Les coups contre la porte se font plus forts et la voix de la femme, plus suppliante.
— Si vous m’entendez, s’il vous plaît, ouvrez-nous, mon ami est blessé...
Dos au mur, j’essaye de réfléchir. Que dois-je faire ? Et si c’était un piège ? Cyanée m’a bien dit de me méfier de toutes les personnes que je croiserai puisque j’avais tendance à donner ma confiance trop facilement. Hermès, lui, m’a laissée comme instruction de ne parler à personne pendant son absence. Pourquoi suis-je ainsi tiraillée par le doute ? Si je choisis de ne pas ouvrir la porte et qu’ils me disaient bien la vérité, j’enverrai ces gens à une mort certaine. Entre la falaise escarpée où le vent souffle et la forêt dense, ils auraient peu de chances de survivre durant la nuit. Comme pour confirmer mes pensées, au loin j’entends le hurlement d’un animal, déchirant le vacarme de la tempête. Je respire un grand coup, ma décision est prise, je vais suivre mon instinct. J'actionne le loquet tout en gardant ma dague prête à en découdre au moindre mouvement suspicieux.
Une bourrasque fait claquer la porte contre le mur et laisse entrer un couple. Face à moi, je découvre une femme transie de froid et les vêtements trempés. Arborant une cape maculée de boue, son visage est crispé de peur. À ses côtés, se trouve un homme aux cheveux bruns avec une lyre dans son dos et se tenant pitoyablement la jambe. Ils ne sont pas armés. L’odeur métallique du sang envahit mes narines. Mon cœur se serre devant cette vision et j’aide la femme à porter son compagnon sur la paillasse d’Hermès qui est la plus proche.
— Merci, murmure-t-elle tandis que le blessé tente de retenir un cri lorsque nous le déposons le plus délicatement possible.
Allongé sur le côté, il se cramponne à sa lyre et ses phalanges blanchissent. J’allume plusieurs lanternes pour observer les blessures de l’homme. Je sursaute. Il y a du sang partout ! Un frisson d’angoisse me parcourt le corps. Une flèche traverse de part en part son épaule droite et une entaille béante sur son mollet laisse s’échapper le liquide rougeâtre qui s’est mélangé à de la terre et toutes sortes de végétaux. Les lambeaux de chair pendent anormalement autour et je ne peux évaluer véritablement les dégâts. Les battements de mon cœur s’accélèrent face à la situation. Mais, je constate que le sang ne coule pas abondamment. Au contraire, il me semble que la terre assèche la plaie empêchant ainsi le liquide écarlate de se répandre. Le blessé jette un coup d’œil à sa jambe et crie de plus belle. Est-ce dû à la douleur ou à la vision effrayante que lui offre son membre. Mon instinct prend le dessus sur ma raison. Je noue négligemment mes cheveux et me lave rapidement les mains, prête à aider ce pauvre garçon.
— Que s’est-il passé ? je demande en cherchant des linges propres dans le coffre.
— Notre embarcation a été emportée par la tempête et nous avons heurté un récif.
— Et pour la flèche ?
— C’est une longue histoire, mais sachez que nous sommes innocents quoique vous diront les gardes.
— Apportez-moi le seau d’eau, j’ordonne en lui désignant du doigt tandis que je surélève la jambe de l’homme qui me fait sursauter en criant.
— Je vous interdis de trancher mon bras et ma jambe ! Plutôt mourir ! hurle l’inconnu, les yeux larmoyants.
— Avant de couper quoi que ce soit, il faudrait que je puisse examiner la plaie de votre jambe, alors, cessez de bouger, je dis en maintenant le membre blessé.
Ils étaient poursuivis par des gardes. Cette information n’augure rien de bon. Hermès serait vraiment en colère contre moi s’il savait que je n’ai pas suivi ses recommandations. Cependant, je dois mettre cela de côté pour me concentrer sur l’homme et sa blessure. Je vais faire tout ce que je peux pour le soigner et ensuite je leur demanderai de partir avant le retour du messager des dieux.
