Chapitre 11 : Mariam - Révélation

Elle fut réveillée par des hurlements. Elle se redressa et n'eut pas besoin de tendre l'oreille pour percevoir les multiples cris provenant de l'extérieur de sa chambre. Mariam sut qu'elle rêvait. Son cauchemar avait beau être réaliste, il ne pouvait s'agir que de ça. Elle soupira. Quitte à être la proie de son imagination, autant l'être jusqu'au bout. Elle se leva, passa un châle et se dirigea vers sa porte.

Les cris étaient nombreux et proches. Mariam percevait également des bruits de voix. Tandis que certaines personnes hurlaient, d'autres bavardaient ou riaient. Mariam respira profondément avant de tourner prudemment la poignée de sa porte et de risquer un œil sur le palier.

De là où elle était, elle ne voyait pas le rez-de-chaussée. La seule chose qu'elle voyait était le haut des bâches protégeant les murs et les meubles. Toujours ce même cauchemar, pensa Mariam en méprisant son imagination pour sa pauvreté. Mariam se mit à plat ventre et rampa silencieusement vers le bord du palier. Entre les barreaux du garde-fou, elle put voir les évènements se déroulant plus bas.

Les bâches étaient couvertes de sang, ainsi que le sol. Une quinzaine de personnes était debout, femmes et hommes, dont les résidents du château. Une vingtaine de pauvres gens – femmes, hommes et enfants – se tenaient, assis, pétrifiés de terreur, contre le mur derrière lequel se trouvait le bureau de Lord Kerings.

Les hurlements venaient de la salle à manger. Sur la table, une femme criait et se débattait, en vain, contre une autre femme, sur elle, la tête dans son cou. Mariam dut reconnaître que son imagination avait fait fort, cette fois. Avoir été capable de créer un cauchemar aussi réaliste à partir du récit terminé la veille relevait de l'exploit.

Les hurlements cessèrent avec la vie de la victime. L'agresseur se releva, se lécha les lèvres avant de retrouver ses compagnons de l'autre côté de l'escalier. Mariam vit monsieur Lawzi s'approcher d'une femme agrippant sa petite fille contre elle. Elle parla dans ce que Mariam supposa être du russe. Comment son imagination arrivait-elle à reproduire aussi bien une langue inconnue ? Elle fut un peu épatée. Le palefrenier s'accroupit, sourit à la femme et lui tendit la main.

- Tu peux le faire, dit le seigneur Kervey.

La plupart des invités ne prêtaient aucune attention à la scène. Ils discutaient entre eux, dansaient au son de musiques variées, mangeaient des petits fours. Seuls le seigneur Kervey, Richard Quern et Abraham Sternam observaient Anthony Lawzi interagir avec la femme terrorisée.

La russe semblait perplexe, hésitante. Son visage passait de la peur au calme en quelques secondes. Contrôle d'émotion, comprit Mariam. Lawzi apprend. La femme se recula et serra sa fille plus fort contre elle.

- Ça viendra, le rassura le seigneur Kervey.

- Montre-lui, dit Lord Kerings. Un dessin vaut mieux qu'un long discours.

- Non, merci. Anthony a besoin de pratique, pas d'exemple.

- Allez ! Ne fais pas ton timide, insista Lord Kerings.

- Ensemble, alors, proposa le seigneur Kervey.

- Tu prends la mère. Je prends la fille.

Le seigneur Kervey hocha la tête. Les invités cessèrent de discuter pour se tourner vers les deux amis, tout sourire. Mariam n'avait pas vu Lord Kerings sourire ainsi depuis l'arrivée de la salle vidéo au château. Une femme se mit à répéter "Stiny ! Stiny !". D'autres la rejoignirent tandis qu'une partie scanda "Dracula ! Dracula !".

