunie.
— Elle m’appartient désormais.
Maudit cerf ! Déjà d’un maigre réconfort lors de notre première rencontre et avare en conseil, ils nous avaient laissé tomber dans le piège.
« Il n’existe aucune voie sans épreuve, petit frère, aucune victoire sans bataille. Pour réussir, il te faudra apprendre, grandir… Orthag Relden est nécessaire. »
La colère m’embrasa et je tirai de nouveau sur mes liens, mais en usant davantage de discrétion.
— Nécessaire ? C’est un chasseur de sorciers ! Il veut ma mort !
« S’il souhaitait ta destruction, il aurait mis fin à ta vie dès votre première rencontre. Regarde mieux, petit frère, vois comme ses efforts, tout au contraire, préserve ton existence. »
Il avait plongé dans le fleuve pour me tirer des eaux, avait capturé Aliésin quand il aurait pu le tuer et m’envoyer dans les limbes avec lui, au prix, même, de la vie d’un de ses hommes. Il m’avait arrêté avant que je ne franchisse le pont, que les roches s’effondrent sur moi et m’entraînent avec la construction dans le néant. Il m’avait mis le dos à la falaise pour me protéger du vide, mais… Il avait certainement de bonnes raisons pour agir ainsi, et les chances qu’elles me plaisent restaient des plus faibles, quels que soient les mots du cerf. Je serrai les dents à m’endolorir la mâchoire et m’acharnais plus férocement sur la corde.
— Persiste et tu voyages en travers de la selle.
Nous continuâmes à suivre ce sentier durant de longues et pénibles heures. Mes épaules criaient à chaque cahot et la morsure des liens devenait de plus en plus cruelle. Les paysages qui savaient m’enchanter en temps normal me laissaient un goût de cendre dans la bouche. Les minutes s’étiraient, comme autant de grains de sable dont je saisissais la chute, partagé entre le besoin d’une halte et la peur d’arriver quelque part. Je guettais chaque son, chaque signe, chaque oiseau ; me répétant de ne pas réagir si je venais à surprendre le vol de Woln. Attirer l’attention sur le rapace mettrait sa vie en danger : sa couleur singulière jouerait suffisamment en sa défaveur.
Quand Orthag stoppa enfin sa monture en début d’après-midi, il ne restait plus rien de ma volonté à tirer sur la corde. Mes poignets pulsaient sous l’effet de sa morsure, chaque mouvement me faisait souffrir. Une fois au sol, il m’attrapa par le bras et me fit basculer au bas de son cheval. Mes jambes cédèrent, mais il me remit debout avec un soupir d’impatience, passa dans mon dos. Je retins un cri quand la lame trancha les liens, fermai les yeux quand le sang afflua douloureusement dans mes membres.
— Mais ? questionna une voix inconnue.
— S’il avait su s’échapper, il l’aurait déjà fait, rétorqua le chef niou-han.
Plus bas, je l’entendis poursuivre :
— J’ai assez serré pour le motiver.
Je rouvris les paupières pour le voir cligner d’un œil mauvais, autant à mon intention qu’à celle de l’autre niou-han qui finit par s’éloigner.
— Tu es sage : tu manges et tu bois. Tu joues aux crétins : j’économise mes vivres et tu gagnes un séjour au pays des rêves. À toi de voir.
Il décrocha une outre à laquelle il se désaltéra avant de me la tendre. Après deux gorgées, il récupéra son bien, me poussa jusqu’au rocher le plus proche où il me força à m’asseoir.
— Pas bouger.
Il marcha en direction d’un de ces hommes et sembla lui donner des ordres en me désignant. L’autre avait les cheveux châtain clair et un épi derrière le crâne. Il était plus petit que son chef, moins massif, mais surtout, il portait la cage d’Aliésin. Après quelques hochements de tête, ce niou-han récupéra quelque chose dans ses affaires et me rejoint à grands pas. Il paraissait jeune, plus que mon parrain, et il souriait.
— Salut. Moi c’est Ven, et ça, c’est pour toi.
Il m’offrit un morceau de pain, de la viande séchée, et se laissa tomber à mes côtés. J’attrapais la nourriture sans bouger davantage : il avait déposé Aliésin à ses pieds.
— Tu devrais manger avant qu’on reparte. Ne t’en fais pas : Orthag est un peu bourru, mais on ne vous fera aucun mal, ni à toi ni à lui, dit-il en pointant la cage du doigt. Nous savons.