Des accidents, il y en a toujours dans une ferme. À de nombreuses reprises, j’ai assisté à ce genre de scènes. Un fermier avait eu le pied broyé sous une meule et il avait fallu le lui amputer. Ou un berger était tombé dans un ravin et les os de son bras s’étaient brisés. Ou encore cette fois où une fermière s’était coupée avec une faucille. J’imagine que ma mère Déméter aurait pu leur éviter la perte d’un membre, mais elle refusait d’intervenir dans la vie des mortels. Il fallait laisser libre cours au destin. Je n’ai jamais soigné seule une personne, mais j’ai déjà prêté main forte avec mes compagnes. Je connais les gestes, je les ai vus. Simplement, il ne faut pas céder à la panique, car c’est ainsi que l’on commet des erreurs surtout lorsqu’il s’agit de médecine. Je sais que je dois commencer par nettoyer les plaies.
Avec une timbale cuivrée, je verse délicatement l’eau afin de faire disparaître tout résidu de boue. Le blessé gesticule et jure dans une langue que je ne connais pas. La jeune femme, elle, se tient face à moi, les mains jointes et le regard inquiet.
— Si vous m’aidiez un peu, nous irions plus vite.
— Que dois-je faire ? Je n’ai jamais assisté à cela… répond l’inconnue d’une voix fluette.
— Faites comme moi, versez et nettoyez en douceur.
— Mèda par pitié je ne sens plus mon bras ! s’écrie l’homme la main tendue vers la femme.
— Cessez de vous agiter monsieur ou vous allez empirer votre cas. Je dis d’un ton ferme. Et à présent, maintenez ce linge sur le saignement.
La dénommée Mèda s’exécute sans poser plus de questions. Ses mouvements sont hésitants, presque tremblants. À croire qu’elle ne s’est jamais blessée de sa vie ! L’homme se tient le visage entre les mains et continu de gémir, tandis que mes doigts palpent sa jambe. Le tibia ne me semble pas cassé et seule la peau est écorchée. Certes, la chair à vif est terrifiante au premier coup d’œil, mais finalement je sais que je peux soigner cette blessure. Je vais récupérer le pot de miel sur l’étagère et l’amphore de vinaigre. Puis je verse le liquide à l’odeur âcre dans le récipient d’eau. Nous trempons, chacune à notre tour, un morceau de tissu dans le mélange que nous appliquons ensuite péniblement sur la plaie. Le garçon se redresse et hurle, faisant sursauter Mèda.
— Arrêtez tout, vous me brûlez la peau ! Vous me faites mal ! scande le blessé.
— Allons, il faut nettoyer votre blessure et vous nous rendez la tâche difficile !
Mon cœur se serre de le voir retenir ses larmes et cacher son visage. Je n’aime pas avoir ce rôle de tortionnaire. Mais c’est pour son bien. Plus vite nous aurons fini et plus vite il pourra se reposer. La jeune femme tente de copier mes gestes et supplie son compagnon de se laisser faire. Par la suite, j’ordonne à Mèda de déchirer des morceaux de tissu d’un drap de lin que j’avais nettoyé hier et étendu près de la fenêtre. Pendant ce temps j’ouvre le pot de miel est recouvre tout en délicatesse la plaie qui ne saigne plus. Il faut créer un pansement. C’est Médusa qui m’avait appris les vertus curatives d’un cataplasme de miel. Et d’après les soupirs de soulagement de l’homme, je me rassure en me disant que c’était vraiment ce qu’il fallait faire.
En revanche, c’est la flèche qui m’effraie. Elle me paraît terriblement longue. Les plumes au bout de la hampe de bois sont maculées de sang et de sable. Mais par chance, la pointe métallique se trouve dehors. Cependant, il se pourrait bien que la lame ait sectionné une artère ou un tendon sur son passage et en la retirant je pourrais aggraver la blessure. Mes compagnes sauraient ce qu’il faut faire. Néanmoins, auraient-elles réussi à extraire une flèche d’un mortel qui ne cesse de gesticuler et de crier de douleur ? Je ressens un terrible poids peser sur mes épaules. Si j’ai tort, je pourrais le vider de son sang ou l’estropier à vie. Mais il faut intervenir avant qu’il ne soit trop tard. Je ne peux plus reculer !
