CHAPITRE 11 - Le congé

Par Nqadiri

Il existe en entreprise un mythe tenace selon lequel le congé paternité est une pause. Une parenthèse enchantée où les jeunes pères se découvrent une vocation de papa poule entre deux calls avec Amsterdam. La réalité, comme Farid le découvre, est un peu différente.

 

Jour 1 de son "congé" :

7h : Réunion "quick sync" avec Marc-Antoine pendant le biberon

8h : Call Amsterdam reporté cause explosion de couche

9h : Présentation quarterly review en visio, Rayan en guest star

10h : Le bébé vomit sur son powerpoint

 

"C'est sa façon de commenter tes slides", observe Leïla en essuyant le désastre. "Déjà un esprit critique. Il tient ça de sa mère."

 

Marc-Antoine trouve ça "adorable". Il parle même d'en faire un post LinkedIn : "La nouvelle génération de leaders en formation !"

 

Leïla hausse un sourcil : "Tu crois que vendre notre fils comme mascotte corporate avant même qu'il ne marche, c'est pas un peu prématuré ?"

 

Jour 3 :

La réalité du congé paternité version InnovCorp se précise. Entre deux "points urgents", Farid découvre que :

- Un bébé ne respecte pas les deadlines

- Les algorithmes de McKinsey ne prédisent pas les coliques

- Même Marc-Antoine ne peut pas "optimiser" un nourrisson qui pleure

 

"C'est fascinant", observe Leïla en le regardant tenter de bercer Rayan tout en participant à une conf call. "Tu essaies d'appliquer tes méthodes agiles à un être qui n'a même pas conscience de son propre pouce."

 

Le bébé hurle. Le client néerlandais s'impatiente. Farid jongle.

 

"Tu devrais faire un SWOT analysis", suggère-t-elle, moqueuse. "Forces : il a de beaux yeux. Faiblesses : il confond le jour et la nuit. Opportunités : il pourrait devenir consultant. Menaces : sa mère pourrait étrangler son père avec son oreillette Bluetooth."

 

Jour 5 :

Marc-Antoine a une "idée révolutionnaire" : transformer le congé paternité de Farid en "case study sur la parentalité corporate moderne."

 

"On va disrupter le concept même de paternité !" s'enthousiasme-t-il par Teams.

 

Leïla, qui passe devant l'écran avec Rayan, ne peut s'empêcher d'intervenir :

"Vous savez ce qui serait vraiment disruptif, Marc-Antoine ? Un père qui éteint son téléphone pendant les tétées."

 

Jour 7 :

Le département Communication veut faire un reportage : "Comment InnovCorp réinvente l'équilibre vie pro-vie perso."

 

"Parfait", sourit Leïla. "On pourra filmer Farid en train de faire un pitch pendant que le petit fait caca. Ça s'appellera : 'La synergie parfaite entre production et reproduction.'"

 

Jour 10 :

Farid commence à maîtriser l'art délicat du multitasking parental :

- Biberon dans une main

- iPad dans l'autre

- Oreillette bluetooth cachée sous un bavoir

- Présentation client en fond sonore

 

"Je m'améliore, non ?" demande-t-il fièrement à Leïla.

 

Elle le regarde, mi-amusée mi-consternée : "Oui, tu deviens excellent. À rater l'essentiel."

 

"Comment ça ?"

 

"Pendant que tu expliquais la stratégie digitale à Amsterdam, ton fils t'a fait son premier vrai sourire. Mais tu regardais tes slides."

 

Le silence qui suit est plus éloquent que tous les rapports trimestriels.

 

"Au moins", ajoute-t-elle doucement, "il aura appris tôt que son père préfère les présentations PowerPoint aux moments de vie."

 

Jour 12 :

Le petit déjeuner est interrompu par un appel "urgent" de Marc-Antoine.

 

"On a besoin de toi pour le kick-off Berlin!"

"Je suis en congé paternité..."

"C'est pour ça qu'on a inventé Teams !"

 

Leïla, qui donne le biberon à Rayan, lève les yeux au ciel.

