Chapitre 11 : Où Bartholomé se met au vert

Par Eulalie

Il fallait qu’il sache quand serait la prochaine foire de Freistadt. Il lui manquait du vert. Bartholomé dévalait les escaliers de Rheinenberg avec cette seule idée en tête, la prochaine foire de Freistadt. Il fallait qu’il aille à la foire ou il devrait aller jusqu’à Hohenbaden et subir les remarques moqueuses de son cousin. Enfin, au moins il aurait du fil.

Des pas montaient l’escalier à sa rencontre, feutrés et lent, ceux de sa mère. Prenant soudain conscience de lui-même, Bartholomé écarta de son visage les boucles blondes qui lui volaient dans les yeux et tira sur les lacets de sa chemise pour l’ajuster à son col. Puis il descendit les quelques marches qui le masquaient à sa mère.

« Bon matin, mère, savez-vous quand aura lieu la foire de Freistadt ?

– Bon matin mon fils, je suis heureuse de voir que vous quittez la chambre. La prochaine foire de Freistadt aura lieu au printemps, maintenant il y a trop de neige. »

Malgré son ton doux sa voix était fatiguée. Elle posa sur lui ses yeux clairs empreints d’amour et d’inquiétude le temps de le croiser puis, sans ralentir son pas, elle poursuivit son ascension, serrant contre elle le tablier de service chargé qu’elle avait noué sur son bliaud usé. Perplexe, Bartholomé la regarda s’éloigner voyant comme s’il le découvrait le gris qui poudrait sa couronne de tresses blondes. De la neige, déjà. L’hiver était en avance. Quelque part dans son esprit nébuleux il savait que les récoltes de vin de glace devaient être avancées, qu’il devait faire de la place dans le chais et s’assurer que le grain était à l’abri du gel, mais ces pensées ricochaient sur sa conscience comme des châtaignes mûres rebondissant sur les branches avant de choir au sol, inanimées. Une voix le tira de sa torpeur, sa sœur se tenait dans l’entrebâillement d’une porte.

« Bartholomé ? Bartholomé, tu rêves ? »

Il se sentait perdu.

« Viens avec moi, viens, je suis sûre que tu n’as encore rien mangé. »

Elle le prit doucement par le bras et le conduisit, avec la prévenance d’une garde-malade, jusque dans sa chambre qu’il venait de quitter. Puis elle l’assit dans un fauteuil près du feu et lui mit entre les mains un bol de soupe aux pois encore tiède qu’elle ne portait pas en entrant. Manger lui fit du bien, la chaleur de la soupe et celle du feu ravivaient ses sens. Anne s’affairait dans sa chambre, remettant de l’ordre sur sa table et son lit. Si elle allait derrière le lit, elle verrait…

« Oh Bartholomé, c’est somptueux !

– Il me faut du vert, du fil vert sombre et peut être aussi une nuance de brun. Je voulais aller à la foire de Freistadt. »

Il la rejoignit, s’asseyant au bord du lit, et la regarda ramasser délicatement son ouvrage. Ses mains d’ordinaire blanche étaient rougies et abîmées. Elle étendit la tapisserie sur les couvertures et, de l’index, suivit les courbes du dessin de fils. Dans un souffle, elle demanda :

« C’est le vieux chêne ? Celui d’où il était tombé ? »

Sans un mot, il acquiesca.

Lorsqu’ils avaient dix ans, Bartholomé et son ami Nicolas, le fils du métayer de son père, étaient allés une fois de plus jouer dans le vieux chêne de Piskwald. C’était un arbre centenaire au tronc gris large comme trois hommes dont les branches noueuses recouvertes de mousse abritaient une foule d’insectes colorés qu’ils aimaient observer. Leur jeu commençait presque toujours par une course à qui grimperait le plus vite jusqu’aux dernières branches et depuis que Nicolas avait grandi, la compétition était plus rude. Ce jour là cependant, il fut facile à Bartholomé de gagner car son ami glissa sur le lichen humide et fit une chute qui lui brisa la jambe. Dès qu’il apprit l’incident, le seigneur de Rheinenberg père leur interdit de retourner dans la forêt et ordonna que l’on abatte le chêne. Mais l’arbre résista étrangement. Aucune scie, aucune hache ne parvint à l’entamer assez pour endommager autre chose qu’un peu d’écorce. Devant la résistance du tronc, les fermiers coupèrent les branches les plus basses pour décourager les grimpeurs puis s’en retournèrent à leurs champs. C’était le mois de juin, l’herbe était alors haute et il fallait la faucher. Pourtant, dès le lendemain, le givre recouvrit les champs et les prés et il tomba trois jours de neige en une après-midi. Ce ne fut pas suffisant pour gâter le foin, mais assez pour que les légendes se changent en superstitions et que tout Rheinenberg se tienne loin de Piskwald, à l’exception de dame Trude qui vivait là et, dès que la jambe cassée fut remise, de Bartholomé et de son acolyte, bravant les interdits paternels. L’hiver de cette même année, Bartholomé avait perdu son père et la forêt était devenue pour lui une source de revenus plus qu’une source d’amusements. Même à cette époque là, cependant, Nicolas l’avait accompagné, renonçant lui aussi à ses jeux d’enfants. Ils avaient rêvés puis mûris ensemble.

Et maintenant, quelque chose lui avait pris cet ami, une chose qu’il avait laissée derrière lui à Castelvoyant, à laquelle il ne voulait plus penser mais qui hantait ses nuit et noircissait ses jours. Alors il avait brodé. C’était avec cet arbre que tout avait commencé, et c’était avec lui qu’il fallait que tout finisse.