Mèda ne me quitte pas des yeux. Elle a certainement compris ce qui allait passer et attend que je procède, pensant peut-être que je suis une véritable guérisseuse. En réalité, j’espérai qu’elle pourrait me soutenir, car je sens la panique se diffuser en moi. Les pleurs étouffés de l’homme n’aident absolument pas à se concentrer. Cependant, il est nécessaire d'agir, car on ne peut laisser les plaies s’infecter. J’ai déjà vu une femme mourir à cause de fièvres et d’une blessure mal soignée. Mèda utilise un linge imbibé d’eau pour le passer sur le visage de son compagnon continuant sans relâche ses lamentations. Je me relève et me dirige vers la fenêtre ; là où se trouvent les quelques armes d’Hermès que j’ai nettoyées et aiguisées pas plus tard que ce matin.
— Allons, faites appel à votre courage, nous avons presque fini, dit la jeune femme.
— Je vais mourir, ça y est, je le sens…
— Cessez vos bêtises ! répond Mèda d'un ton sec.
— Je préfère périr Mèda que de ne plus pouvoir jouer ! À la rigueur, coupez ma jambe, mais pas mon bras !
— Vous ne pensez pas ce que vous dites, dit-elle en levant les yeux au ciel.
Je profite de cet instant pour m’avancer vers eux, le glaive d’Hermès caché dans le dos. Je dois éviter d’attirer leur attention. Je souffle pour calmer mon angoisse. La jeune fille a le visage crispé, rongé par la culpabilité. Elle cherche à apaiser le blessé, mais il n’y a rien à faire, il prend un ton dramatique et larmoyant pour décrire la douleur qui submerge sa jambe. Le voilà même qui caresse une corde de sa lyre, prêt à se donner en spectacle. C’est le moment parfait pour agir !
— Je peux sentir la pointe enfoncée dans ma chair, laissant rugir le sang de l'entaille. Il n’y a plus rien à faire et je prie les Dieux de me permettre de retrouver mon Eurydice. Adieu monde cruel ! Puissiez-vous accomplir votre quête, ma douce amie, je vous souhaite de… NON PAS MON BRAS !
L’homme blessé écarquille les yeux d’effroi en tendant la main vers moi. Ses lèvres veulent me supplier, mais la peur empêche le son de sa voix de s’échapper de sa gorge. Je me rends compte alors que je le terrifie. Mèda fait volte-face et son regard exprime à la fois la surprise et l’inquiétude. Je me tiens devant eux avec un glaive tranchant et certainement un air déterminé. Je dois agir le plus vite possible avant qu’ils ne m’interdisent d’approcher. La lourdeur de l’arme n’est plus aussi pénible qu’antérieurement. Mes mouvements sont devenus plus nets et plus précis que jamais. Je lève le bras pour prendre de l’élan et ainsi concentrer toute ma force sur le geste. Mèda comprenant ce qui s’apprête à arriver maintien de tout son poids le membre de son compagnon. Le glaive s’abat provoquant un bruit sourd tandis que Mèda crie. En voyant l’épée retomber, le blessé tourne de l’œil et s’endort sous le coup de la peur.
Je ne peux plus reculer et je dois agir vite. Grâce à la lame aiguisée, j’ai pu trancher d’un seul mouvement la hampe de la flèche qui tombe sur le sol. Je jette l’arme pratiquement en même temps et l’impact du métal fait sursauter Mèda qui sort de sa torpeur. D’un geste vif, je tire sur l’autre bout, me coupant au passage la paume de la main. Mais je m’en moque et serre les dents. La flèche retirée, j’examine la blessure prête à devoir arrêter une hémorragie. Il ne saigne pas autant que ce que je craignais. Je respire de soulagement. Par je ne sais quel miracle la pointe n’a rien endommagé !
