Après des semaines à vivre seule dans l’attente du retour du dieu du voyage, parler avec des mortels n’était pas si désagréable. J’ai dû à peine dormir quelques heures. Malgré la fatigue, mon corps est maintenant habitué à s’éveiller aux premiers chants des oiseaux pour partir s’entraîner. Mes doigts sont douloureux et je comprends que je tiens encore sous l’oreiller la dague. Je suis plutôt fière d’avoir eu cet instinct de survie et j’espère que s’il s’était passé quelque chose j’aurais su dégainer rapidement. Je me rappelle avoir trouvé le sommeil dès que Mèda s’est arrêtée de pleurer.
Je me redresse doucement et tends l’oreille. Hormis leurs respirations profondes, pas un bruit dans la maisonnée. La fuite d’Adulis, le voyage en mer et la soirée d’hier les auront épuisés. Je m’extirpe du lit pour récupérer des vêtements posés sur le tabouret ainsi que mon armement dans le coffre. Orphée gigote un peu, mais ne se réveille pas. Je m’avance sur la pointe des pieds et délicatement, caresse son front. Tout va bien, il n’a pas de fièvre et je constate qu’aucune plaie ne s’est aggravée. Je suis agréablement surprise d’avoir réussi à le soigner. Mèda est recroquevillée sur elle-même, le visage enfoui dans la couverture. Même si je ne la connais pas, j’espère qu’elle a pu trouver un peu de réconfort dans son sommeil. Je sors de la maisonnée et pars m’entraîner.
L’air marin est vivifiant. Le ciel violacé est parsemé de nuages roses. Finalement, se lever pour aller courir sur la plage est devenu un régal pour les yeux. J’adore voir les rayons du soleil caresser la surface de l’eau. J’imagine le dieu Hélios dans une course effrénée sur son char d’or brillant de mille feux et survolant les flots. Ce doit être incroyable de voyager ainsi tous les jours. J’attache mes cheveux en une natte lâche, accroche les xiphos dans mon dos et emprunte le chemin pour la crique.
Sur la petite plage, les vagues ont déposé dans la nuit divers morceaux de bois, d’amas d’algues, de coquillages et même de pauvres poissons. La tempête était plus violente que ce que je pouvais imaginer à l’abri dans la maison. L’odeur iodée est très forte. Dans le ciel, des dizaines de mouettes piaillent. Elles virevoltent en quête de nourriture facile. Au loin, j’aperçois une masse informe et grisâtre, entourée par une nuée de volatiles. Ils planent au-dessus et fendent l’air pour se jeter dessus. À la vue du chaos qui règne sur la plage, il pourrait s’agir de la carcasse d’un animal mort durant l’orage et dérivant avec le courant marin. Mon cœur se serre devant cette scène. Je remarque sur la grève de pauvres poissons gigotant désespérément pour retourner à l’eau. Ils attirent de ce fait les prédateurs. Je sais que cela peut paraître ridicule, mais j’accours pour atteindre plus rapidement la plage !
Finalement au lieu de m’entraîner, me voilà à essayer de secourir les quelques survivants et les remettre à l’eau. Hermès se moquerait certainement de moi. Les créatures visqueuses glissent sous mes doigts. Les mouettes, elles, m’observent d’un mauvais œil. Certaines sont même effrayantes avec leur iris jaune. À plusieurs reprises il me faut hurler et gesticuler pour les éloigner. Bientôt, ma propre odeur est couverte par celle des animaux marins et de l’algue. Mes mains me dégoûtent, pourtant, je continue mon sauvetage. Je ne peux m’empêcher de crier de joie, lorsque je vois mes rescapés nager et s’enfoncer dans le bleu de l’eau. Puis j’aperçois un volatile prisonnier dans les algues et là aussi, malgré les coups de bec, je trouve une solution pour le libérer. À bout de souffle, je m'assois dans le sable, satisfaite d'avoir secouru tout être sur cette plage. J’en profite pour mettre de côté trois poissons qui n’ont, hélas, pas eu de chance, mais qui pourront servir de repas. La grève est redevenue un lieu paisible. Je rince abondamment mes mains nauséabondes.
