Les oreilles de Lyra bourdonnaient malgré le silence ambiant. Son cœur battait dans ses tempes, tel le tambour annonçant la mort. Ses mains tremblaient et une sueur froide coulait le long de son dos, collant sa robe à sa peau. La voix de l’empereur porta loin dans l’immense salle.
- Vous portez tous les deux des glyphes et, à ce titre, vous réclamez tous les deux le trône de Valdoria, une province dont je serais ravi d’être débarrassé de la charge.
Au moins une chose vraie parmi tout ce que Kaelan avait dit.
- Je n’ai pas la compétence de déterminer lequel des deux est le véritable porteur de glyphes et ce savoir ayant été perdu, nul ne possède le savoir nécessaire pour vous départager.
Allait-il les tuer tous les deux pour s’épargner ce choix ? Lyra blêmit tandis que Ash se retenait de bailler. Comment faisait-il pour être aussi serein ?
- Je ne vois qu’une seule manière de régler ce conflit pacifiquement, indiqua l’empereur.
Lyra secoua la tête en fronçant les sourcils. Y avait-il vraiment une solution simple et évidente ?
- Elle ne s’y attend vraiment pas, s’amusa l’empereur tandis que des gloussements parcouraient la foule. Yanill, mon fils, dis à la dame la solution.
- Il suffit qu’ils se marient, dit l’enfant. Comme ça, ils auront tous les deux le trône demandé.
L'esprit de Lyra était un tourbillon de pensées chaotiques. Comment en était-elle arrivée là ? Chaque décision qu'elle avait prise semblait l'avoir menée inexorablement vers ce moment cauchemardesque. Elle se sentait piégée, comme un animal acculé dans sa tanière.
- Je ne vais pas l’épouser ! s’écria Lyra en désignant Ash de sa main tendue. Il a essayé de me tuer ! Il a placé le bout de sa dague sur mon cœur ! Si une magicienne n’avait pas donné sa vie pour me protéger, il aurait réussi !
- Honnête, murmura la femme.
Ash ne démentit pas. Il se contenta de hausser les épaules et de sourire vers l’empereur.
- Ce n’est pas la meilleure manière de débuter ce genre de relation, admit l’empereur et Ash grimaça.
- Je ne vais pas l’épouser ! insista Lyra, abasourdie et incrédule.
- Elle ne s’y attendait vraiment pas, répéta l’empereur en secouant la tête tandis que la cour explosait de rire. Je ne t’envie guère, Ash. Gouverner avec ça à tes côtés… Il faut sacrément du courage. Heureusement que ma femme n’est pas aussi godiche. Elle m’est d’un soutien précieux.
- Je n’en doute pas, répondit Ash. Je ferai avec, Majesté.
Godiche ? répéta Lyra en pensées. Si son esprit se rebella d’abord contre cette insulte, il l’accepta ensuite. Après tout, elle ne méritait pas mieux. Un enfant avait été capable d’anticiper l’avenir mieux qu’elle. Simple paysanne, elle avait osé se croire capable d’égaler les grands de ce monde. Quelle présomption ! Elle avait suivi Kaelan et ses belles paroles sans voir la flatterie dégoulinante dont il la tartinait à longueur de journée. Jamais elle ne s’était sentie aussi mal.
- Je ne vais pas l’épouser ! bafouilla Lyra le visage en larmes. Il veut me tuer !
L’empereur se tourna vers Ash.
- Quelles assurances as-tu à lui fournir ? Après tout, godiche, peut-être, mais consciente du danger quand même.
- Je promets de ne jamais faire de mal à mon épouse et de tout mettre en œuvre pour la protéger.
- Honnête.
- Je promets de tout faire pour qu’elle soit heureuse à mes côtés.
- Honnête.
- Je ne demande qu’une chose, indiqua Ash.
- Nous t’écoutons, assura l’empereur.
- Je veux qu’elle transmette ses pouvoirs à notre premier fils lorsqu’elle arriva au terme de son existence.
- Cela fait deux promesses en une, répondit l’empereur, mais je trouve tes demandes recevables.
Deux promesses en une ? Comment ça ? Lyra ne comprenait pas.
- Pour pouvoir donner tes glyphes à votre enfant, précisa le fils de l’empereur, tu dois d’abord faire un bébé avec lui. Bébé, un. Glyphes, deux.
Il avait levé son pouce, puis son index, sur un ton laissant entendre qu’il lui parlait comme à une débile et les ricanements reprirent de plus belle. Chaque rire, chaque regard moqueur était comme un coup de poignard pour Lyra. Elle avait l'impression de se rétrécir, de vouloir disparaître dans le sol de marbre du palais. La honte brûlait ses joues. Elle aurait donné n'importe quoi pour pouvoir s'enfuir loin de ces regards cruels. Lyra n’osa pas remercier l’enfant pour ses explications - qui lui furent bien utiles – de peur de ne recevoir davantage de quolibets.
- Je ne vais pas l’épouser ! répéta Lyra, plus mal que jamais.
