CHAPITRE 12 - La promotion

Par Nqadiri

Il existe deux façons de gravir les échelons dans une entreprise : rapidement en vendant son âme, ou lentement en la gardant. Farid Benmokhtar, comme tous les bons élèves de la start-up nation, a choisi la voie express.

 

Février 2028 :

"Director of Business Development Europe". Le titre résonne comme une sentence dans la salle de réunion Mindset. Sur l'écran, Marc-Antoine annonce la promotion de son poulain avec l'enthousiasme d'un vendeur d'aspirateurs qui vient de décrocher son bonus.

 

"C'est l'exemple parfait de ce qu'InnovCorp peut offrir !" s'extasie-t-il. "De junior à Director en trois ans. La preuve que notre système marche !"

 

Leïla, quand elle apprend la nouvelle, a ce sourire qui fait trembler les certitudes corporate :

"Félicitations, habibi. Tu es officiellement devenu ce contre quoi tu te battais il y a deux ans. Marc-Antoine doit être si fier de son petit Frankenstein en costume Smuggler."

 

Février 2030 :

Le même bureau, le même Farid, mais deux ans de plus et une âme en moins.

 

"Papa, regarde mon dessin !"

"Plus tard, champion. Papa doit optimiser la croissance du Q1."

"C'est quoi optimiser ?"

"Demande à maman. Elle est experte pour optimiser la vie sans papa."

 

Février 2028 :

Les félicitations pleuvent comme une averse de bullshit corporate.

"Tu es notre rising star !"

"Le perfect fit pour ce poste !"

"L'incarnation du mindset InnovCorp !"

 

Dans un coin de l'open space, Kevin murmure à Julie :

"Il est passé du côté obscur de la force plus vite que prévu."

 

Février 2030 :

Le même Farid, dans le même open space, mais avec un bureau plus grand et un cœur plus petit.

 

"Tu rentres pour dîner ?" Le message de Leïla clignote sur son écran.

 

"Call avec Munich. Désolé."

 

"Bien sûr. Je préviendrai ton fils que son père est retenu par une réunion très importante. Encore. D'ailleurs, il commence à croire que 'réunion importante' c'est le nom de ta deuxième famille."

 

Son humour est devenu aussi affûté que son regard. Une lame qui découpe avec précision les mensonges quotidiens de Farid.

 

"Ce n'est pas juste", proteste-t-il faiblement.

 

"Non, ce qui n'est pas juste c'est que ton fils dessine son père avec un téléphone à la place du cœur. Mais bon, au moins il a le sens du réalisme artistique."

 

Février 2028 :

La soirée de célébration se déroule dans un bar branché du Marais. Marc-Antoine est en forme :

"À notre nouveau Director ! La preuve vivante que le talent n'a pas de frontières !"

 

Farid sourit poliment. Il a appris à apprécier ces moments où il sert de caution diversité. Ça fait partie du job maintenant.

 

Février 2030 :

Le même bar, la même équipe, mais Farid est maintenant celui qui fait les discours.

"L'excellence est dans notre ADN..."

 

Son téléphone vibre. Leïla, encore :

"Je sais que tu es occupé à révolutionner le monde du business, mais ton fils vient de faire sa première présentation à l'école. Le sujet ? 'Mon héros'. Il a parlé de l’IA à qui il parle tous les matins. Au moins lui, il le voit tous les jours."

 

Dans sa poitrine, quelque chose se serre. Ou peut-être que c'est juste sa cravate Hermès qui l'étrangle.

 

"Tu es injuste", tape-t-il.

 

"Non, je suis réaliste. D'ailleurs, à propos de réalisme, tu sais ce que m'a dit Rayan ce matin ? 'Maman, est-ce que Papa il habitait avec nous avant ?' Même la mémoire de ton fils a optimisé ton absence."

 

Février 2028 :

"Tu te rends compte ?" dit Farid à sa mère en dévorant son couscous du dimanche. "Director à 30 ans !"

 

Elle le regarde avec ce mélange de fierté et d'inquiétude qui n'appartient qu'aux mères.

"Ton père était facteur pendant 35 ans. Même grade. Même tournée. Les gens l'appelaient 'Monsieur Mohamed'. Pas 'Director'. Mais il rentrait tous les soirs pour dîner."

 

 

Février 2030 :

Même cuisine, même couscous, mais Farid ne vient plus que quand son agenda le permet. Rayan, lui, dessine maintenant. Beaucoup. Surtout des bonshommes en costume avec des téléphones.

 

"Tu as vu comme Nouveaux Horizons grandit ?" dit sa mère. "Leïla fait un travail magnifique. La semaine dernière, trois de ses jeunes ont été reçus en prépa."

 

"Mmm", répond Farid, les yeux sur son téléphone.

 

"Elle rayonne, tu sais. Même avec Rayan tout seule, même avec l'association... Elle vit, elle. Pas comme certains qui existent seulement en digital."

 

Février 2028 :

Le jour de l'annonce officielle, Leïla berce Rayan qui fait ses dents. Entre deux pleurs de bébé, elle tente de paraître enthousiaste :

"Alors, ça y est ? Tu es dans la cour des grands ?"