Soudain, un bruit inhabituel attire mon attention. Je me redresse et sautille d’un rocher à l’autre afin de découvrir l'origine de ces sons. Un peu plus loin se trouve une petite embarcation près de la falaise. Elle fait des va-et-vient au gré des vagues et se cogne contre la roche. C'est certainement celle d'Orphée et Méda. Je tente de m’approcher de l’objet perdu sans avoir à nager, mais le chemin est assez périlleux. Très vite je dois m’avouer vaincue, sinon je dois me mettre à l’eau. Je n’avais jamais vu de bateau d’aussi près de ma vie ! Les seules images que j’ai en tête sont celles des ornements d’une fresque de la maison de ma mère. Je pouvais passer des heures à admirer la représentation, imaginant la sensation des roulements des vagues. Celui-ci est plus petit que ce que je pensais, mais je n’en reste pas moins émerveillée.
Hélas, il s’éloigne petit à petit. Quel dommage de laisser un si bel objet se briser contre la falaise ou être entraîné par le courant. Et puis, si je veux que ces soi-disant voyageurs repartent avant le retour d’Hermès, il vaut mieux qu’ils récupèrent leur moyen de déplacement. J’évalue les distances entre moi, ce navire, mais aussi le grand large et la masse informe grise grouillante de mouettes. Le dieu du voyage m’a bien dit de ne pas sortir de la crique, car je pourrais être emportée par les flots.
— On dirait bien qu’on ne partira pas sur ce vieux rafiot, déclare une voix féminine.
Je sursaute et découvre Mèda en équilibre sur le chemin de rochers. Ses cheveux sont relevés en un haut chignon de tresses et mon himation est retroussé sur ses hanches dévoilant ainsi ses cuisses. Un épais bracelet doré entoure sa cheville. À la lumière du jour et malgré une nuit agitée, je la trouve époustouflante de beauté. Les vagues éclaboussent la jeune femme et sa chevelure est couronnée de centaines de diamants en forme de gouttelette, disparaissant dès l’instant où elle bondit pour éviter la prochaine déferlante. Je dois lui paraître pathétique avec ma tenue d’homme et mes cheveux en bataille.
— Je ne sais pas qui a débarqué sur la plage avec ce navire, mais ce devait être un sacré marin, je dis d’un ton plaisantin.
— On prétend même que c’était le meilleur ! répond Mèda en riant.
— Ce serait dommage de perdre un si joli bateau.
— C’est à peine aussi grand qu’une coquille de noix, alors dire que c’est un "joli bateau" c’est lui faire trop d’honneur.
— L’une de nous devrait plonger pour aller le récupérer, je déclare.
— Oui vous avez raison. Allez à l’eau et rattrapez la corde, je vous attends, dit Mèda les bras croisés et se retenant de rire face à ma mine incrédule.
Il est évident que cette jeune femme est habituée à donner des ordres, mais surtout qu’elle cherche par tous les moyens à ne pas se mouiller. Elle ne cesse de gesticuler à la moindre éclaboussure. Je lève les yeux au ciel et secoue la tête. Évitons de perdre plus de temps, sinon le navire dérivera encore plus loin. Seulement je ne peux m’empêcher d’afficher un sourire espiègle en plongeant dans l’eau. J’entends les cris perçants de Mèda, horrifiée d’avoir été mouillée.
— Vous l’avez fait exprès Perséphone !
Je mets plusieurs secondes à comprendre qu’il s’agit de mon nouveau nom. Je ris et nage vers la barque. En quelques, brasse je me trouve devant le bateau. Émerveillée, je caresse le bois humide et le contourne, cherchant un endroit où je pourrais prendre appui et monter. Cela demande un gros effort de se hisser à l’intérieur. Au lieu de cela, j’attrape la corde qui flotte et nage en direction de Mèda toujours perchée sur son rocher. Elle la récupère assez maladroitement, mais parvient de justesse à ne pas tomber. Je souris et la rejoins.
— Attendez que je grimpe pour vous aider.
— Je ne suis pas si fragile, je sais tout de même retenir une barque ! s’exclame Mèda.