Mèda nettoie la plaie en silence comme tout à l’heure avec l’eau vinaigrée. Je prends le temps de bander rapidement ma main et je commence à recoudre l’intérieur de la cuisse. Planter une aiguille dans la chair humaine est plus difficile et demande plus de minutie encore qu’une simple broderie sur du lin. Moi qui déteste les travaux de couture, me voilà servie ! Néanmoins, je préfère cela à cautériser une plaie. J’ai déjà senti l’odeur de chair brûlée et j’aurai trop peur de lui faire mal en ne connaissant pas bien les gestes d’une telle manœuvre. Je finis le dernier point et lâche un soupir de soulagement. Les épaules de Mèda s’affaissent. Elle aussi, semblait s’être arrêtée de respirer en attendant désespérément que je termine de soigner son compagnon. Nos regards se croisent et nous sourions fières d’avoir réussi. Dans le silence, un étrange lien vient de se créer entre nous. Nous venons de sauver la vie de l’homme. La jeune femme passe un linge sur le front du garçon.
— Pauvre Orphée, il a eu peur que vous lui coupiez le bras. C’est un artiste, il ne peut s’empêcher de ressentir les émotions plus intensément que nous autres.
— Navrée pour la frayeur, mais je sentais qu’il ne me laisserait jamais approcher avec une lame, je dis en recoiffant avec le dos de ma main une mèche de cheveux qui me gêne.
— Heureusement que vous étiez là. Je n’aurais jamais su quoi faire…
— Pour être tout à fait honnête avec vous, j’ai un peu improvisé, mais en aucun cas je n’aurais pu lui trancher un membre ! Il a eu de la chance !
— Il n’en a pas toujours eu pauvre garçon.
— Je pense qu’il devrait tout de même demander à un véritable médecin de le soigner. Si les blessures s’infectent et qu’il a de la fièvre, ce sera bien pire.
Je suis certaine qu’avec des pouvoirs de déesse j’aurai peut-être pu le soigner. C’était si frustrant de perdre autant de temps. Je constate que Mèda ne me répond plus. L'air hagard, elle semble plongée dans un souvenir lointain. Combien de temps avons-nous mis à soigner ce pauvre garçon ? L’effervescence de tout à l’heure a disparu et une soudaine fatigue envahit mon être. Je rince mes mains tachées de sang.
— Vous n’êtes pas blessée vous ? je demande en examinant l’entaille dans ma propre paume.
— Non, seulement quelques égratignures.
— N’oubliez pas de les nettoyer et badigeonnez-vous de miel, je réponds en lui tendant le pot en terre cuite.
— Merci…
En prenant le pot, Mèda pose ses mains sur les miennes. Elles sont d’une douceur et d’une chaleur agréable. Dans ses yeux, similaires à l'onyx, je peux lire de la reconnaissance. Sa peau noire brille à la lueur des flammes. Son visage plutôt rond est encerclé par ses longs cheveux noirs. Divisés en plusieurs fines tresses s’entremêlant pour n’en former qu’une, c’est une coiffure sophistiquée qui doit demander plusieurs heures pour un tel résultat. Bien qu'elle ne sourit pas, j’ai pu remarquer tout à l'heure la blancheur de ses dents et le léger écart au milieu de ses incisives. C’est tout à fait charmant. La jeune femme est plus petite que moi, mais nous devons avoir à peu près le même âge.
Mèda recule et tandis qu’elle applique le miel sur sa peau brillante je constate qu’elle grelotte. Ce ne doit pas être agréable de porter des vêtements encore humides. Je lui propose d’enlever sa cape couverte de boue et lui tend un tissu pour se sécher près du feu, ainsi qu’une de mes robes. Je lui laisse de l’intimité pour se changer tranquillement et récupère en attendant la sienne pour l’étendre. Le tissu de l’étoffe est simple, mais les finitions des broderies de l’encolure sont au fil d’or. C’est le genre de tissu dont les nymphes raffolaient, mais que ma mère Déméter nous interdisait de porter sauf lors de grandes occasions. Il est évident que cette demoiselle est de noble extraction. Je pense à l’homme endormi qui doit lui aussi avoir froid. Je vais chercher une tunique d’Hermès et la tend à la jeune femme qui hausse les sourcils.
— Vous devriez changer ses vêtements.