Je faillis lâcher mes vivres et le dévisageai. Comment ? Comment savaient-ils que tuer Aliésin signifierait ma propre perte ? Moi-même je l’ignorais avant de vouloir lui sauver la vie. Et pourtant, avant même que je ne plonge dans le Kézin pour tenter d’échapper une première fois à cet Orthag, je l’avais entendu ordonner : « Ne ciblez pas l’animal. »
Le sourire du jeune homme s’agrandit.
— Quand on fréquente les sorciers autant que nous, on finit par apprendre des choses, par entendre des histoires. Orthag a compris dès qu’il l’a vu : des chats apprivoisés de cette taille, ça ne court pas les rues.
La pause fut de courte durée, je finissais tout juste de manger quand le jeune homme s’éloigna, ne manquant pas d’emporter Aliésin. Sa disparition me déchira le cœur, l’éloignement créait un vide dans tout mon être : jamais il n’avait été mis hors de ma portée. Enfermé dans cette prison, même réduit à sa plus petite taille, il pouvait à peine se retourner. Mes plus primaires instincts me poussaient vers lui : je me vis courir, détacher sa cage de la selle, tous les envoyer au sol avant de prendre la fuite.
— Cache tes pouvoirs, FaiseurDeVoix. Observe, attends.
À défaut de pouvoir me transmettre son ronronnement par le son, il en inonda notre lien.
— Je n’ai pas grand-chose à leur dissimuler.
Et pourtant… Si je m’imaginais repousser les niou-hans, ce n’était pas pour rien : je l’avais déjà fait. Une première fois dans la forêt pour me sauver la vie, la seconde lors de la capture d’Aliésin. Mon parrain m’avait parlé de cette action instinctive, d’ordinaire utilisé par des enfants sorciers beaucoup plus jeunes que moi. L’air était venu à mon secours, cela faisait-il de lui mon allié ? Dans ce cas, je me retrouvais captif avec de simples bases sur la magie du feu et une affinité à un élément purement défensif. Pour couronner le tout, physiquement, je ne faisais le poids contre aucun des niou-hans, les aurais-je même affrontés un à un. Mon plus grand atout somnolait dans une cage et mon arc, inutile, décorait le flanc d’Ewonda. Je ne comptais pas sur l’aide d’Ezoria : je ne la portais plus et ma triste tentative de duel démontrait qu’il valait mieux renoncer à l’idée.
Je soupirai en voyant le jeune homme monter en selle. D’après lui, ils ne me voulaient pas de mal, du moins, pas dans l’immédiat. D’ailleurs, ils nous avaient même nourris. D’un repas frugal, certes, mais aucun d’entre eux ne semblait avoir eu plus. Ils comptaient nous emmener quelque part et le voyage risquait d’être long pour qu’on se souci ainsi de notre santé. Dans le cas contraire, j’aurais certainement voyagé à pied ou en travers de la selle, comme Orthag m’en avait menacé.
Il revenait vers moi alors que j’arrivais à cette conclusion : nous avions du temps avant l’irréparable. Mais combien ?
Le chef niou-han me remit en selle sans prendre soin de m’attacher de nouveau, avec une seule et unique mise en garde.
— Tente quoi que ce soit et…
— Je voyage sur le ventre ?
Il grogna, menaçant.
— Tu es chanceux : le roi te veut en vie…
Mérinos, donc… Un sacré périple depuis Naimy. Comme je l’avais soupçonné, le voyage serait long. Toutefois, je ne donnais pas cher à ma vie une fois entre les murs de la capitale nonmage…
— Présent. Nous vivons. Demain n’existe pas. Mais il nous sauve.
Je mis longtemps à comprendre ses paroles : l’avenir n’avait toujours aucune réalité pour Aliésin, mais il en avait pour nos ennemis. S’il nous sauvait, c’était sûrement parce que j’étais l’élu, que j’étais précieux, et Aliésin, garant de ma vie, tout autant.
C’était ironique, le destin que j’aurais voulu pouvoir refuser et qui m’effrayait tant, nous préservait, pour l’heure, d’une mort certaine.
*
La qualité de la voie se dégrada au fil des heures. La pente s’accentuait, les pierres roulaient sous les jambes des chevaux et après deux dérapages de sa monture, Orthag ordonna que l’on continue à pied. Il ne me laissa pas la pleine liberté une fois au sol, mais il n’entrava pas mes mains. À la place, il se servit du harnais confectionné par la Gardienne pour s’assurer de me garder près de lui. Il ne m’aurait fallu que quelques instants d’inattention pour me libérer, mais je compris son choix dès mon premier dérapage.