Au même moment, la jeune femme bascule et tombe à la mer laissant échapper un cri aigu. Je ne devrais certainement pas rire, mais c’est plus fort moi. Je ris si fort lorsque sa mine offusquée réapparait à la surface. Elle tousse et essuie frénétiquement ses yeux. Sa coiffure s’est effondrée. Je lui tends la main pour l’aider, mais elle l’ignore. Elle se débat péniblement.
— Cessez donc de vous moquer Perséphone !
— Je suis navrée, mais il m’est impossible de m’arrêter de rire lorsque vous faites cette grimace ! À voir votre visage, vous n’aimez pas beaucoup l’eau !
— Je déteste mouiller mes cheveux, ce n’est pas pareil !
— Vous sécherez au soleil, n’ayez pas peur.
La jeune femme lève les yeux au ciel, mais finit par se radoucir. Elle plaque ses tresses en arrière et observe autour d’elle.
— Vous ne craignez pas les monstres marins ?
— Je nage ici tous les jours et je n’ai vu aucun monstre.
J’insiste à nouveau en voulant lui prêter assistance. Ses lèvres pulpeuses laissent entrapercevoir un sourire éclatant. Puis, d’un geste vif, attrape ma main et m’entraîne dans l’eau. Je remonte à la surface amusée et en retour, je l’éclabousse. Elle riposte et comme deux petites filles, nous jouons dans la mer turquoise. Cela me rappelle les jeux insouciants avec mes compagnes. Nous rions à gorge déployée et ne manquons pas d’avaler de l’eau de mer. Les émotions de la veille semblent avoir disparu dans l’éclat de nos rires. Puis la jeune femme s’illumine en apercevant de jolis poissons alors je lui propose de lui montrer les merveilles que j’ai pu découvrir ces derniers jours.
L’eau de la crique est si claire, qu’elle permet aisément d'admirer le monde sous-marin malgré le picotement dans les yeux. Les algues dansent au fond de la mer, entourées de coquillages, de coraux et de quelques poissons aux écailles colorées et brillantes. Au loin, dans le bleu profond du grand large se distingue la silhouette d’un poisson. Mon attention revient sur Mèda souriante et fendant l’eau avec grâce. Le tissu de sa robe virevolte et flotte autour d’elle non sans rappeler une fleur. Je me demande si les sirènes sont aussi envoûtantes.
Lorsque nous remontons à la surface, je me surprends à me sentir heureuse de ne plus être seule. Devant moi Mèda, nage pour grimper sur le rocher. Elle sursaute, émet un cri aigu et retombe à l’eau. Un filet de sang s’échappe de sous son pied. Je me précipite pour l’aider. L’entaille a beau saigner, elle n’est que superficielle. Je lui promets de soigner cela une fois sorti de l’eau et elle se traite de maladroite. Une vague nous secoue et nous nous accrochons toutes les deux des roches. Sa peau moite effleure la mienne et sans m’en rendre compte je m’aperçois que nous sommes plus proches physiquement. Je relève les yeux, le visage de Mèda est tout proche. Son regard persan est troublant. De minuscules gouttes d’eau scintillent au bout de ses longs cils.
— Persée, tu as les yeux aussi bleus que la mer, déclare-t-elle en souriant.
— Persée ? je demande surprise par cette familiarité soudaine.
— Oui ici c’est très courant de raccourcir les noms. Par exemple le mien c’est Andromède, mais tout le monde m’appelle Mèda, dit la jeune femme en glissant une mèche de cheveux derrière mon oreille.
— "Souveraine des hommes”, c’est un nom puissant.
— Ce n’est qu’un nom, choisi par une femme avide de pouvoir... répond-elle.
Elle retire sa main et recule. Je peux lire sur son visage de la tristesse ou peut-être même de la colère. Elle secoue la tête.
Bon, occupons-nous de la barque, déclare Mèda en souriant.
Je remarque l’embarcation beaucoup plus éloignée que tout à l’heure. Derrière elle, je constate que la masse grise s’est rapprochée encore de la crique. Les mouettes continuent leur périple sur la carcasse. Nous nous écartons de la plage et nageons ensemble. Le pied de Mèda saigne toujours, mais elle ne paraît pas avoir mal ou alors elle le cache.