"Tu devrais leur proposer une nouvelle fonctionnalité : 'Teams Parent Edition'. Avec des filtres pour masquer les cernes et un bouton 'mute' spécial pleurs de bébé."

 

Jour 15 :

InnovCorp lance sa campagne interne : "Nos collaborateurs, nos héros".

Farid se retrouve en photo sur l'intranet, Rayan dans les bras, costume trois pièces impeccable.

 

"Magnifique", commente Leïla. "On dirait une pub pour robot aspirateur version papa. 'Le PerfectDad 3000 : il fait tout en même temps, mais rien de bien.'"

 

Jour 18 :

Karim débarque en FaceTime au milieu d'une "réunion familiale" où Farid tente de bercer Rayan tout en participant à un call Amsterdam.

 

"Mashallah, quel talent !" ricane Karim. "Tu berces ton fils avec la même passion que tu berces tes clients - en regardant ailleurs."

 

Le bébé pleure. Le client parle chiffres. Farid jongle.

 

"Tu sais quoi ?" continue Karim. "Mes élèves de oud sont nuls, mais au moins ils sont présents. Pas comme toi qui es excellent partout et nulle part."

 

Leïla passe la tête :

"Karim ! Comment va la vie de raté qui a choisi sa famille plutôt que son bonus ?"

 

"Merveilleusement mal ! J'ai perdu mon costard mais j'ai retrouvé mon âme. Et toi, comment tu supportes ton mari-hologramme ?"

 

"Ah Farid", soupire Karim pendant que son ami tente de jongler entre son fils et son call. "Tu es devenu tellement efficace que tu arrives même à rater ta vie avec excellence."

 

Rayan pleure de plus belle. Sur l'écran du laptop, les Néerlandais s'impatientent.

 

"Performance exceptionnelle", continue Karim. "En une seule action, tu déçois à la fois ton fils, ta femme ET tes clients. C'est ce qu'on appelle de l'optimisation à la marocaine."

 

Leïla éclate de rire tout en récupérant Rayan :

"Tu vois mon fils ? Ça c'est ton oncle Karim. Il a tout raté selon InnovCorp, mais il arrive quand même à donner des leçons à ton père. La vie est pleine de paradoxes."

 

"D'ailleurs", lance Karim, "comment va Marc-Antoine ? Toujours en train de conquérir le monde, un million d’euros à la fois ?"

 

"Marc-Antoine va bien", répond Farid, tentant de garder un œil sur son call. "Il trouve que je gère parfaitement mon congé paternité."

 

"Bien sûr qu'il trouve ça parfait", ricane Karim. "Tu continues à bosser gratuitement tout en lui donnant bonne conscience. C'est le rêve humide de tout manager : un employé qui croit être en congé."

 

Sur l'écran, les Néerlandais s'agitent. Rayan redouble de pleurs.

 

"Tu sais ce qui me fascine ?" continue Karim. "C'est que même là, maintenant, en plein congé paternité, avec ton fils qui hurle et ta femme qui te fusille du regard, tu continues à hocher la tête comme un bon petit consultant. Je paris que tu viens de dire 'yes, absolutely' à quelque chose que tu n'as même pas écouté."

 

Farid rougit. C'est exactement ce qu'il vient de faire.

 

"Tiens", dit Leïla en lui tendant Rayan, "essaie de pitcher la paternité à ton fils. Peut-être qu'il sera plus convaincu que moi par tes KPIs."

 

"Tu devrais faire un slide", suggère Karim, impitoyable. "Titre : 'Comment j'ai optimisé mon absence - Success Story d'un père digital.' Sous-titre : 'La disruption par le vide.'"

 

Leïla s'assoit à côté de l'écran, Rayan enfin calmé dans ses bras.

"N'oublie pas les bullet points", ajoute-t-elle. "'Premier sourire manqué : gain de productivité de 12%. Premier mot potentiel : excellente opportunité de call avec Berlin.'"

 

"Et la conclusion en trois points", enchaine Karim. "'1- Soyez agile : votre fils comprendra. 2- Restez focus : les souvenirs sont overrated. 3- Think outside the box : mais restez dans votre bureau.'"