 

"Tu te rends compte ? Le plus jeune Director de l'histoire d'InnovCorp !"

 

"Mmm." Elle regarde leur fils qui s'apaise enfin. "Et c'est quoi le ratio exact entre 'Director' et 'père présent' ? Tu as fait un Excel pour ça aussi ?"

 

"Leïla..."

 

"Non, je suis sincèrement curieuse. Est-ce qu'il y a un KPI pour mesurer les moments manqués avec ton fils ? Une métrique pour quantifier les 'je rentre tard ce soir' ?"

 

Février 2030 :

Même appartement, même berceuse. Mais maintenant c'est Rayan qui fait des cauchemars.

 

"Papa est où ?"

"En réunion, mon cœur."

"Encore ?"

"Toujours. Mais ne t'inquiète pas, il paraît qu'il est le meilleur Director d'Europe."

"C'est quoi un Director ?"

"C'est quelqu'un qui est très occupé à être occupé."

 

Février 2028 :

Le soir de sa promotion, Farid reçoit un message vocal de Karim :

"Mabrouk, mon frère ! J'ai appris la nouvelle. Director, rien que ça ! Mes élèves de oud pensent que c'est un instrument de musique. Je leur ai dit que non, c'est juste un autre mot pour dire 'absent professionnel'."

 

Dans son nouveau bureau avec vue sur la Défense, Farid sourit. Karim et son humour mordant. Il ne changera jamais.

 

Février 2030 :

Dans le même bureau, avec la même vue, mais le sourire a disparu. Sur son écran, une photo de Karim et sa famille au Maroc :

"Devine quoi ? Mon fils a joué son premier morceau de oud hier. J'ai pleuré comme une madeleine. Pas de bonus, pas de titre pompeux, mais j'étais là. Toi, tu as quoi ? Ah oui, une nouvelle ligne sur LinkedIn."

 

Sur son bureau, une pile de dossiers "urgent". À côté, une invitation au spectacle de fin d'année de la maternelle de Rayan. Date barrée en rouge : "Déplacement Munich".

 

Février 2028 :

Pour fêter sa promotion, Farid propose un dîner au restaurant. Leïla secoue la tête, Rayan dans les bras :

"Ton fils fait ses dents, il dort à peine et tu veux qu'on aille jouer au couple corporate ?"

 

"On pourrait le faire garder..."

 

"Par qui ? Ta mère qui le garde déjà quand tu as tes calls ? Les voisins qui le gardent quand tu as tes meetings ? Ou peut-être Marc-Antoine ? Il paraît qu'il excelle dans le baby-sitting agile."

 

Février 2030 :

Le même restaurant, vide. Farid fixe son téléphone :

Message de Leïla : "Rayan a demandé si on pouvait mettre un hologramme de toi à table. Au moins l'hologramme, il serait physiquement présent."

 

Message de Marc-Antoine : "Board meeting demain 7h. Critical."

 

Message de sa mère : "Le petit a encore pleuré en voyant des facteurs aujourd'hui. Il dit qu'eux au moins ils passent tous les jours.

 

Février 2028 :

"Il faut qu'on parle de ton package", annonce Marc-Antoine. "Voiture de fonction, bonus, stock options..."

 

Farid hoche la tête, déjà en train de calculer mentalement.

 

"Et bien sûr", poursuit son mentor, "disponibilité requise. Un Director, c'est joignable H24."

 

Le soir, quand il annonce ça à Leïla, elle a ce rire qui fait trembler les murs :

"H24 ? Parfait. Comme ça même quand tu seras là, tu ne seras pas là. L'absence, version premium."

 

Février 2030 :

Le même bureau, la même discussion sur les bonus. Mais cette fois, c'est Farid qui parle :

"Tu comprends Kevin, être Director c'est un engagement total."

 

Son téléphone vibre. Message de Leïla avec une vidéo : Rayan fait ses premiers pas de danse à son cours.

"Je sais que tu es en réunion très importante, mais je me suis dit que tu voudrais peut-être voir ton fils exister. Pour changer."

 

 

Février 2028 :

"Tu veux que j'invite Pierre à dîner ?" demande Farid avec enthousiasme. "C'est le CFO. Un dîner à la maison, ça pourrait être..."

 

"Stratégique ?" coupe Leïla. "Bien sûr. Notre appartement n'est plus qu'un open space avec une cuisine de toute façon. Et puis Rayan peut faire office de Chief Happiness Officer, il gazouille presque aussi bien que tes collègues."

 

Février 2030 :

Le dîner a lieu. Enfin. Entre deux discussions de chiffres, Pierre tente d'engager la conversation avec Rayan :

"Alors bonhomme, qu'est-ce que tu veux faire plus tard ?"

 

"Facteur", répond l'enfant sans hésiter. "Comme ça je pourrai rentrer tous les soirs à la maison."

 

Un silence gêné s'installe. Leïla sourit derrière son verre de vin :

"Au moins il a compris le concept de présence physique. C'est déjà ça."