Mon ascension avec Sinji et Alaina avait duré deux jours ; j’ignorais combien il en serait necessaire pour redescendre par ce chemin, mais les chevaux de vent n’iraient sans doute pas plus vite que des montures classiques ici. Impossible de galoper, pire, ils avaient tendance à être un peu plus haut, plus fins de manière générale, mais aussi de jambes, et donc, moins adapté au terrain accidenté. Si j’ajoutais à cela un conséquent détour, je doutais de voir arriver les secours avant de quitter Naimy.
On me fit boire régulièrement, me traita bien compte tenu de la situation, mais on me surveillait comme le lait sur le feu, s’attendant à quelque ruse de ma part. J’aurais aimé en être capable, mais même avec une parfaite maîtrise de la magie, que pouvait un jeune sorcier face à six guerriers entraînés ? Céphée me refusait son aide, et je n’écoutais plus la moindre de ses paroles rassurantes. Il finit par se taire, seul le ronronnement intérieur d’Aliésin guida mes pas.
Je marchais les yeux vers le sol, tournant la tête quand la roche gardait des parties du chemin dans le secret de son ombre. Je cherchais quelque chose, sans me faire remarquer, une petite fleur blanche et cotonneuse à l’odeur prononcée. La longe par laquelle Orthag me tenait me donnait une courte marge de manœuvre, mais en me laissant tomber à terre au bon endroit, je pourrais cueillir le repoussant végétal. S’ils me souhaitaient en vie, les niou-hans seraient forcés de me défendre et alors, les falexs lutteraient pour moi. Je doutais que le petit animal suffise, mais leur nombre les rendait insaisissables, et surtout, je n’avais pas d’autre alternative. Malgré les soins de Sinji, les morsures des curieux renards acrobates m’avaient occasionné plusieurs jours de souffrances avant que les plaies ne cicatrisent : les blessures de mes ennemis aideraient forcément mes compagnons. Mais l’après-midi passa sans qu’aucune méphilide ne croise notre route. Nous avions entamé la descente en vue de rejoindre les terres, de quitter Naimy, et la fleur croissait seulement aux abords des précipices.
Nous marchâmes tant que la lumière nous le permit, jusqu’à trouver un endroit convenable pour la nuit. Sans un mot, on m’installa dans un coin très légèrement en retrait et me fournit le même repas que précédemment.
Ils me surveillaient autant que je les observais alors qu’ils finissaient de s’occuper des montures, qu’ils étalaient sommairement couvertures et selles à même le sol. Pas de tente, pas de feu, et des bavardages discrets accompagnés de regards en biais. Sans leur uniforme, sans leur habitude à traquer et décimer les sorciers, j’aurais déduit que ces niou-hans nourrissaient la plus grande méfiance à mon égard, mais pas seulement. Hormis le jeune homme qui gardait Aliésin, tous les autres semblaient conserver une distance respectueuse avec leur chef. Nul ne se permettait le moindre mot ou écart de conduite en sa compagnie, aucune trace de familiarité ou de camaraderie envers lui. Normal ou non, je trouvais leur relation étrange, comme s’ils formaient deux groupes bien distincts : Orthag et le dénommé Ven, les quatre autres.
Perdus dans mes pensées je ne vis pas arriver la couverture et ployai malgré moi sous la force du projectile. Le chef niou-han en installa deux autres au sol, une à ma gauche, la seconde à ma droite : je serais bien encadré.
— Tes poignets. Montres.
Réflexe plutôt puéril, je cachais mes blessures au lieu d’obéir. Son regard se durcit, il attrapa mon bras et malgré ma tentative pour me défaire de sa prise, vérifia les zones mises à nue par la morsure de la corde. Quand il y versa un peu du contenue de son outre, je serrai la mâchoire de toutes mes forces pour ne pas crier.
— L’autre.
Je ne m’exécutai pas davantage, n’en échappai pas plus au traitement.
— Maintenant tu dors.
Dormir… Comment espérait-il que j’y parvienne dans ces conditions ? Une fois de plus mon destin m’échappait. J’avais dû partir sans mon père, j’avais découvert que j’étais l’Adjahïn, et maintenant je perdais ma liberté. Les yeux me piquèrent. Non, je ne devais pas y penser, surtout pas. Aujourd’hui, aujourd’hui, me répétais-je : Mérinos était encore très loin, tout pouvait arriver d’ici là. Résolu à ne pas céder, à ne montrer aucune de mes larmes, je passais la couverture par-dessus mes épaules et repris mes observations. Je ne pouvais rien faire d’autre, pour l’instant, que d’apprendre d’eux. Et plus je serais capable de prévoir leurs gestes, plus j’aurais d’éléments pour m’aider à leur échapper le moment venu.