Une fois de plus, sa sœur le tira de ses pensées :

« Bartholomé, il est splendide. Et il faut que tu le mettes de côté. Cela fait un mois que tu ne sors presque plus, l’hiver arrive plus tôt que prévu et nos gens sont malades. Liesel et Gunther ne peuvent pas faire tout le travail à eux seuls. Mère et moi les avons aidés de notre mieux mais c’est toi le maître de ces lieux. Nous avons tous eu du chagrin pour la mort de Nicolas et je sais combien elle te touche. Tu as le droit d’être en deuil, mais tu as le devoir de penser aux vivants. »

Ses grands yeux bleus soutenaient son regard et il acquiesça les lèvres serrées. Elle ne pouvait pas comprendre, ce n’était pas à cause de Nicolas, c’était au-delà, dans sa main droite gantée de noir, un petit point qui pulsait sous sa peau.

« Je vais ouvrir les fenêtres et tu vas sortir faire courir ton cheval. Il faudra aussi envoyer Gunther pour regarder dans ta malle, je crains qu’il n’y ait un rat. »

Suivant son regard, Bartholomé sentit son cœur accélérer dans sa poitrine. Elle avait désigné sa petite malle de voyage, rangée sous sa table de voyage et dans laquelle il avait enfermé, malgré leurs vives protestations, la cuillère et le livre qu’il avait ramené. Depuis, leurs murmures s’en échappaient, sans répit pour sa raison effrayée. Et Anne, la douce Anne, sa petite sœur, les entendait.

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Jowie
Posté le 12/12/2021
Salut Eulalie !
ça fait super longtemps… je n’ai pas été très active sur PA depuis quelques mois mais j’ai vu que je n’avais pas lu ton dernier chapitre et je me suis dit que c’était une bonne occasion de reprendre mes lectures 
En tout cas ce fut un Plaisir de me replonger dans ton univers ; j’ai d’ailleurs été surprise par la Vitesse à laquelle tout m’est revenue ! Il a suffi d’un coup d’œil au chapitre avant la chanson et voilà, j’étais prête !

J’ai tout de suite compris qu’il y avait un saut dans le temps et de lieu. J’ai été un peu surprise par cette histoire de fil, mentionnée au tout début, mais plus tard, tu expliques pourquoi il le veut et là, tout s’est arrangé dans ma tête.
La manière dont tu dévoile graduellement le délire de Bartholomé au lecteur par des détails çà et là est très adroite. Je ne sais pas pourquoi il doit absolument broder cet arbre (est-ce un élément d’auparavant que j’ai oublié ou est-ce que les explications viendront par la suite ?). Dans tous les cas, ça a l’air important !
Je suis encore triste pour la mort de Nicholas :( mais j’ai hâte de connaître la suite des aventures de Bartho, surtout maintenant qu’il est accompagné de ces objets animés !

Remarques:

Feutrés et lent -> lents
Malgré son ton doux sa voix était fatiguée -> je mettrais une virgule après “doux”
Perplexe, Bartholomé la regarda s’éloigner voyant comme s’il le découvrait le gris qui poudrait sa couronne de tresses blondes -> je pense qu’il y a des mots en trop ou des redondances (regarder/voyant/découvrait)
Une voix le tira de sa torpeur, sa sœur se tenait dans l’entrebâillement d’une porte. -> je changerais la virgule en point-virgule ici.
Ses mains d’ordinaire blanche -> blanches
Même à cette époque là -> époque-là
Ils avaient rêvés puis mûris ensemble. -> rêvé puis mûri

Bonne suite d'écriture et à bientôt j'espère !

Jowie
Eulalie
Posté le 24/01/2022
Merci Jowie d'être passée. J'ai été bien occupée cette année et j'ai laissé Bartholomé dans un tiroir trop longtemps.
Pour répondre à ton questionnement, Bartholomé brode l'arbre parce que broder lui fait du bien et que le vieux chêne est un souvenir important lié à Nicolas. C'est sa façon de faire son deuil. D'après ton commentaire j'ai l'impression que ce n'est pas clair. Est-ce que c'est ça ?
Je vais aller faire un tour du côté de ton roman, curieuse de voir où tu en es.
Jowie
Posté le 29/01/2022
Salut :)
Oui pour moi cet aspect en particulier n'était pas très clair mais comme ça faisait longtemps que je ne replongeais plus dans ton histoire, il se peut que j'aie oublié des explications que tu aurais mis auparavant (avec ma mémoire de poisson, ça ne m'étonnerait pas du tout!)
Côté Hêtrefoux, je suis actuellement en train de réécrire le troisième tome (j'en suis à peu près au 3/4). Je croise les doigts pour pouvoir le mettre sur FPA avant l'été ^^
Olek
Posté le 18/04/2021
Lalie,
Je vois que tu as changé l'ordre des évènements ! J'aime la tournure que ça prend. Au début j'ai cru à un retour en arrière dans l'intrigue.
Je n'ai pas compris directement que Bartholomé était malade, ni qu'il revenait de Castelvoyant, mais avec la fin du chapitre j'ai remis les évènements dans l'ordre.
Bartholomé est très touchant dans ce chapitre, sa faiblesse le fait redevenir humain là où il était héros.
Merci pour cette lecture !
Eulalie
Posté le 19/04/2021
Merci d'avoir pris le temps de commenter. J'ai volontairement créé une rupture entre le précédent chapitre et celui-ci. Si je comprends bien, ça a fonctionné pour toi parce que tu as pu retrouver le fil du récit.
J'ai perdu les feuilles sur lesquelles j'ai écrit la suite. Je les cherche patiemment.
Olek
Posté le 21/04/2021
Oui j'ai pu retrouvé le fil tout à fait !
Courage pour les feuilles !
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