À mi-chemin, nous apercevons la corde qui a entraîné Mèda à l’eau. Cette fois-ci, elle semble prisonnière d’un amas d’algues gluantes et pour la libérer je tends un xiphos à la jeune femme. Elle s’exécute et revient vers moi toute souriante et victorieuse. Nous tirons péniblement sur la corde en espérant qu’en nageant ensemble, elle nous suivrait, mais c’est terriblement lourd.
Tout à coup, Méda se met à hurler !
— Un requin ! Un requin ! Il faut sortir de l’eau !
— Mais qu’est-ce que c’est qu’un requin ? je demande en tentant de couvrir sa voix.
— Un monstre qui peut manger des hommes ! crie-t-elle.
Le regard terrifié, elle pointe du doigt un aileron luisant s’éloignant de la carcasse grisâtre et venir vers nous. Il fend la surface avec rapidité. L’angoisse me gagne à mon tour. Je comprends qu’elle ne plaisante pas et que l’animal en question doit être terriblement dangereux. Le bateau est plus proche de nous, seulement nous n’arriverons pas à nous hisser, il vaut mieux se diriger vers les récifs.
— Suis-moi ! je crie à Andromède.
Puis je commence à nager le plus rapidement possible. Mon cœur bat la chamade. Nous n’avons que peu de temps pour nous mettre à l’abri. Encore quelques mètres et nous serons hors de portée. Quel soulagement lorsque ma main touche enfin l’un des rochers couverts d’algues. Nous sommes sauvées ! Je me dépêche de monter dessus et me retourne pour aider Mèda et je me rends compte seulement qu’elle ne m’a pas suivi ! Avec effroi, je l’aperçois plus loin, tentant désespérément de grimper dans le petit bateau ! Je n’en reviens pas qu’elle ne m’ait pas écoutée et à présent le requin est encore plus proche !
Je l’appelle, mais elle m’ignore. Ne prenant que mon courage à deux mains, je plonge à nouveau dans l’eau et nage aussi vite que mes forces me le permettent. Même si je la maudis intérieurement de n'en faire qu'à sa tête, je donne tout ce que j’ai pour la rejoindre avant le prédateur. Andromède pleure, à la fois effrayée, mais également de colère. Ses mains glissent contre la paroi. Un de ses ongles s’est retourné et macule de sang le bois. Plus elle tente de s’agripper et plus l’embarcation tangue sous le poids des vagues. Elle hurle d’exaspération et tape contre le petit vaisseau.
Je m’accroche à mon tour et dans le feu de l’action je plante un xiphos dans le bois. Bien tenue au bateau, je lui ordonne de poser sa jambe sur moi ainsi elle pourra prendre appuie et se soulever. Sous le coup de la panique elle arrive encore moins à agir. J’aperçois le terrifiant animal. Il n’est plus qu’à quelques mètres et il est évident que nous sommes sa cible. Le danger plane et la peur s’est emparée de nous. Je serre les dents, grogne sous l’effort, et les muscles tendus, je parviens à donner l’impulsion à Mèda qui difficilement se hisse enfin à bord. Son bracelet de cheville se brise et s’ouvre en deux.
Je ne prends même pas la peine de souffler et me cramponne à la suite de Mèda pour grimper à mon tour lorsqu'une douleur fulgurante me traverse la jambe ! Je n’ai pas le temps d’appeler à l’aide qu’une force m’entraîne sous l’eau. Tétanisée de peur, la mâchoire de la puissante créature s'est refermée sur ma jambe gauche. Je le vois enfin cet animal énorme aux dents tranchantes et à l’œil noir. La peur m'empêche de me mouvoir. Je sens ses dents acérées s'enfoncer dans ma chair et provoquer une abominable douleur dans tout mon corps. Je dois agir, je dois me reprendre sinon il me brisera la jambe ou je n'aurai plus d'air !
Je me débats et gesticule dans tous les sens. Je peux sentir la peau de ma cuisse se déchirer à chaque mouvement. Je frappe de mes poings sur la bête qui ne réagit pas. Sa peau épaisse et grisâtre ne semble pas ressentir mes coups ralentis sous l’eau. Un brouillard de bulles et de sang nous entoure. Je ne suis qu’un vulgaire morceau de viande fraîche pour l’animal sauvage qu’il est. Si seulement j’avais mes pouvoirs, je pourrais certainement m’en sortir ! Je ne peux pas mourrir maintenant !