Ils mangeaient bien en deux groupes distincts. Ce n’était pas si flagrant, mais, grâce à mon lien particulier à Aliésin, j’arrivais à comprendre que, même assis les uns près des autres, ils n’étaient pas tous ensemble. Quelque chose dans les regards, dans leurs raideurs, la façon de partager la nourriture. Le chef niou-han ne tendit sa gourde qu’au jeune homme et ils restèrent tous deux à l’écart des échanges discrets. À un moment, quelqu’un proposa ce qui ressemblait à des sortes de grosses graines et tous piochèrent dans sa main, tous, sauf les deux… « dirigeants » ? Non, je doutais que le jeune homme ait un statut à même de commander les autres, mais il était manifestement à part lui aussi. Pourquoi ? Il semblait plutôt jovial et aurait pu s’intégrer sans trop de difficulté. Mais ses mots, ses sourires, ses gestes de la main n’étaient destinés qu’à une seule personne, même si ce dernier n’ouvrait pratiquement pas la bouche.
À chaque fois que le chef niou-han se tournait vers moi, je faisais mine de regarder ailleurs, mais il devint si insistant que je finis par m’allonger. Je gardai pourtant les yeux grands ouverts, vis trois des guerriers souhaiter bonne nuit à leur camarade, qui lui, ne semblait pas décider à aller dormir. Le chef niou-han lui donna des ordres et revint finalement auprès de moi avec son acolyte.
Ven allongé, je n’eus d’yeux que pour la cage d’Aliésin. Que savaient-ils sur lui ? Sur les quatrepas ? Rares, même parmi les miens, les informations à leur sujet ne devaient pas abonder… Alaina elle-même s’était montrée curieuse à leur égard. Pourtant, ils avaient su devoir l’épargner pour me garder en vie ; grâce aux sorciers, avait confié le jeune homme. Que leur avait-on dit d’autre ? De quoi être capable de me piéger dans la montagne ? De quoi combattre les miens ? La position d’Ethenne ? Que pouvait-on révéler dans l’espoir de sauver sa vie une fois entre les mains des chasseurs de sorciers ? Torturé par ces questions et le froid, j’assistais à deux relèves de garde sans réussir à m’endormir. Je me retournais inlassablement dans la mince couverture, cherchant à m’y enrouler pour empêcher le moindre souffle d’air, la moindre peur de m’atteindre. Réveillé à chacun de mes mouvements, le chef niou-han se mit à gronder. Je me tournai vers le jeune homme, vers Aliésin.
Si proche et si loin à la fois… Jamais je ne m’étais endormi sans lui, sans son corps chaud et ronronnant blotti contre le mien. Épuisé, les larmes inondèrent mes yeux malgré moi, et alors, le jeune homme comprit : il plaça la cage à quelque centimètre de moi. Je n’hésitai pas longtemps à tendre le bras, ma peur s’apaisa au contact du pelage familier.
*
La petite fille cueillait ses fleurs et je la regardais. Ses traits m’apparaissaient plus nettement que jamais, je l’entendais même chantonner à présent. Assis en face d’elle, je sentais jusqu’au soleil qui tapait dans mon dos et le réchauffait malgré l’air vif.
Le vent ne semblait pas la gêner : elle allait pieds nus, vêtue d’une simple robe informe de laine claire, vêtement sûrement taillé dans celui d’un adulte pour l’adapter à son petit gabarit. Après de longues minutes à gambader dans l’herbe au fil de ses trouvailles, elle se redressa soudain, ravie et victorieuse. Elle tenait une couronne de pâquerettes à la main, mais si étroite qu’il eut sans doute fallu le double de végétaux avant de pouvoir l’enfoncer sur sa tête. Ce qu’elle ne fit pas.
— Mava ! Mava, viens voir ! J’ai fini !
Curieusement obéissante, une petite chatte tigrée surgit comme de nulle part et se frotta contre ses jambes, menaçant de l’envoyer au sol.
— Regarde ! C’est pour toi !
Fière à en rougir, elle déposa la couronne sur la tête du félin, entre ses deux oreilles arrondies.
