Chapitre 12 : Hadjira - Don

Hadjira ne tenait pas en place. Elle sautillait d’un pied sur l’autre, avançait puis reculait, tournait en rond, souriait avant de froncer les sourcils. Ce jour était probablement le plus important de sa vie. Son avenir tout entier allait se jouer dans les prochaines heures.

Comme elle s'y attendait, Kamel, son grand-père l'avait convoquée dans sa hutte quelques instants plus tôt. Impatiente et angoissée, elle attendait que l'ancien lui permette d'entrer. À l'intérieur, elle le savait, l'attendait son époux. Désormais, elle était une femme.

Ce mariage avait-il été décidé depuis sa naissance ou bien un guerrier d'un autre clan l'avait-il vue et avait demandé sa main à son grand-père ? Elle l'ignorait. Ce qu'elle savait, c'était qu'elle allait devoir quitter les siens pour rejoindre la famille de celui qui avait été choisi pour elle. Sa mère et sa grand-mère avaient connu la même chose avant elle. Ses filles feraient de même.

Hadjira tenait à faire honneur à son clan et à ses ancêtres. Elle serait une bonne épouse. Elle avait déjà appris à nourrir puis égorger une chèvre. Elle savait les aider à mettre bas, les faire paître. Elle savait aussi plumer et cuisiner le poulet à merveille. Les colliers de perles et d'ivoire n'avaient aucun secret pour elle de même que la confection des paniers et des poteries. Enfin, elle savait construire une hutte fraîche et confortable.

Elle savait que son mari serait un homme bon, sinon, sa famille n'aurait pas accepté cette union. Il serait un bon chasseur, un bon danseur, un bon père. Il apporterait la paix et la prospérité dans sa demeure.

Hadjira raclait le sable du bout du pied devant le tissu fermant la hutte de l'ancien. Elle sursauta lorsqu'il se souleva et son cœur se mit à battre plus vite. Elle allait enfin voir le visage de l'homme avec qui elle allait partager sa vie, celui qui serait le père de ses nombreux enfants, celui qui la nourrirait et la protégerait.

Elle entra, la respiration rapide. Devant elle, assis à même un tapis tressé posé sur le sol, se tenait son grand-père. Son mari était-il la personne qui avait soulevé le rideau ? Ça aurait été un grand manque de respect !

Elle se tourna vers cette personne qui l'avait déjà contournée pour aller s’asseoir à côté de son grand-père, se considérant ainsi comme d'un rang égal au sien. En soi, c'était surprenant mais Hadjira hurla intérieurement car c'était une femme.

Une femme ? Qui osait se croire d'un rang égal au patriarche de leur clan ? C'était… Kamel ne dit rien. Il sourit même à la femme. Approuvait-il ? Qui était cette femme et où était son futur mari ?

Kamel fit signe à sa petite-fille de s’asseoir devant eux. Hadjira mit quelques instants à réagir avant d'obtempérer, toujours sous le choc.

- Hadjira, ma petite-fille, commença Kamel de sa voix grave, te voilà devenue une femme. Il est temps pour toi d'embrasser ta destinée.

Hadjira regarda autour d'elle, toujours à la recherche de son futur mari.

- Ton destin, intervint la femme, n'est pas d'être mariée. Cela ne te sera pas interdit mais ça sera ton choix et non celui de ton clan.

- Excusez-moi, vous êtes ? siffla Hadjira, peu satisfaite que cette inconnue ose lui adresser la parole sans avoir eu la politesse de se présenter avant.

Kamel sembla gêné et Hadjira le remarqua, ce qui la rembrunit. Elle ne voulait pas déplaire à son grand-père. Cependant, devait-elle laisser cette inconnue lui manquer ainsi de respect, qu'elle fut de haut rang ou non ?

- Ne vous inquiétez pas, dit la femme en posant une main sur le bras de l'ancien, sa réaction est compréhensible. Je ne me suis pas présentée.

- Mais elle a vu votre rang, elle ne devrait pas… lança Kamel en colère mais la femme le coupa d'un sourire.

- Je ne me suis pas présentée pour ne pas brusquer les choses, dit la femme en regardant Hadjira. Ça va déjà être assez difficile pour toi.

- Difficile ? s’énerva Hadjira.

Était-elle une gamine à leurs yeux pour qu'ils la maternent de la sorte ? Elle était une adulte désormais, et elle devait être considérée en tant que telle. Hadjira était verte de rage.

- Oui, très, continua la femme. Tu vas devoir quitter ton clan et peut-être ne jamais y revenir. Tu vas avoir une vie d'exil mais tu apporteras la paix et la justice avec toi.