 

Le client néerlandais commence à s'impatienter.

"Je... je dois me concentrer sur le call", balbutie Farid.

 

"Bien sûr", dit Karim. "De toute façon, ton fils sera toujours là demain. Ah non, pardon. Il grandira. Mais bon, tu pourras toujours regarder les photos entre deux réunions."

 

"D'ailleurs", reprend Karim, "ça me rappelle ce consultant chez McKinsey. Il était tellement fier d'avoir négocié son congé paternité en jours de télétravail. Six mois plus tard, sa fille appelait l'iPad 'papa'."

 

Farid se crispe. Sur son écran, le client parle chiffres, projections, croissance.

 

"Le plus drôle", continue Leïla en berçant Rayan, "c'est que ton père était facteur, Farid. Facteur. Il gagnait en un mois ce que tu gagnes en deux jours. Mais tu sais quoi ? Il n'a jamais raté un seul de tes premiers pas."

 

"La différence", ajoute Karim, "c'est qu'il livrait des lettres. Pas son âme."

 

Le bébé gazouille doucement. Un son que Farid entend à peine, couvert par la voix du client qui parle maintenant de "next steps" et "d'action items".

 

"Le pire", soupire Karim, "c'est que je suis sûr que Marc-Antoine va transformer ça en success story. 'Comment mon meilleur élément a réinventé la paternité en mode full digital.'"

 

"Oh, il l'a déjà fait", intervient Leïla. "Il y a même eu un mail du board pour féliciter Farid de son 'engagement exemplaire pendant son congé paternité'. Apparemment, rater les premiers mois de son fils est une preuve de leadership."

 

Rayan fait un de ces sourires qui illuminent une journée. Farid le voit du coin de l'œil, mais il est trop occupé à hocher la tête aux propos du client.

 

"Tu sais ce qui me tue ?" lance Karim. "C'est que tu crois vraiment bien faire. Comme si être un bon père, c'était comme être un bon consultant : il suffit de cocher les bonnes cases au bon moment."

 

"Il a même fait un planning", ajoute Leïla. "Avec des créneaux 'qualité time' entre deux calls. Comme si l'amour, ça se timeboxait."

 

"Attends", s'étrangle Karim, "un planning de moments père-fils ? Tu peux nous le montrer ce chef-d'œuvre d'optimisation parentale ?"

 

Farid rougit mais partage son écran. Un Excel apparaît, méticuleusement organisé :

- 7h-7h15 : Câlins matinaux (si pas de call APAC)

- 12h30-13h : Déjeuner family time (sauf urgent client)

- 18h-18h30 : Quality bonding (flexible selon closing)

 

Leïla et Karim éclatent de rire simultanément.

 

"Ya Rabbi", souffle Karim. "Tu as transformé l'amour paternel en agenda Outlook. C'est peut-être ça, le vrai sens de la disruption."

 

"Mon moment préféré", pointe Leïla, "c'est la note en bas : 'Les moments père-fils peuvent être reportés en cas de priorité business.' Comme si Rayan allait gentiment arrêter de grandir en attendant que papa finisse ses slides."

 

Jour 25 du congé paternité :

Le planning est un lointain souvenir. Comme la plupart des bonnes résolutions de Farid. Les calls ont repris leur droit, de plus en plus nombreux. Les "urgences" se multiplient.

 

"Tu sais quoi ?" lance Leïla un soir, après un énième dîner en solo avec Rayan. "J'ai fait les calculs. En trois semaines de 'congé', tu as :

- Participé à 47 réunions 'urgentes'

- Manqué 12 biberons pour cause de call

- Reporté 8 bains

- Répondu à 342 mails

- Et vu ton fils environ 3h17 en tout, principalement en fond de visio."

 

"C'est faux", proteste faiblement Farid. "J'étais là physiquement..."

 

"Physiquement, oui. Comme ton oreillette Bluetooth est physiquement dans ton oreille. Ça ne veut pas dire qu'elle écoute."

 

Même sa mère, qui passe tous les jours avec ses plats et sa tendresse, commence à perdre patience.