— Maintenant, tu es une reine !
Loin de se sentir ridicule, la chatte ronronna. Une cloche retentit alors.
— Oh oh… dit la petite fille.
La dénommée Mava ferma un instant les yeux, passa sa tête entre les jambes de l’enfant, et grandit jusqu’à être suffisamment forte pour l’emporter.
Une quatrepas ! Cette petite fille était liée à une quatrepas !
Je me réveillai en sursaut. Encore sous le coup de la révélation de mon rêve, je ne me souvenais plus très bien où je me trouvais, mais quelque chose venait de frôler mon dos. À nouveau, je perçus un contact et les poils se hérissèrent le long de mes bras, j’entrouvris les yeux.
Ce devait être le fruit de mon imagination, un reste de songe. La nuit régnait toujours sur le camp, tout était paisible. Pourtant, en face de moi, Ven avait les yeux grands ouverts. Éclairé par la lune, je le vis bouger très lentement la main, placer l’un de ses doigts sur sa bouche.
Un souffle chaud souleva une mèche de cheveux à l’arrière de mon crâne. C’était bien réel. Je déglutis avec peine, redoutant quelque horrible créature à la recherche de proies assoupies. Une respiration rauque contribua à alimenter mon imagination déjà fertile, pourtant, il ne me prépara pas à la vision de l’animal.
Il se faufila entre moi et le jeune homme, silencieux, agile. Mes mains avaient lâché Aliésin au cours de mon bref sommeil, elles se crispèrent en voyant le museau gris s’approcher de lui. L’animal donna plusieurs coups de patte contre le métal de la cage, comme s’il cherchait à libérer ou à s’emparer du prisonnier. Je le vis mordre vainement dans un angle, et la taille de ses crocs, semblables à deux épées jaillissant de sa gueule jusqu’à suivre la ligne de son menton m’emplit d’effroi. Incapable d’ouvrir la grille, il se tourna vers moi. Je n’osais plus fermer les yeux, rêvais pourtant de les clore avec force. Il n’avait aucun poil. Une peau lisse en cuir épais le recouvrait. Il ressemblait autant à Aliésin que leur physique les démarquait. Le premier trapu et massif dans son corps de fauve, le second, fin et élancé.
Ma respiration se bloqua alors que de minuscules yeux sombres plongèrent dans les miens, m’interrogèrent. L’animal semblait être le fruit improbable de l’union d’un fauve et d’une chauve-souris. Je remarquai une longue et curieuse membrane plaquée contre son flanc : une aile.
Un mouvement brusque l’amena à se retourner et l’une de ses griffes passa à quelques millimètres du visage du jeune homme qui, par chance, s’en sorti sans la moindre blessure. Orthag en profita aussitôt pour agripper l’arrière de ma tunique et dès que l’animal bondit, le chef niou-han me tira vers lui et se releva. Au premier cri, j’étais déjà plaqué à la roche.
Il faisait trop sombre pour suivre tous les mouvements, mais l’agitation fut largement perceptible par le son. S’ajoutant aux cris d’alerte, les tintements des épées mises au clair continuèrent d’anéantir le silence nocturne. Le froid s’insinua dans chacun de mes os.
Ven se posta près de nous, sa propre lame brandie. Sa présence et celle d’Orthag me masquaient l’attaque, mais me dissimulaient, c’était l’occasion rêvée pour fuir…
— Non.
Je cherchai du regard la prison d’Aliésin posée quelque part à mes pieds. Stoppé en plein dans mes plans, je restai sans mot et lui transmis une simple interrogation.
— La cage… répondit-il.
Il avait raison. Avec beaucoup de chance, je pourrais peut-être m’échapper dans le trouble en emportant Aliésin, mais, si je ne parvenais pas à le libérer des barreaux… Je me retrouverais seul, sans défense, perdu dans de montagnes où chaque végétal pourrait se retourner contre moi, à pied, sans vivres et sans arme. Une folie.
— Asin… Si Sinji, Tinam et Alaina ne nous secourent pas à temps…
Mon cœur accéléra, affolé par les cris aussi bien humains que bestiaux, par les flèches qui pleuvaient autour de nous. Fatigué par les évènements et le manque de sommeil, je peinais à endiguer ma peur.
— Maintenant. Attends et survis.
Atterré, je laissai retomber mes bras et assistai à la fin de la lutte. Rester immobile me demandait plus de courage que jamais : chaque fibre de mon corps me criait de bondir, de m’emparer de la cage et de fuir le plus loin possible. J’eus l’impression de me trahir, de me condamner à mort en n’en faisant rien.