Hadjira blêmit d'un coup. Cette femme était une … ? Non, ça n'était pas possible ! Avait-elle osé manquer de respect à… ?

- Vous êtes une prêtresse ? bredouilla Hadjira avec le peu de souffle qui lui restait.

- Et tu en es une également, répondit la prêtresse. Je me nomme Coumba. Tu peux m'appeler par mon prénom puisque tu es comme moi.

- Mais… Non, je ne suis pas… Je ne peux pas être… Je le saurais… bredouilla Hadjira.

- Tu l'es depuis ta naissance, intervint Kamel. Cependant, ce fardeau ne saurait être porté par un enfant. Une prêtresse a remarqué ton don quand tu as atteint l’âge de raison et depuis, nous savons qu'un jour, tu nous quitteras sans te marier.

L’âge de raison ? Elle se souvint d'une conversation étrange que sa mère et elle avaient eue et depuis, sa mère lui enseignait toutes sortes de choses : coudre, cuisiner et même pister, chasser… des choses qui auraient dû être réservées à des garçons. Sa mère venait-elle d'apprendre à ce moment-là que sa fille allait devoir se débrouiller toute seule ? Toute seule ? se répéta Hadjira. Ses lèvres se pincèrent et des sueurs froides descendirent le long de son dos.

- N'aie pas d'inquiétude, annonça la prêtresse Coumba en voyant la terreur sur le visage de la jeune femme, je t'aiderai. Tu ne seras pas laissée seule au début. De toute façon, nous devons d'abord te révéler ton don.

- Me révéler mon don ? répéta Hadjira sans comprendre. Je croyais… que les prêtresses avaient le don dès leur naissance…

- Bien sûr, continua Coumba, tu l'as déjà, seulement, tu ne t'en rends pas compte. Il va falloir… te le montrer. Viens, sortons. On t'attend dehors.

Ah bon ? pensa Hadjira. Les villageois sont déjà au courant ? Elle avait du mal à le croire. En même temps… les amis de son âge lui avaient fait des adieux plus que déchirants. Savaient-ils qu'ils n'auraient plus le droit de lui adresser la parole, plus le droit de la regarder dans les yeux, parce qu'elle allait accéder au rang suprême ?

Hadjira se leva et suivit Coumba et Kamel dehors, les laissant passer les premiers. Dehors, le clan attendait et nul ne leva les yeux sur elle, ni ses amis, ni son frère, ni ses deux sœurs et ni même sa propre mère. Hadjira se sentit affreusement seule. Elle fit son possible pour contenir ses tremblements et les larmes qui lui montaient aux yeux.

- Hadjira vient d'embrasser sa destinée, annonça Coumba et un silence de mort lui répondit. Elle va m'accompagner afin que je lui montre comment utiliser ses dons pour devenir une prêtresse exemplaire. En attendant, j'ai besoin que vous m'aidiez à révéler son don.

- Voici Jamil et Sounir. Ils ont été désignés par la prêtresse Mirana pour révéler le don d'Hadjira, dit Kamel.

Coumba hocha la tête et fit signe aux deux hommes de venir. Ils devaient avoir une trentaine d'années. Hadjira les regarda. Ils avaient un visage doux et avenant, la peau brune et les yeux marron. Leurs corps musclés dénotaient une parfaite santé. Elle ne les connaissait pas mais elle reconnut le collier du clan des Jihili. Il était situé de l'autre côté du grand rocher. Ces hommes avaient dû mettre au moins deux jours pour venir.

Hadjira ne voyait pas en quoi ils allaient pouvoir l'aider en quoi que ce soit. Le regard qu'elle leur porta fut neutre et ne lui apprit rien. Coumba la regardait comme si de l'eau pure allait soudainement s'écouler de son corps.

- Alors ? finit par dire Coumba, ne tenant plus devant le silence d'Hadjira.

- Alors quoi ? répondit Hadjira. J'attends qu'ils fassent quelque chose.

- Ils n'ont rien à faire. Leur simple présence devrait te suffire. Tu ne vois rien ?

- Je suis censée voir quelque chose ? s'étonna Hadjira, un peu perdue.

- Regardez-les bien et concentre-toi, dit Coumba.

Hadjira haussa les épaules avant se tourner à nouveau devant les deux hommes, qui, eux, l'évitaient du regard. Ils étaient plutôt mignons. Elle n'aurait pas été mécontente que l'un d'eux soit son futur mari. Ils portaient cependant tout deux la marque du mariage. Dommage.

- Ça y est, tu la vois ? interrogea Coumba.

- Voir quoi ? répondit Hadjira.

- Tu souriais, j'ai cru que… Tu… Tu ne vois rien ?