Et soudain, je me rappelle que je ne suis plus aussi faible ! J’attrape mon autre xiphos dans le dos et le plante de toutes mes forces dans son museau. Hélas, la lame ricoche et je perds mon arme en lui laissant simplement une entaille. Pourtant le requin s’arrête surpris et secoue la tête. Je sens qu’il lâche enfin son emprise. En me libérant, je lui donne un coup de pied au passage et nage comme je le peux. Je n’ai plus de souffle. L'intérieur de ma poitrine me brûle et ma jambe me fait souffrir, mais je continue mon ascension. Plus je bouge et plus le sang rouge se propage dans le bleu de la mer. La panique dans mon cœur me pousse à nager toujours plus vite. Mais déjà derrière moi, je peux sentir la présence du prédateur à mes trousses. Je nage désespérément vers le bateau.
Lorsque j’émerge de l’eau, l’air emplit à nouveau mes poumons. Une vague s’abat sur moi et me secoue. Le bras tendu pitoyablement vers le petit bateau j’appelle Mèda.
Mais tout à coup, le requin est là et me propulse avec violence. Ma tête se cogne contre le bois de l’embarcation dans un bruit sourd. La douleur se propage à travers tout mon être. Ma vision se brouille et je sens peu à peu mon corps dériver dans les flots tout comme mon esprit. Je n’ai plus d’air... Il faut que je me reprenne. Je dois me battre ! Secouant la tête, je tire sur mes bras pour nager. Je prends conscience que le requin n’est plus à ma poursuite.
Sortant la tête de l’eau, j’aperçois Mèda, l'avant-bras en sang et en équilibre sur le bateau. Elle a retiré mon arme et s’est entaillée exprès pour attirer le prédateur. Armée de sa rame où dégouline le liquide rougeâtre le long du manche, elle frappe la surface avec vigueur. Elle me supplie de m'enfuir. La jeune femme est terrorisée et pleure. L’aileron noir du requin tourne dangereusement autour de l’embarcation. Même si elle a peur, elle cherche à faire diversion afin de me donner du temps. Malgré la souffrance dans mes membres, je m’exécute et me dirige vers le rocher le plus proche. Il est presque immergé sous l’eau avec la marée et je ne suis pas certaine d’être en sûreté. Je reprends mon souffle. Ma jambe me lance et perd beaucoup de sang à l’endroit où les crocs se sont plantés. Il va falloir agir vite.
Je saute sur un autre rocher. Quand tout à coup l’animal en furie jaillit de la mer, la gueule béante prêt à attraper tout ce qui dépassera de l’embarcation. Andromède tombe à la renverse. Le bateau est sur le point de se retourner, entraîné par la lourdeur du requin. J’aperçois le visage dévasté de la jeune femme qui se cramponne de toutes ses forces au mât. Continuant ma progression sur les récifs, je dérape à plusieurs reprises et manque de me blesser encore. Quelques mètres nous séparent. Le roulement des vagues ballote dangereusement l’embarcation et Mèda s'efforce de faire contrepoids. Il n’y a plus de temps à perdre. Je n’aurai droit qu’à une seule tentative et je hurle :
— Andromède ! Le xiphos !
En un échange de regard, la jeune femme comprend. Désespérée, elle lance maladroitement ma dague. Je m’élance dans les airs, sûre de moi. Je ressens une force et une vivacité que je n’aurais jamais cru possible. ! C'est à peine si j'ai conscience de la douleur ou même du sang qui coule le long de ma jambe. Je me suis propulsée avec une telle grâce que j'imagine seule une divinité pourrait en être capable et pourtant je ne perçois toujours pas mon pouvoir.
L’imposant animal ayant certainement remarqué ma silhouette au-dessus de la surface, surgit, dévoilant plusieurs rangées de dents acérées. Son mouvement provoque le chavirement de l’embarcation sous les cris de Mèda. J’évite la morsure fatale en pivotant, et sens le souffle de la mâchoire se refermer dans mon dos. J’attrape l’arme en plein vol et me laisse retomber en la plantant de toutes mes forces, dans les chairs de mon prédateur. La lame s'enfonce et glisse le long de son corps provoquant un violent jaillissement de sang.