L’une des flèches frôla si prêt la jambe du jeune homme que je le crus touché, mais il eut de la chance une seconde fois et le projectile l’épargna finalement. Craignant sans doute de finir par blesser leurs propres camarades par des traits relâchés dans la pénombre, les niou-hans se mirent à marteler l’animal de cailloux qui ricochaient contre la pierre, mais l’éloignait des victimes. Cible d’attaques jumelées, maintenues dans une sorte de couloir entre les assauts des deux parties du groupe, la créature n’eut d’autre choix que de battre en retraite. D’elle, j’emportais une ultime image, celle de ses ailes membraneuses se dépliant le long de son échine avant de plonger dans le vide, de se laisser porter par le vent. J’aperçus un bout de queue aux allures de gouvernail, et ce fut tout.
« Un daeptera, petit frère, le protecteur des chats. C’est dans l’espoir de vous secourir qu’il est venu cette nuit. »
Alors, j’espérais ne pas l’avoir trahi en laissant passer la chance qu’il nous avait donnée, et qu’en guise de récompense pour son geste de solidarité, il n’emporterait pas trop de souffrance.
« Il est indemne, petit frère, sauvé par ton courage. Dans tous les chemins où tu fuyais, ils le poursuivaient et prenaient sa vie ».
Je n’avais aucun moyen d’en être sûre, mais il y avait peu de chance, en effet, qu’Orthag me laisse lui échapper si facilement. Si cet animal s’était réellement mis sur son chemin, alors, je n’aurais pas parié sur sa survie. Honteux, je songeai un instant aux falexs dont j’avais souhaité l’aide sans même penser à eux. Beaucoup seraient morts en attaquant les niou-hans si j’avais trouvé une fleur, et j’étais conscient que leur sacrifice n’aurait même pas suffi.
Malgré mes remords, mon amour des animaux, une chape de plomb tomba sur mon estomac quand Ven et Orthag s’écartèrent. Le daeptera vivrait, les falexs ne souffriraient pas davantage à cause de moi, mais ma situation restait inchangée. À cela s’ajoutèrent bientôt les témoignages plaintifs des blessées niou-hans, et ennemis ou non, je n’en fus pas indifférent.
— Ça va ? questionna le jeune homme un peu plus tard.
Je haussai brièvement les épaules et regardai ailleurs.
Nous reprîmes notre route, à pied, comme la veille, et jusqu’à ce que la voie s’améliore en fin de matinée. Le chef niou-han me remit alors sur le devant de sa selle, et impuissant, je vis défiler le paysage. La pression de mon talisman diminuait : je m’éloignais de Sinji. Il ne fallait pas qu’il se laisse distancer. J'avais besoin de son aide. Avant que les ennemis ne renforcent leurs rangs.
*
— Hey…
J’ouvris les yeux. Il me fallut quelques instants pour me remémorer la situation : j’avais fini par m’endormir en selle, et on m’arrachait à ma brève quiétude au plus cruel des moments. Nous arrivions en vue d’un large campement, plus d’une vingtaine de tentes brunes réparties en un cercle plus ou moins parfait. Nous avancions en terrain plat, Naimy était derrière nous et sur les uniformes des hommes qui nous dévisageaient, j’aperçus la flamme rouge des niou-hans.
Mon cœur accéléra douloureusement dans ma poitrine, ma respiration se hacha. Trop tard pour mes compagnons, pour moi. Mon talisman m’attirait toujours en arrière, mais il faudrait bien plus de deux ou trois sorciers pour me venir en aide. Le temps qu’ils trouvent du secours en nombre et me rejoignent, je serai déjà à Mérinos, ou déjà mort.
— Maintenant, FaiseurDeVoix, maintenant.
Son ronronnement ne suffit pas à m’apaiser : le froid s’insinua dans chacun de mes membres, et les ordres du chef niou-han à ses hommes m’échappèrent totalement alors que les abris défilaient sous mon regard apeuré. J’eus à peine conscience de l’arrêt de la monture. Orthag mis pied à terre, me souleva comme un fétu de paille, confia ses rênes à un subalterne et me poussa en avant.
Tous se tournaient vers moi, me dévisageaient. Chacun arrêtait sa tâche en cours, cessait sa conversation, s’immobilisait. Au premier grognement de leur chef, pourtant, ils s’éclipsaient rapidement.