 

Février 2028 :

L'association de Leïla obtient son premier vrai financement. Cinq gamins de banlieue vont pouvoir préparer les concours.

 

"Tu vois", dit-elle à Farid entre deux biberons, "pendant que tu optimes le capital financier, je m'occupe du capital humain. Sans PowerPoint."

 

"Tu devrais faire une présentation au board", suggère-t-il, déjà en mode networking. "Ça pourrait être une belle opportunité de..."

 

"De quoi ? De transformer des vies en métriques ? Désolée chéri, mais certaines choses ne rentrent pas dans un Excel. Comme l'amour d'un père pour son fils, par exemple."

 

Février 2030 :

L'association est devenue une référence. Cent jeunes accompagnés. Quatre-vingt pourcent de réussite.

 

"Madame Benmokhtar", demande un journaliste, "comment expliquez-vous votre succès ?"

 

"Simple", répond Leïla. "On ne fait pas de réunions. On agit. Et surtout, on est là. Vraiment là. Pas comme certains qui confondent présence et présentéisme."

 

Dans son bureau à la Défense, Farid lit l'article en ligne entre deux calls.

 

Février 2028 :

"J'ai une surprise", annonce Farid en rentrant un soir. "J'ai négocié : tous les vendredis, je finis à 18h !"

 

Leïla le regarde par-dessus Rayan endormi contre elle.

"Wahou. Tu négocies aussi bien ta vie personnelle que tes contrats. En moins rentable par contre."

 

"Tu pourrais au moins apprécier l'effort..."

 

"Oh mais j'apprécie. Je note même dans mon agenda : 'Vendredi 18h - Apparition exceptionnelle de mon mari. Si pas de calls urgent. Ni de closing. Ni de quick sync avec Amsterdam.'"

 

Février 2030 :

Un vendredi, 19h30. Le bureau de Farid est toujours allumé.

 

Message de Leïla : "Tu te souviens de ta promesse des vendredis ? Rayan s'en souvient lui. Il a arrêté de t'attendre par contre. L'intelligence émotionnelle, ça s'optimise plus vite que les process, on dirait."

 

Sur son écran, une présentation pour lundi clignote. À côté, une photo de son fils au parc. Prise par sa mère, évidemment. Lui était en call.

 

Février 2028 :

La fête de promotion bat son plein. Marc-Antoine lève son verre :

"Pour comprendre Farid, il faut le voir comme une fusée : il ne peut aller que vers le haut !"

 

"Et comme une fusée", murmure Leïla à sa voisine, "plus il monte, plus il s'éloigne de la terre ferme."

 

Dans son cosy, Rayan dort paisiblement, inconscient que son père vient de franchir un nouveau seuil dans l'art de l'absence.

 

Février 2030 :

Même bar, même ambiance. Cette fois, c'est Farid qui fait les discours.

 

"Le succès, c'est une question de priorités..."

 

Son téléphone vibre. Une vidéo de Leïla :

Rayan devant son école.

"Alors mon cœur, c'était bien aujourd'hui ?"

"Oui ! La maîtresse a demandé ce que faisaient nos papas. J'ai dit que le mien il était très fort pour dire 'je te rappelle dans cinq minutes'."

 

En fond sonore, le rire de Leïla. Ce rire qui fait encore trembler les certitudes de Farid, quand il prend le temps de l'écouter.

 

Février 2030 :

Le bureau de Farid, tard un soir. Ou tôt un matin, il ne sait plus très bien. Sur son écran, un mail d'un client mécontent clignote. À côté, une photo de Rayan qui souffle ses bougies d'anniversaire. Sans lui, évidemment.

 

Son téléphone vibre. Leïla. Il hésite, puis décroche.

 

"Oui ?"

 

"Je veux divorcer."

 

Trois mots. Simples, directs, imparables. Comme Leïla.

 

"Quoi ? Mais..."

 

"Il n'y a pas de mais, Farid. Il y a juste toi, moi, et tout ce qu'il y a entre nous. Ton absence. Ton travail. Tes priorités."

 

Un silence. Puis :

"Je ne peux plus continuer comme ça. Rayan ne peut plus. On mérite mieux qu'un fantôme en costume-cravate."

 

"Leïla, attends, on peut en discuter..."

 

"Discuter ? C'est nouveau ça. D'habitude tu préfères les slides. Peut-être que tu pourrais faire un PowerPoint sur les raisons de sauver notre mariage ? Avec un joli graphique sur le taux d'absence accepté par trimestre ?"

 

Sa voix est calme. Trop calme. Comme une sentence sans appel.

 

"Je suis désolé", murmure-t-il. Mais il est déjà trop tard. Il le sait.

 

"Moi aussi, Farid. Moi aussi."

 

Le clic de la ligne coupée. Le silence du bureau. Et soudain, la réalisation : il a tout gagné. La carrière, le statut, le salaire.

 

Mais il a tout perdu. Sa femme. Son fils. Sa vie.

 

L'empereur est enfin habillé. Mais il est seul sur son trône.

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