Dans l’eau, le requin se débat avec virulence. Les bulles d’air et le sang de nos blessures respectives s’entremêlent. Son entaille est répugnante. Tandis que je m'éloigne effrayée, l’embarcation chavirée, déverse son contenu. Bientôt, des cordages et la voilure flottent tout autour de nous. Dans la panique et la douleur, l’animal marin lutte désespérément et ne remarque pas le piège qui se referme sur lui. Je profite de sa souffrance pour m'enfuir. Il est à présent prisonnier des cordes et de la toile maintenue par le mât renversé. Le requin ne pourra plus nous faire de mal. Je remonte à la surface.
Andromède nage péniblement vers les rochers. Elle est enfin saine et sauve. Je devrais me réjouir et me hâter de la rejoindre. Pourtant quelque chose me retient. J’aspire un grand coup et m’immerge sous l’eau. Le prédateur qui cherchait à nous manger il y a quelques minutes est emprisonné au fond de la mer. Il git pitoyablement, captif de tout le barda déchargé du bateau. Plus il se débat et plus il s’emmêle. C’est une image affreusement triste. Mon arme est plantée dans son flanc. Je remonte respirer et j’entends Mèda me crier :
— Persée, qu’est-ce que tu fabriques, sors de là !
Mais je ne l’écoute pas. Je nage vers le requin qui ne peut plus rien me faire. Ma jambe me fait mal et en observant sa plaie je me dis que nous ne sommes pas si différents. Ce requin reste un être affamé qui cherchait de quoi se nourrir. J’aurais dû me montrer plus prudente. L’animal ne se débat plus, il est calme et semble accepter son triste sort. Ses yeux noirs et froids me submergent ! Dans mon cœur, le poids de la culpabilité m’écrase. Peut-être est-ce dû au manque d’air, à la perte de sang ou seulement à mon imagination, cependant tout me pousse à penser que nous nous comprenons. Nous nous sommes bien battus. Je me risque à poser ma main sur son museau, espérant instaurer un sentiment de confiance. Étrangement, l'animal reste docile. Rapidement, je contourne le requin prisonnier et retire ma lame. Nous échangeons encore un regard. Enfin, avant de ne plus avoir d’air, je découpe grâce au xiphos le cordage et la voilure qui l’immobilisait. Sans demander son reste, le prédateur s’enfuit vers le grand large. J'espère qu'il survivra. Toute la peur de notre combat disparaît avec lui dans son sillage. Mon cœur s’apaise enfin. Mais alors ma vision commence à s’obscurcir et les abysses m’engloutissent...
***
— Revient Persée ! Réveille-toi ! Persée !
Je crois connaître cette voix. Grave et suave à la fois. Un souffle de vie emplit mon être. Je ne suis pas morte. Les ombres disparaissent peu à peu. Mon corps me fait affreusement souffrir. Quelque chose me brûle la poitrine. C’est mon cœur qui bat. Je suis secouée telle une vulgaire poupée de chiffon. Sur mes lèvres un contact chaud et humide. Je tressaute et bientôt je recrache l’eau salée. J’ouvre les yeux et découvre une femme à la chevelure de serpents noirs et auréolés de lumière. Son visage est si proche du mien. Ses mains douces encerclent mes joues. Un sourire éclatant se dessine sur cette bouche pulpeuse.
— Tu es vivante ! s’exclame-t-elle.
Son corps moite s’écrase contre le mien, nous enfonçant un peu plus dans le sable froid. Durant son étreinte, je peux sentir à travers sa poitrine son cœur tambouriner. Elle se relève et je comprends enfin qu’il s’agit d’Andromède.
— J’ai eu si peur si tu savais ! Quand j’ai vu que tu ne remontais plus je suis retournée te chercher. Tu perdais tellement de sang, heureusement que je t’ai vue soigner Orphée...
J’essaye de me redresser et tressaille sous la douleur. J’examine ma jambe et découvre un bandage très serré sur ma cuisse. Tout me revient en mémoire. Mèda aussi en porte un au bras et son himation est déchiré.