— Je ne vais pas déshabiller Orphée ! s’exclame-t-elle
— C’est votre compagnon tout de même !
— C’est peut-être un ami, mais n’imaginez pas que nous soyons amants ! Voyons ce serait scandaleux toute la ville en parlerait ! répond Mèda en riant.
Je souris. Après l’angoisse et la peur que nous venons de traverser, cela fait du bien un peu de légèreté. Nous examinons la silhouette endormie sur la paillasse. Dans le feu de l’action, nous ne nous sommes posé aucune question et la notion d’intimité s’était envolée. À présent que le calme est revenu, déshabiller cet homme inconscient me met dans l’embarras alors qu’il n’y a pas si longtemps je me trouvais entre ses cuisses pour le recoudre. Je sens mes joues s’empourprer. Si les nymphes étaient là, elles seraient euphoriques à l’idée de pouvoir admirer un mortel de près. Si elles me voyaient ainsi, je suis sûre qu’elles se tiendraient les côtes à force de rire. Je soupire. D’un commun accord, nous dégrafons sa tunique et le recouvrons d’une couverture. Je me permets de toucher son front afin de vérifier qu’il n’ait pas de fièvre. Lorsqu’il ne hurle pas à l’agonie, Orphée possède cette même beauté juvénile qui fait qu’on ne peut réellement lui donner d’âge comme le dieu Hermès. J’espère que le sommeil lui apporte un peu de réconfort.
C’est étrange d'avoir dans la maison deux inconnus. Hermès m’a formellement interdit d’ouvrir cette porte, mais je ne pouvais pas faire la sourde oreille à des personnes en détresse. J’essaye de me convaincre qu’il comprendra ma décision. Et puis au fond, ils vont demeurer une nuit et demain ils iront voir le médecin du village le plus proche. Je me demande bien ce qui leur est arrivé. S’ils étaient poursuivis par des gardes c’est qu’ils avaient peut-être commis un crime ou qu’ils étaient dangereux. Cependant, ils n’avaient pas d’armes avec eux. Je dois tout de même rester vigilante. J’entends la voix de Cyanée dans ma tête me réprimander : ils n’étaient pas armés certes, mais cela ne veut pas dire qu’ils sont dignes de confiance. J’attrape deux gobelets en bois et nous sers un peu de vin miellé. Puis je m’approche de Mèda qui s’est assis près de la petite cheminée et lui tend la boisson. Elle me sourit timidement.
— Trinquons à la guérison de votre ami Orphée, je dis en levant mon verre.
— Et à vos dons de guérisseuse ! ajoute Mèda.
— Il faut avouer que vous m’avez été d’une aide précieuse ! Mais dites-moi, que vous est-il arrivé avec ses gardes ? je demande espérant ne pas abriter de véritables criminels.
— Oh… trois fois rien… ce n’était qu’un malentendu… nous ne sommes que de simples voyageurs… mais nous avons été pris en chasse et rien ne s’est passé comme prévu. Orphée blessé, je ne savais pas manœuvrer une embarcation dans cette tempête, alors nous avons échoué sur la petite plage ici…
Mèda boit une gorgée et évite mon regard, certainement embarrassée. Elle hésite en racontant son histoire et cherche ses mots. Je suis sûre qu’elle me ment. La jeune femme se tient droite et la tête haute, exactement comme ma mère me l’a appris. Cette posture sied aux dames de haut rang et je doute vraiment qu’elle soit d’une caste inférieure. Sa cape pouvait faire illusion, mais les broderies de sa robe sont trop sophistiquées. Elle ne sait ni naviguer ni soigner une blessure. J’ai aussi remarqué la harpe finement ciselée d’Orphée. Je ne pense pas que tous les musiciens possèdent de tels instruments. Ils cachent quelque chose, ce ne sont pas de simples voyageurs. Pourquoi le prétendre ?
— Maintenant que j’y songe, nous n’avons pas eu le temps de nous présenter, quel est votre nom ? demande Mèda.