 

"Tu sais", dit-elle en regardant Farid jongler entre son fils et son téléphone, "ton père ne connaissait pas la différence entre un KPI et un GDP. Mais il connaissait la différence entre être présent et être là."

 

"Maman..."

 

"Non, écoute-moi habibi. Il était peut-être 'juste' facteur, mais quand il rentrait, il rentrait vraiment. Pas comme toi qui es là sans être là, comme un fantôme en costume-cravate."

 

Leïla, qui berce Rayan, ajoute doucement :

"Le plus drôle dans tout ça ? C'est que tu crois vraiment être un bon père parce que tu as optimisé ton temps. Comme si l'amour c'était une question d'efficacité."

 

Jour 28 - Dernier jour du congé paternité :

 

"Bon retour parmi nous !" lance Marc-Antoine sur Teams. "On t'attend pour le grand projet Munich. D'ailleurs, ce congé était parfait pour ton personal branding. J'ai déjà trois demandes d'interview sur 'Comment être un père moderne en entreprise'."

 

Farid regarde Rayan endormi dans son berceau. Quatre semaines. Un mois de sa vie qu'il a passé à essayer d'être partout et qui s'est soldé par n'être nulle part vraiment.

 

"Au fait", continue Marc-Antoine, "le board veut te voir dès lundi. Une promotion se profile. Director avant 30 ans, tu imagines ?"

 

Dans la cuisine, Leïla prépare les biberons de la nuit. Elle a pris son rythme maintenant, seule avec le petit. Comme si elle s'était habituée à l'absence de Farid, même quand il est là.

 

"Tu sais", dit-elle sans se retourner, "Rayan a commencé à faire des bruits drôles. Mais tu étais en call avec Copenhague."

 

"L'ironie", poursuit-elle en testant la température du biberon, "c'est que pendant que tu optimisais ta paternité, ton fils a appris à vivre sans toi. C'est ça aussi, l'agilité."

 

Sur son téléphone, les notifications s'accumulent déjà pour lundi :

- 8h : Kick-off Munich

- 10h : Board meeting

- 14h : Strategic review

- 16h : Performance assessment

 

La "vraie" vie qui reprend ses droits.

 

"Tu vas leur dire quoi dans tes interviews ?" demande Leïla. "Comment tu as réussi à transformer un congé paternité en télétravail non payé ? Ou comment tu as disrupté le concept même de présence en étant constamment absent ?"

 

Rayan s'agite dans son sommeil. Farid s'approche du berceau, tend la main... son téléphone vibre. Amsterdam, encore.

 

"Tu devrais répondre", dit Leïla avec ce sourire qui fait plus mal qu'une gifle. "Après tout, c'est la seule langue que tu parles couramment maintenant. Le corporate bullshit."

 

Farid hésite, la main sur son téléphone. Dans le berceau, Rayan fait une de ces grimaces qui le font fondre habituellement. Quand il les voit.

 

"Je suis devenu quoi exactement ?" murmure-t-il.

 

"Un excellent Senior Business Developer. Un père en PowerPoint. Un mari en temps partiel." Leïla arrange la couverture de Rayan. "La success story parfaite selon InnovCorp. L'échec parfait selon tous les autres critères."

 

Son téléphone vibre à nouveau. Marc-Antoine : "Quick prep call pour lundi ?"

 

"Tu vois", dit doucement Leïla, "même ton congé paternité se termine en call. C'est presque poétique."

 

"Finalement", dit Leïla en quittant la chambre, "il aura au moins servi à quelque chose."

 

"À quoi ?"

 

"À nous montrer que même quand tu es censé être à 100% avec nous, tu restes à 100% avec eux. Au moins, les choses sont claires."

 

Elle s'arrête à la porte, se retourne une dernière fois :

"Tu sais ce qui est le plus triste ? C'est que lundi, quand tu retourneras au bureau, ni Rayan ni moi ne verrons la différence. On s'est déjà habitués à ton absence."

 

L'empereur est peut-être nu, mais au moins son agenda est rempli.

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