— Merci, je dis d’une voix rauque.
— Pourquoi me remercies-tu, c’est toi qui nous as sauvées de ce terrible requin !
— Sans toi je serai morte noyée... je murmure.
Andromède m’aide à me relever. C’est à peine si je peux poser le pied. Alors la jeune femme m’invite à prendre appui tandis qu’elle me retient par la taille. Avant de quitter la crique, je jette un dernier regard à la mer et découvre la coque du bateau émergeant de l’eau. Je frissonne, je pense que je ne retournerai pas me baigner avant un moment. Nous emportons les poissons que j’avais mis de côté et un des xiphos retrouvés par Mèda. Sa coiffure est complètement défaite. Les petites tresses humides s’entremêlent et ondulent sur sa peau. On pourrait presque y distinguer des serpents. Mon cœur se serre. Jamais je n’avais vécu pareille violence et je prends véritablement conscience que j’aurai pu ne pas me réveiller. Sans sa persévérance, je serai peut-être morte et Médusa aurait été oubliée de tous. Je resserre le poing. Malgré tout ce que nous venons de traverser, je sens une rage innommable contre ma mère qui a osé me retirer mon pouvoir et mon immortalité.
Dans la maisonnée, Orphée est toujours allongé et caresse nonchalamment les cordes de sa lyre, observant le plafond. Il se redresse et écarquille les yeux, surpris. Trempées, blessées et épuisées, nous formons un duo pitoyable.
— Je commençais à m’inquiéter ! Je meurs de faim, vous en avez mis du temps, j’espère que vous avez pu trouver de quoi manger ? s’exclame l'homme le sourire en coin.
Ton histoire est dans ma pàl depuis un moment, et je me suis lancée à l’occasion des Histoires d’or
Très contente de découvrir ce texte sur la mythologie, qui nous plonge très efficacement dans le décor :) Beau travail de recherche sur le monde antique, c’est très instructif !
J’aime beaucoup ce travail de mélange des mythes ;) Surtout dans ce chapitre, avec la révélation de la double identité de Perséphone/Persée : je pensais devoir lier le nom de Méda à celui de Médée, qui aurait fui les Argonautes avec Orphée pour une raison ou pour une autre… Surtout avec l’allusion à ses cheveux noirs et à son aspect fascinant. Tu m’as vraiment surprise sur ce coup-là, ce qui est toujours très chouette à la lecture ! ;) Et ça fait très plaisir de voir une héroïne prendre la place d’un énième héros mythologique ^^
Je n’ai pas forcément le temps de commenter chapitre par chapitre, mais en tout cas je vais lire la suite très vite !
Une Persé(e)phone, qui malgré l’absence de ses pouvoirs, continue de nous étonner et de faire preuve d’une très grande force !
N'étant pas 'maître es suspens' je t'avoue tout de suite que tu m'as tenue en haleine jusqu'au bout.
J'ignore ce que tu nous mitonnes de plus mais j'ai toute confiance : quelle imagination (à quoi as-tu biberonné ?) et quelle richesse descriptive, quelle virtuosité !
Ce qui est prenant avec Koré-Perséphone c'est que, malgré tout, la vie est belle. Elle sait tout savourer avec joie sans omettre d'être efficace quand il le faut... Un don ?
Évidemment je m'arrête à l'attaque du requin, le prédateur : en te lisant on a mal autant que Perséphone, on a la même terreur. Palpitant à souhait.
Mais ça ne te suffit pas. Tu lances un second combat : deux gladiateurs luttant pour leur survie. Ta narration fait que nous acceptons volontiers l'hommage que tu rends au mangeur-d'hommes (vaincu tout de même ! ) : "nous nous sommes bien battus".
En outre voici Perséphone et Méda sœurs "par le sang versé". Les Amazones vont être bien déconcertées le moment venu !
Encore stp !!
Passionnant
Je vous espère patiemment puisqu'il n'y a que 24h dans une journée et sans doute avez-vous une autre vie que celle d'écrivain.
Recevez mes sentiments respectueux.
Bravo à toi pour ce récit!!!