Je fus conduit à un abri plus massif que les autres, probablement au centre du bivouac. Contrairement aux couchages sorciers, celui-ci était assez large pour accueillir plusieurs personnes ainsi qu’une petite table d’appoint sur laquelle trônait une lampe. On m’installa au plus loin de l’entrée et je m’assis en tailleur, heureux d’échapper à la curiosité, tétanisé pour mon avenir et la suite des événements. Les deux niou-hans déposèrent leurs affaires au sol, et sans même prononcer un mot, Orthag renvoya le jeune homme vers l’extérieur. Ce dernier emporta Aliésin.
Tout en moi se figea. Je me retrouvais seul avec lui et sans défense au milieu d’un vaste camp ennemi, sans même la proximité d’un ami auquel me raccrocher.
Orthag s’assit, détacha une boucle autour de son torse, récupéra l’objet qu’elle avait maintenu dans son dos. Il portait Ezoria depuis le début, cachée sous sa cape, son fourreau relié à une ceinture bien plus longue que la mienne. Il posa l’arme sur ses genoux, l’examina dans le secret de l’abri de toile. J’étais incapable de regarder ailleurs, bloquai sur ses doigts courant le long de l’étui protecteur, appréciant la qualité de la garde. Il mit la lame à nu, en testa les tranchants, l’équilibre, et après un temps qui me sembla infini, leva les yeux vers moi.
— Joli jouet. Un nom ?
— Ezoria.
— Le tien.
Mes lèvres se scellèrent immédiatement.
— Tu le donnes ou je le prends.
Il montra une corde qu’il portait autour du cou. Il était au courant pour les talismans et je n’étais pas surpris de la part d’un homme qui avait su devoir épargner un quatrepas. Il ne pouvait me prendre le médaillon, Sinji l’avait certifié, mais mon prénom était gravé dessus, et rien ne l’empêchait de regarder. Savait-il aussi que l’objet guidait les secours vers moi ? Probablement. Mais comment comptait-il faire face au problème ?
— Ton nom.
Le jeune homme refit son apparition avec trois bols fumants. Orthag soupira, mais accepta la nourriture et me fit signe de manger. Je surpris Ven à tendre des morceaux de venaison à Aliésin.
Je n’avais aucune faim. Mâcher et avaler me demandait un effort et mon estomac protestait, mais je m’obligeai à le faire : je devais garder mes forces. Je pris mon temps néanmoins, je retardai l’échéance. Je me doutais qu’après la question de mon identité, d’autres viendraient, d’autres auxquels je ne voudrais pas forcément répondre, et qu’il ne pourrait obtenir que par moi. Il patienta, ils patientèrent tous les deux, sans montrer aucun autre signe d’agacement que des regards insistants. Quand il me fut impossible de les faire attendre davantage, la boule au ventre, je reposais mon bol.
— Ton nom, demanda-t-il à nouveau.
Je devais faire un effort pour que mes mains ne tremblent pas. Quand il fit mine de se lever, d’une voix à peine audible, je répondis :
— Maylan.
— Plus fort.
— Maylan-Jord.
Ses yeux s’agrandirent. Un instant très bref, peut-être mon imagination. Son expression revint aussitôt à la normale : j’étais certain que le jeune homme lui-même n’avait rien remarqué. Pourtant, le chef niou-han serra un poing, sortit un document d’un des replis de sa cape. Un papier rangé dans un étui que je reconnus immédiatement : la lanière de cuir verte de Sinji en faisait encore le tour.
Le portrait de ma famille. Je frémis. Je m’étais interdit de songer à sa perte, certain qu’il s’en serait débarrassé après l’avoir consulté. Mais il l’avait gardé, et manifestement, il ne l’avait pas encore examiné. Les tentatives d’attaques de Tinam l’avaient sans doute forcé à reprendre la route au plus vite, et peut-être ne voulait-il pas que d’autres parcourent le document. Après tout, il avait dissimulé Ezoria de son mieux.
Il déplia le parchemin et cette fois, ce fut sa main à lui qui trembla, se crispa sur le papier.
— Orthag ? Il y a un souci ? questionna Ven.
Pour toute réponse il se leva, quitta la tente. Le jeune homme le regarda sortir, visiblement inquiet, puis se tourna vers moi d’un air interrogateur avant de disparaître à son tour. Il faillit en oublier Aliésin derrière lui.