Hadjira lui lança un regard clair : elle n'avait pas la moindre idée de ce dont parlait la prêtresse confirmée.

- Votre sœur a-t-elle pu se tromper ? interrogea Kamel, soudain inquiet.

- Non, moi-même je vois qu'elle est une prêtresse, répondit Coumba, rassurant ainsi l'ancien.

- Alors, comment se fait-il que son don ne se révèle pas ? interrogea Kamel.

- Qu'ont-ils fait ? murmura Coumba à l'oreille du vieux.

Hadjira comprit qu'elle n'avait pas à entendre la suite et fit en sorte de ne pas écouter bien que les deux interlocuteurs ne fussent pas assez loin ni assez discrets pour qu'elle ne puisse pas entendre.

Son éducation, tout comme celle de tout son clan, était basée sur l'amour, le respect, la paix, le bonheur, la discipline. Elle faisait partie du peuple du bien. Il n'était pas question qu'elle déshonore toute sa fratrie. Elle respecta donc la volonté de la prêtresse et ne se montra pas indiscrète.

- Hadjira, dis-moi, dit Coumba à voix haute après un court instant, que penses-tu de l'adultère ?

- Pas grand-chose, dit Hadjira. Je crois que je ne vois pas vraiment la différence avec la polygamie. Souvent, on découvre après le mariage qu'on aime quelqu'un d'autre et passer du temps avec cette personne me semble naturel.

Coumba fit la moue et Kamel grimaça. Il annonça aux deux hommes qu'ils pouvaient repartir et ils obtempérèrent.

- Il y a un problème ? demanda Hadjira mais la prêtresse et son grand-père l'ignorèrent.

Kamel indiqua à tout le monde de reprendre leurs activités. Les villageois s’éloignèrent. Hadjira ne bougea pas. Elle comptait bien obtenir une réponse à sa question. Kamel ne parla qu’une fois les environs vides.

- Que fait-on maintenant ? demanda Kamel à la prêtresse. Il faut révéler son don.

- La sortir des terres bénies est la solution la plus rapide, annonça Coumba.

- N'est-ce pas dangereux ? Si vite ? Sans qu'elle n'ait son don ? Elle ne saura pas voir venir le danger.

- S'il devait se présenter, elle le verrait immédiatement.

- Seulement, de surprise, elle pourrait ne pas réagir assez vite, répliqua Kamel.

- Certes. Il lui faut donc une escorte. Je pense qu'un vieil homme n'attirera pas l'attention.

Kamel acquiesça en grimaçant de déplaisir.

- Bien, annonça la prêtresse. C'est donc décidé. Nous accompagnerons Hadjira en dehors des terres saintes afin que son don lui soit révélé. Il faut préparer ce long voyage. D'abord, il vous faudra… vous vêtir.

Kamel fit la moue. Il était clair qu’il détestait porter des vêtements. Pourquoi les habitants du grand pays haïssaient-ils ainsi le corps ? Le berceau de la vie ? La nature ? Cela le dépassait visiblement.

- Où irons-nous ? interrogea Kamel.

- À Ouel Djavir, répondit Coumba.

- À la grande ville ? Pourquoi ?

- Ça ira plus vite et puis j'ai à faire là-bas. Nous avons eu un souci avec un prêtre. Je dois rencontrer pharaon pour en discuter avec lui.

- Bon courage, rétorqua Kamel. Discuter avec un chef d'état n'est jamais chose facile.

- D'autant plus quand il s'agit de l’Égypte. Les autres pays se moquent de notre présence et apprécient même notre justice. Les égyptiens, eux, ne la tolèrent pas. Voyez-vous, pour les égyptiens, la justice, tout comme tout le reste d'ailleurs, est l'affaire des dieux. Ainsi, seuls les prêtres de Mâat, la déesse de la justice, peuvent tenir tribunal et donner une sentence. Or, nous sommes tout, sauf des prêtres de Mâat. Les égyptiens nous haïssent mais les prêtres sont moins idiots qu'ils n'y paraissent. Ils connaissent notre valeur et nous acceptent. Seulement, à Edfou, une prêtresse a été exécutée, par le peuple. J'ai été désignée par la grande prêtresse pour aller prévenir pharaon et lui demander de lancer une enquête.

- Je vois d'ici la réponse : non.

- Les égyptiens sont très pointilleux, surtout pour ce qui est administratif. La justice est importante pour eux. Nous aurons sûrement une enquête. Ils retrouveront un ou plusieurs hommes du peuple qui ont effectivement tué notre prêtresse et les tueront à leur tour. Il est toutefois évident que le prêtre, qui a sûrement dénoncé notre prêtresse, ne sera jamais inquiété. Au moins, le message sera passé auprès du peuple.