- Elle n’est pas en état, comprit l’empereur. Emmenez-la en bas. Nous poursuivrons cette conversation plus tard.
Des gardes empoignèrent Lyra fermement mais sans brutalité. Elle fut conduite par des escaliers vers des sous-sols où elle se retrouva enfermée seule dans une pièce aux murs recouverts de glyphes. Lorsqu’elle tenta d’utiliser la glyphe de feu pour se réchauffer, celle-ci se refusa à elle. Glyphes anti-magie, comprit-elle. Voilà qu’elle se retrouvait en prison, à la merci de Ash.
La cellule était froide et humide, l'air lourd d'une odeur de moisissure. Les glyphes anti-magie sur les murs semblaient presque vivantes, pulsant dans la pénombre comme pour se moquer de son impuissance.
Lyra fondit en larmes. Trop d’émotions. Elle vomit sur le sol avant de se recroqueviller dans un coin en sanglotant. Lyra sentit son monde s'effondrer autour d'elle. Chaque sanglot qui secouait son corps emportait un peu plus de son espoir, de sa dignité. Elle était brisée, vidée, incapable même de formuler une pensée cohérente au milieu de ce chaos émotionnel.
Les soubresauts finirent par se calmer, les larmes se tarirent, ne laissant qu’un immense vide en elle. Lyra resta assise dans le coin, prostrée, silencieuse. Elle revoyait son départ de la ferme familiale, des rêves d’aventure plein la tête. Son sang bouillait de honte.
Son esprit en quête de soutien se tourna vers Fynn et son visage dansa devant elle. Lyra le revit planter une dague en argent dans le cœur d’Omicron Elara, venue la secourir contre Ash. Lyra fut envahie d’une sensation d’inutilité et d’injustice. La magicienne était morte pour rien.
Elle se retrouva dans la pièce froide et humide auprès de Kaelan, la tête plongée dans une bassine d’eau glacée. Comment avait-elle pu laisser ce salopard se jouer ainsi d’elle ? Comment avait-elle pu ne pas le voir pour ce qu’il était ?
Elle n’avait même plus de larmes à verser. Trop de trahisons. Le monde lui paraissait insipide. Elle n’avait qu’une envie : rentrer chez elle, quitte à subir les railleries des siens. L’aventure ne la tentait plus du tout. Elle en avait assez soupé. Elle aurait voulu ne jamais partir, que Valentis ne lui transmette pas ses pouvoirs. La responsabilité se révélait bien trop lourde à porter.
Lyra fut tirée de ses pensées par l’ouverture de la porte, dévoilant une femme au regard doux, vêtue d’une robe claire, portant quelques bijoux discrets. La visiteuse entra seule.
- Bonjour, mademoiselle, dit-elle d’une voix douce et agréable. Je suis là afin de t’offrir vers un moment d’apaisement. Bain et nourriture. Cela t’intéresse ?
Lyra dut admettre apprécier la proposition. Elle avait bien besoin d’un moment de détente. Elle se leva pour suivre la femme. Lorsque cette dernière sortit, elle attrapa le poignard tendu par un garde.
- Ce n’est pas pour te faire du mal, précisa la femme. Cette arme porte une glyphe de protection.
Ce disant, il lui montra le manche sculpté, révélant un cercle rempli de courbes harmonieuses.
- Cela m’assure que tes pouvoirs resteront inopérants. Tu comprends ?
- Oui, répondit Lyra.
Elle portait une puissance à laquelle elle ne connaissait pas grand-chose. Elle acceptait volontiers que les gens autour d’elle aient peur et souhaitent s’en protéger. Elle ne voulait faire de mal à personne et n’utilisait pas la magie pour cette raison. Elle ignorait comment l’utiliser sans risque.
Elle se rendit compte que Kaelan ne lui avait pas expliqué, durant leur périple, la maîtrise de ses pouvoirs. Naïve, elle l’avait suivie les yeux fermés, trop heureuse de son future titre de reine. Quelle imbécile ! Elle s’était faite mener par le bout du nez. La culpabilité et le honte la rongeaient.
Les deux femmes arrivèrent dans une pièce enfumée de vapeur chaude à l’odeur de jasmin. Un vrai régal. La femme lui proposa de se dévêtir, ce qu’elle fit sans crainte devant cette inconnue qui s’était un peu éloignée sans la quitter des yeux.
- Je l’ignorais, dit la femme en la transperçant des yeux.
- Que je portais des glyphes ? s’étonna Lyra en constatant son regard fixé sur elle.
- Que tu es enceinte, répliqua la femme.
Lyra suivit son regard vers son ventre, certes un peu arrondi mais la jeune femme avait mis cela sur le compte des gros repas quotidiens et des gâteaux au miel offerts par Kaelan tout le long du trajet.
- Enceinte ? s’exclama Lyra avant de poser les mains sur son ventre.