Une fois de plus, Mariam admira son imagination, capable de mettre tout ça en place. Mélanger ainsi différents romans pour créer cet évènement épatait Mariam. La jeune femme vit les deux hommes s'approcher de la mère et de sa fille. Elles ne bougèrent pas, terrorisées. Les invités continuaient d'acclamer leur poulain. Les seigneurs Kervey et Kerings s'avancèrent vers leur proie.

La fillette réagit la première. Elle quitta les bras de sa mère pour se jeter fébrilement dans ceux de Lord Kerings. Le seigneur Kervey regarda son ami et lui lança un regard méchant tandis que la foule clamait "Dracula" et applaudissait. La femme regarda la chair de sa chair préférer les bras d'un démon sanguinaire aux siens et elle lui hurla quelque chose en russe. Mariam n'avait pas besoin de comprendre cette langue pour imaginer une traduction du genre "Non, ma chérie, reviens, non !".

La fillette dédaigna sa mère pour le seigneur Kerings. Elle se plongea dans son regard. Lord Kerings lui murmura quelque chose à l'oreille et Mariam vit la fillette offrir sa nuque blanche au prédateur. Lord Kerings plongea vers le cou tendu. Il vit la femme se tourner vers le seigneur Kervey, les yeux pleins d'admiration.

Les pauvres gens assis par terre hurlèrent en même temps que Mariam, masquant son cri. Un flot de sang s'écoula de la fillette. Lord Kerings ne l'avait pas mordue. Il lui avait déchiqueté la carotide avant de la lâcher. Son sang se répandait rapidement sur le sol en marbre. La mère détacha immédiatement ses yeux du seigneur Kervey pour se ruer sur sa fille en hurlant.

Lord Kerings lui prit le menton et la força à le regarder. Alors que les invités hurlaient "Dracula" de plus belle, la mère oublia sa fille pour les beaux yeux de Lord Kerings. Il lui fit sucer un de ses doigts poisseux du sang de l'enfant et la femme le fit avec un enthousiasme indéniable. Mariam vit monsieur Lawzi hocher la tête d'admiration. Le seigneur Kervey accepta la défaite d'un geste.

Lord Kerings mit une main sur le cou de sa victime et serra. La femme se mit à suffoquer mais ne chercha pas un instant à se débattre. Elle fixait son agresseur avec un amour complet. Lord Kerings serra pleinement, arrachant la tête du corps. Lorsqu'il la lança vers les gens assis, les hurlements reprirent. Le corps de la femme tomba sur celui de sa fille et leurs sangs se mêlèrent.

- Toutes mes félicitations pour le charmant dessin, dit le seigneur Kervey. Qu'est-il advenu de "Tu prends la mère. Je prends la fille." ?

- J'avais envie de m'amuser, dit Lord Kerings. Tu m'en veux ?

- Absolument pas. Amuse-toi, mon ami. Ces fêtes sont là pour ça.

La soirée s'anima de nouveau. Les invités reprirent leurs discussions tandis que d'autres se dirigeaient vers les gens assis. Monsieur Lawzi s'approcha de Lord Kerings. Mariam n'attendit pas qu'il parle. Elle retourna dans sa chambre. Si le cauchemar ne voulait pas s'arrêter, elle l'y forcerait. Elle retourna dans son lit et vit la tisane de Sam sur la table de chevet. Ce truc était censé lutter contre les cauchemars. Elle but d'un trait le contenu froid.

 

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Elle se sentit secouée. Elle ouvrit péniblement les yeux pour voir une forme au-dessus d'elle. Elle cria avant de se rendre compte qu'il s'agissait de Sam.

- Désolée de te réveiller, mais il est six heures. J'ai mis la table mais le service…

- C'est moi qui suis désolée, dit Mariam. Je n'ai pas entendu le réveil. Merci d'avoir mis le couvert. J'arrive tout de suite.

Sam hocha la tête.

- Ça va ? Si tu es malade, tu peux rester au lit et te reposer.

- Non, non, j'ai juste fait un cauchemar, c'est tout.

- Malgré la tisane ? dit Sam en montrant la tasse vide qu'il tenait dans la main.