- Vous acceptez cette absence évidente de justice ? surprit Kamel.

- J'ai appris à faire avec, avoua Coumba. À force de travailler avec les égyptiens, on s'habitue à beaucoup de choses. Un œil neuf sera le bienvenu. Je comptais m'y rendre qu'après avoir guidée Hadjira mais finalement, je crois que sa présence sera une bonne chose. Cela lui fera un bon enseignement et ça m'apportera un autre regard.

- J'ai confiance en votre jugement, prêtresse, dit Kamel, mais son ton indiquait qu'il n'appréciait pas tout en restant poli.

Coumba lui sourit avant de retourner dans la hutte. Kamel donna ses ordres. Il fallait préparer un dromadaire avec de l'eau et des vivres. Le voyage serait long. Le village s’ébroua. Chacun aida de son mieux.

Hadjira s'éloigna. Elle s'assit sur la branche basse du vieil acacia qui l'avait portée dans tous ses jeux pendant son enfance.

- Sois pas triste.

Hadjira se retourna et vit Adjiir, le dernier fils de sa tante. Elle aimait beaucoup le garçon un plus jeune qu’elle. Elle lui avait appris, entre autres, à gagner aux osselets.

- Tu n'as pas le droit de me parler, fit remarquer Hadjira.

- Pardonne-moi, ô prêtresse intouchable au pouvoir incommensurable, ironisa Adjiir.

Son ton arracha un sourire à Hadjira.

- Je te remercie de ta présence, indiqua Hadjira en perdant son sourire furtif. Je suis triste. Je vais devoir partir et ne plus jamais vous revoir.

- D'abord, tu n'en sais rien. Les prêtresses bougent souvent. Ton chemin croisera peut-être de nouveau le nôtre un jour. Et puis, ton don va apporter paix et justice autour de toi. N'en es-tu pas heureuse ?

- Non, répondit Hadjira sans détour. Je ne veux pas quitter mes terres, mon peuple, les miens. Je ne veux pas de ce rang, de ce titre, de ces obligations, de tout ça. Je veux une vie simple. Je veux avoir une hutte, un mari, des enfants. Je veux juste me demander si je dois aller chercher du manioc ou des baies. Je veux élever mes enfants dans la paix, la joie et le bonheur, à l'abri du mal et de la souffrance. Je ne veux pas de cette soi-disant destinée qui, d'ailleurs, ne se montre pas.

- Ça va venir, répliqua Adjiir.

- Il va falloir que je rencontre le nouveau pharaon d’Égypte pour ça. Je n'en ai rien à faire des égyptiens. Je vais quitter les miens, ceux que j'aime, pour aller vivre au milieu des égyptiens et régler leurs problèmes, qui d'ailleurs, ne me regardent pas et dont je me fous. Mais tu as raison, je n'ai aucune raison d'être triste ou en colère. On m'a promis un avenir que je n'aurai jamais. Pourquoi ne m'a-t-on pas prévenu plus tôt ? Au moins, j'aurais pu… Je ne sais pas… En tout cas, je n'aurais pas imaginé ce futur à jamais inaccessible.

- Tu auras le droit d'avoir un mari et des enfants, lança Adjiir.

- Un mari égyptien ? Car je doute qu'un membre du peuple du bien accepte de venir vivre en Égypte avec moi. Si j'ai des enfants, ils grandiront là-bas, loin de mes racines, de ma culture, loin des miens. Ça sera ça, ma vie ? C'est de ça dont je suis censée me réjouir ?

- Nous sommes le peuple du bien et l'une de nos prérogatives est d'amener le bien jusqu'aux autres gens et pas seulement de le garder pour nous. Tu vas avoir ce rôle. De quoi te plains-tu ? C'est un honneur.

- Je le sais bien, Adjiir. J'en suis honorée mais je n'en suis pas heureuse, tu comprends ?

- Oui, je crois. Écoute, ne sois pas négative. Sois ouverte. Écoute bien la prêtresse, et tout devrait se passer à merveille. Il paraît que le don est merveilleux, qu'il est également très puissant. Je suis sûr que tu seras la meilleure prêtresse.

- Merci, Adjiir, pour ta présence et ton soutien. Je te promets d'être à la hauteur.

Adjiir enlaça sa cousine. Il savait qu'il ne la reverrait pas, malgré ce qu'il lui avait dit. Il n'était pas dupe. Elle ne reviendrait pas. Ils restèrent ainsi un moment puis Hadjira s'éloigna en lui souriant et rejoignit Coumba qui l'attendait patiemment.

Le dromadaire, debout, portait les sacs contenant tout le nécessaire pour le long voyage à venir dans le désert.

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