Je manque de m’étouffer. Voilà qui me plonge dans l’embarras à mon tour. Quel nom puis-je donner ? Qui me dit qu’elle n’a pas menti à propos du sien ? Et si jamais elle parle de moi à quelqu’un durant son voyage et que ma mère l’entend, elle pourrait la mettre sur ma piste. Mon silence devient suspect et sans réfléchir véritablement je déclare :
— Perséphone… mon nom est Perséphone.
J’avale une gorgée de vin miellé, souhaitant que le liquide sucré apaise ma langue d’avoir une nouvelle fois menti. Hermès dirait qu’au contraire j’ai bien agi pour protéger certains secrets. Pourtant je suis mal à l’aise.
— Ce n’est pas un nom très courant, s’étonne Mèda.
— Et vous venez de la ville d’Adulis ? je demande innocemment espérant changer de sujet.
— Euh… oui… mais nous n’étions que de passage… répond Mèda en buvant rapidement une gorgée.
— Je n’y suis pas encore allée. Racontez-moi, comment est-elle ?
— Comme toutes les villes, j’imagine…
— Voyons, faites un effort ! je m’exclame en nous réservant un verre de vin pour l’encourager à parler.
— Adulis est grande et majestueuse. Elle trône dans la baie face au bleu de la mer. Les vagues viennent lécher les premières marches nacrées du palais. Diverses fleurs et plantes s’entremêlent à nos maisons. Nos murs blancs sont parsemés d’éclats de coquillages et lorsque les rayons du soleil s’écrasent dans l’eau, Adulis scintille tel un saphir, raconte Mèda les yeux perdus dans le vide.
— Cela semble merveilleux, j’aimerais voir cela de mes propres yeux !
— Malheureusement, la vanité et l’orgueil ont corrompu Adulis. Je ne pouvais plus rester là-bas, je devais partir… nous ne vous importunerons pas longtemps, nous repartirons dès demain.
La voix de Mèda se brise et d’un geste vif, retire une larme qui perlait le long de sa joue. La voilà qui se lève pour se servir un autre verre. Sa main tremblote. Elle prend conscience qu’elle s’est trahie et je comprends qu’elle dissimule quelque chose de plus profond. Je ne sais pourquoi, j’ai pitié d’elle. Derrière ce masque de fierté se cache une petite fille effrayée. Elle et moi ne sommes pas si différentes. Nous gardons un secret et nous ne sommes pas celles que nous prétendons. Nous avons dû fuir un endroit que l’on aimait. Mèda semble à bout et prête à pleurer si nous continuons sur ce sujet, mais j’ai la décence d’arrêter la conversation et lui propose d’aller nous coucher.
Dehors, la tempête paraît s’être calmée. Il est temps de dormir un peu. Mèda s’installe sur la paillasse près du blessé endormi et prend soin de n’avoir aucun contact avec lui. J’éteins les lanternes et seul le feu mourant dans l’âtre éclaire doucement la pièce. Sous mon matelas de paille, je cache une dague, au cas où il se passerait encore quelque chose ce soir.
Lorsque les dernières braises disparaissent et que l’obscurité totale se fait, je distingue le bruit de sanglots étouffés. Là encore, je me retrouve en elle. La première nuit loin de la maison est affreuse. Je ressens énormément de peine pour Mèda. Je sais ce qu’elle endure au fond et ce que c’est que de pleurer toutes les larmes de son corps. Hélas, elle va devoir affronter cela seule, car je ne le suis d’aucune aide pour faire la paix avec elle-même.
Hâte d'en savoir davantage sur l'épopée traversée par Méda et Orphée, ainsi que sur les secrets qu'elle renferme !
Comment Hermès va-t-il réagir face à une telle scène ?
Quelle rencontre ! Koré donne tout ce qu'elle peut avec prudence et générosité. "l'odeur métallique du sang" ; retirer la flèche-tampon pourrait provoquer une hémorragie... Si réaliste !
Il semble que Perséphone se soit fait de nouveaux amis pour la vie, encore.
À suivre
ces deux nouveaux personnages sont intrigants, on a envie d'en savoir plus !!
vivement la suite !
petites notes:
Elle a certainement compris ce qui allait passer: ce qui allait SE passer
je ne le suis d’aucune aide: je ne LA suis d'aucune aide