- Je ne l'ai prise qu'après…

- Après quoi ?

Mariam ne sut trop que répondre à ça. Dans son cauchemar, elle avait rêvé qu'elle buvait la tisane. Quand l'avait-elle consommée en réalité ?

- Laisse tomber, finit Mariam. Je me change et j'arrive.

Sam sortit. Mariam s'habilla rapidement et fit le service, un peu embrumée. Au milieu du petit-déjeuner, elle émergea enfin pour constater que le château était aussi propre que d'habitude. Pas de bâche, pas de sang. Les patrons étaient égaux à eux-mêmes à savoir qu'ils ignoraient totalement la jeune servante qui remplissait leurs tasses de café et leur apportait leurs croissants chauds.

Alors que Mariam dégustait son pain au chocolat, Sam apparut et s'assit à côté d'elle.

- Tu es sûre que ça va ? Ça ne t'arrive jamais de trop dormir.

- Je te l'ai dit : j'ai fait un cauchemar.

- Tu en as déjà fait et ça ne t'a jamais empêché d'être à l'heure, répliqua Sam.

- Celui-là était plus long et plus élaboré.

- Tu me racontes ?

Mariam soupira. Elle repensa à son rêve. Ses patrons étaient des Vampires. Le seigneur Kervey était Stiny et Lord Kerings Dracula.

Elle s’en souvint très nettement, alors que normalement, les rêves s’embrumaient après le réveil.

Anthony Lawzi, le palefrenier, prenait une leçon de contrôle des émotions, celui-là même qu’elle avait réussi à repousser dans les écuries.

Le professeur était Dracula, qui avait réussi à faire lécher le sang de sa propre fille à une femme russe. Mariam se souvint qu’elle s’était endormie dans l’hélicoptère, piloté par Lord Kerings, la menant au château, brutalement calmée sans raison malgré sa terreur face à l’appareil remuant en pleine tempête de neige.

Elle comprit qu’elle n’était pas douée pour repousser leurs attaques. Monsieur Lawzi n’était simplement pas compétent. Face aux autres, elle n’avait aucune chance.

Les autres ? Elle se rappela de « Passé, présent, futur » : Stiny, alias le seigneur Kervey, retiré loin des hommes et de leur technologie. Il vit entouré de ses quatre petits, dont l'un d'eux, le premier, est solitaire et n’aime pas la compagnie. Richard, Anthony et Abraham, cela faisait trois. Cela signifiait que le quatrième se trouvait actuellement devant Mariam. Sam, le cuisinier vivant dans une petite cabane au fond des bois, à la fois proche et éloigné des autres, était un Vampire. Cela expliquait qu’il les tutoie, les appelle par leur prénom et dise « nous » en se référant au groupe. « Humain » se souvint-elle l’avoir entendu se référer aux « gens ». Tout prenait sens.

Puis Stiny avait rencontré un Vampire nommé Vlad Tepes, prince de Valachie et Mariam se souvint : c’était le nom de Dracula. Tout était là, sous ses yeux. Ils ne le lui avaient en fait jamais réellement caché. Elle le savait, depuis bien longtemps, sans l’admettre.

Elle baissa les yeux. S’enfuir ? Pourquoi ? Ils ne s’étaient jamais montrés que polis, courtois et chaleureux avec elle. Elle passait d’excellents moments en compagnie de Sam qu’elle considérait comme un ami, un vrai, de la race de ceux qu’elle l’avait jamais eu avant. Elle appréciait cet endroit et ce qu’il était devenu, vivant, chaud, accueillant. Là où sa famille et le monde l’avaient rejetée, ils l’avaient acceptée, eux.

- Mariam ? l’interpela Sam.

- Je suis fatiguée, c’est tout, assura Mariam.

- Tu veux qu’on annule notre sortie à cheval tout à l’heure ?

- Non, assura Mariam. L’air frais me fera le plus grand bien.