Elle n’en revenait pas et pourtant, l’évidence lui sauta aux yeux. Comment avait-elle pu ne pas se rendre compte qu’elle ne saignait plus ? Obnubilée par le voyage et son futur titre de reine, elle en avait oublié de s’écouter elle-même. La révélation de sa grossesse frappa Lyra comme un coup de tonnerre. Son monde, déjà chamboulé, semblait maintenant tourner sur un axe totalement différent. Elle caressa son ventre, un mélange de peur et d'émerveillement l'envahissant.
- Depuis combien de temps es-tu là, toi ? murmura-t-elle avant de se plonger dans l’eau chaude en soupirant de bonheur.
- La saison dernière, je dirais, répondit la femme en lui apportant un savon et une éponge.
- Merci, dit Lyra. Autant de temps que ça ?
- C’est ton premier ?
Lyra acquiesça de la tête.
- Alors oui, confirma la femme. Le début de la saison dernière.
Une seule conclusion s’imposait : Fynn était le père de cet enfant. Où était-il ? Elle ne l’avait pas vu dans la salle de bal. N’aurait-il pas dû se trouver dans l’entourage de Ash ? Elle se renfrogna. L'idée que Fynn soit le père de son enfant provoqua en Lyra un tourbillon d'émotions contradictoires. Colère, tristesse et une pointe d'espoir se mêlaient dans son cœur. Que signifiait cette grossesse pour son avenir, pour ses choix ?
- Profite du bain, proposa la femme. Tu as vécu des moments difficiles. Tu as besoin de te détendre.
L’eau chaude était comme une bulle de paix dans un monde chaotique. La vapeur parfumée semblait envelopper Lyra, lui offrant un répit temporaire de ses tourments. Mais même dans ce moment de calme, l'ombre de sa situation planait, indélébile. La femme lui tendit un verre dévoilant un merveilleux goût sucré de pomme et de cannelle.
- C’est délicieux, merci.
Elle dégusta divers gâteaux sucrés pour ne sortir qu’une fois l’eau devenue tiède. Enroulée dans un drap propre, elle vit la femme lui tendre une robe jaune et verte de bien meilleure facture que celle qu’elle portait elle-même.
- C’est trop ! lança Lyra.
- Ce n’est pas assez pour une reine. Tu auras bien mieux une fois sur le trône, répliqua la femme.
- Je ne deviendrai jamais reine, répliqua Lyra d’une voix acerbe. Il est hors de question que j’épouse Ash !
- N’es-tu pas venue ici pour demander le trône ? s’étonna la femme.
- Pour empêcher Ash de l’obtenir ! répéta Lyra. Je m’en fiche, moi, de gouverner. Je voulais juste faire mon devoir, me montrer à la hauteur de ce pouvoir que j’ai reçu sans jamais le demander.
- Ton sens des responsabilités t’honore, répondit la femme.
Lyra se figea puis sourit bêtement à ce compliment.
- Merci, répondit-elle, les joues rouges.
- Je viens de te flatter, indiqua la femme en souriant.
- Me flatter ? répéta Lyra. Qu’est-ce que ça veut dire ?
- Que je t’ai complimentée sans penser ce que je disais.
- Comment ça ? insista Lyra, perdue.
- Je pense que tu es une imbécile qui s’est faite avoir en beauté. Tu n’as pas agi par sens des responsabilités mais parce que tu as suivi un beau parleur qui t’as manipulée comme un bébé.
Lyra encaissa sans s’opposer. Après tout, cette femme n’avait pas tort.
- Pourquoi m’as-tu complimentée, en ce cas ? demanda-t-elle.
- Je ne t’ai pas complimentée, rappela la femme. Je t’ai flattée. Je t’ai dis quelque chose de gentil dans le but de te plaire et non parce que je le pensais.
Lyra fronça les sourcils. Les explications de la femme sur la flatterie ouvrirent les yeux de Lyra sur un monde de manipulations qu'elle n'avait jamais soupçonné. Elle se sentit à la fois naïve et déterminée à ne plus jamais se laisser berner.
- Pourquoi quiconque ferait cela ?
- Parce qu’il espère quelque chose en retour.
- Qu’espères-tu avoir en échange de ce faux compliment ? grimaça Lyra qui ne voyait pas bien ce qu’elle pouvait donner.
- Que pourrais-je donc espérer en complimentant une reine ? répondit-elle d’un ton sarcastique.
- Je ne serai jamais reine, gronda Lyra. Je ne vais pas épouser un homme qui a essayé de me tuer.
- Hunhun, répondit la femme avant de lui proposer de la suivre.
Elle la ramena à la cellule. Le vomi avait disparu. L’endroit avait été nettoyé en son absence. La douce parenthèse se terminait.
- Tu reviendras ? lui demanda Lyra.
- Cette décision n’est pas la mienne, indiqua la femme avant que la porte ne se referme derrière elle.
Lyra sentit le poids de sa solitude l'écraser à nouveau. Le contraste entre le confort momentané et la réalité de sa situation la frappa durement, ravivant ses craintes pour l'avenir.