Je ne comprenais pas. À quoi venais-je d’assister ? En quoi mon nom, le portrait de ma famille pouvait-il le perturber ? Maylan, prénom prophétisé comme pour tous les sorciers quelques mois après ma naissance n’appartenait qu’à moi. Jord ? Il me venait d’un oncle que je n’avais pas connu, et je ne savais même pas de quel côté. De ma mère, probablement… Je savais qu’elle avait eu des frères, une sœur. Cet Orthag avait-il connu ma famille ?
La toile était fine, et même s’ils me laissèrent seul, je ne tardais pas à entendre des brides de leurs échanges malgré le bruit qui régnait sur le reste du campement :
— … qui… passe ?
— File !
— Orthag !
— Gère les hommes.
J’entendis parfaitement la dernière phrase du chef niou-han, en revanche : il détacha chacun de ses mots, et un grand coup suivi
Je restai seul un long moment. Une fois le premier choc passé, j’explorai l’abri à la recherche de quoi que ce soit susceptible de m’aider par la suite. Mais je ne trouvais rien : quelle utilité aurais-je eue d’une cuillère en bois dont on remarquerait la disparition ? Quant à leurs sacs, je n’osais pas y toucher de peur qu’ils reviennent et me surprennent le nez dedans. Grand bien m’en prit : Orthag rentra en trombe un instant après que j’eus regagné ma place, bredouille.
— Qui est-ce ? demanda-t-il en me montrant le dessin.
— Ma famille.
— Qui ?
Je savais ce qu’il désirait, mais je n’avais pas envie de le lui donner. Il me fallut pourtant une bonne dose de courage pour répondre volontairement à côté.
— Mon père, ma mère, Aliésin et moi.
Son regard se durcit : je prenais des risques en jouant à un tel jeu.
— Leur nom !
Je ne risquais pas grand-chose, en théorie, en révélant celui de ma mère. Rien ni personne ne pourrait plus jamais l’atteindre ou lui faire du mal. Pourtant, sa réaction précédente me poussait sur mes gardes. Et s’il l’avait connu ? Elle ou un autre membre de sa famille, qu’encourais-je à révéler que je faisais bien partit de la même lignée ? Cela aggraverait-il mon cas, ou, au contraire, améliorerais-je ma situation ? Mon père, lui, se trouvait loin d’ici, sûrement à l’autre bout de l’île, et il aurait rejoint Ethenne avant que nos chemins risquent de se croiser. Et puis… Son nom, il pourrait aisément le cacher… Son visage, en revanche, déjà en possession de l’ennemi : ce serait bien plus compliqué.
La poigne d’Orthag agrippa le devant de ma tunique, m’attira à lui.
— Leur nom…
Je n’étais ni très brave ni lâche, mais je n’étais pas non plus un idiot. Orthag savait manifestement des choses sur mon peuple, il avait fait parler des gens. Comment, petit garçon, pouvais-je vraiment espérer lui tenir tête ? Mes fesses venaient de quitter le sol, et ça ne lui avait demandé aucun effort. S’il devait me briser, il y réussirait, et des images de torture parcoururent mon esprit. Les héros, même dans les histoires de ma mère, ils finissaient toujours par parler. Mais si ce que j’avouais ne plaisait pas à Orthag, je serais sans doute aussi en trop mauvais état pour fuir.
— Pour la dernière fois…
— Cédow-Nars et Carra Caval.
Il me relâcha, et sous mes yeux consternés, chiffonna le portrait qu’il jeta un peu plus loin.
— Où sont-ils ?
— Très loin d’ici.
Heureusement pour moi, il ne demanda plus rien ce soir-là. Il me jeta une cape noire au blason des niou-hans et se rassit en silence. Ven ne revint que longtemps après, visiblement vexer. Il nous regarda tour à tour, interrogateur, et fini par s’allonger à mes côtés alors qu’Orthag quittait la tente à son tour.
— Tu sais ce qui a bien pu lui prendre ? questionna le jeune homme.
Je secouai la tête et il remarqua alors le portrait toujours chiffonné dans un coin de la tente. Il se releva, le ramassa et le lissa. Il l’observa un moment, à la recherche de réponses qui ne vinrent pas, puis le plia soigneusement et me l’offrit. Quoiqu’Orthag puisse savoir sur mes proches, Ven l’ignorait visiblement.
— Tu ferais mieux de garder ça hors de sa vue.
Envahi par une bouffée de reconnaissance, j’acquiesçai, cachai mon trésor dans mes vêtements.
— Merci.
Je ne sus pas ce qu’il advint de cheval de bois offert par Ajad.