Sam s’éloigna, l’air concerné et inquiet. Il semblait réellement s’en faire pour elle. Mariam regarda cette pièce. Hier soir, des gens étaient morts ici. Mariam frissonna avant de se reprendre. Des gens étaient morts entre ces murs et ça ne datait probablement pas d’hier. Mariam n’avait fait que changer la façade du château, rien de plus. Des horreurs s’y perpétraient déjà avant et son départ n’y changerait rien.

Elle appréciait énormément ses interactions avec Lord Kerings. Il lui avait raconté la vie de Gilles d’Helmer, le guide des avertis contrant les puissants durant une guerre sanglante ayant fait de nombreux morts parmi les Vampires et leurs chasseurs.

Mariam observa la salle à manger : une table et des chaises. Le bâtiment : des pierres surmontées d’une charpente et de quelques tuiles. Qu’elle lui ait rendu sa beauté d’antan ne changeait pas ses habitants. D’accord, ils possédaient désormais un style personnel et faisaient croire de dormir et ne mangeaient que pour donner le change mais les résidents restaient les mêmes.

Mariam devait admettre les apprécier. Elle ne se sentait pas en danger ici. Cet endroit ressemblait vraiment à un chez-soi. Elle comprit soudain le malaise de Dracula. Le château pourrait posséder toutes les qualités requises, Lord Kerings n’y serait jamais bien, car ce n’était pas chez lui. Elle le prit en pitié.

La promenade avec Sam ne lui éclaircit pas les idées. Le cuisinier ne lui tint pas rigueur de son esprit égaré. Il lui laissa son espace sans s’agacer et la remercia même d’avoir conservé la sortie malgré ses pensées explosives.

Elle servit le déjeuner sans que personne ne lui adresse la parole et l’après-midi, elle nettoya le château. Le dîner fut aussi très sobre. Lorsqu’elle s’assit dans le canapé devant Lord Kerings et son immuable fauteuil, elle avait pris sa décision.

Étrangement, bien que sachant qu’un Vampire au contrôle pouvait mordre en toute discrétion et sans transmettre le mal, Mariam était convaincue de n’avoir jamais été brutalisée de la sorte. Elle avait confiance en eux, comme si un contrat tacite les unifiait.

De ce fait, elle n’avait pas peur qu’il la blesse, mais plutôt d’être rejetée, qu’il la méprise et la prenne pour une idiote. Qu’il nie lui ferait beaucoup de mal.

- C’est si pourri que ça ? demanda-t-elle devant Lord Kerings, le visage aussi triste et défait qu’à l’habitude.

- Quoi donc ? interrogea-t-il.

S’il était surpris que Mariam lui adresse la parole au lieu de lancer le film, sa tristesse incommensurable surmontait cette émotion.

- D’être un Vampire, précisa Mariam d’une voix dénuée du moindre tremblement.

Lord Kerings la dévisagea gravement. Mariam l’observa réfléchir, prendre son temps pour peser sa réponse, pour finalement soupirer d’aise en l’entendant répondre :

- Ça dépend pour qui.

Il ne niait pas. Mariam sourit avant de prendre un visage plus en adéquation avec le moment solennel.

- C’est le fait de ne pas pouvoir vous attacher parce que vous êtes obligés de voir vos proches mourir qui vous rend si triste ? proposa Mariam.

Mariam frémit en voyant une larme rouler sur la joue de Lord Kerings.

- Oh je suis désolée ! dit-elle en s’approchant d’un bond avant de lui serrer tendrement la main.

Il observa avec gravité les doigts enlaçant les siens.

- Comment font-ils, eux ? demanda Mariam en désignant l’espace derrière elle d’un geste de la tête.

- Ils sont une famille. Ils se suffisent à eux-mêmes.

- Ils ne parviennent pas à combler votre manque affectif, comprit Mariam.

- Je suis maudit.

- Comment ça ?

Lord Kerings la déshabilla des yeux puis commença à parler.

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