« Vous n’êtes pas Rose, n’est-ce pas ? »
Une femme au physique de vingt-cinq ou trente ans venait de se glisser à côté de lui, s’asseyant elle aussi, sans bruit, et laissant ses pieds nus se rafraîchir dans l’eau froide. Une femme, ou plutôt la femme. La mystérieuse inconnue aux cheveux d’un rouge aussi vif que celui d’un pétale de rose en plein été.
Plongé dans ses pensées, Nathan ne l’avait remarquée que lorsqu’elle lui avait adressé la parole. Convaincu d’être en sécurité, il avait baissé sa garde. Encore une fois. Il s’estima chanceux car, même si son corps semblait pour l’instant refuser la mort catégoriquement, une telle erreur aurait pu lui coûter la vie. Encore une fois.
« Quelle perspicacité, mon garçon ! À quoi le devines-tu ?
— Rose a de l’humour, mais je ne crois pas qu’elle aurait engagé la conversation de la sorte. Cela m’étonnerait aussi qu’elle ait un quelconque intérêt à me tuer. Il ne reste ainsi plus beaucoup de possibilités. Ma théorie est que vous êtes sa jumelle maléfique, un peu comme dans une mauvaise fiction où l’auteur ne serait pas très inspiré. Ou alors, vous êtes une Ombre, ou quelqu’un qui se montre sous une apparence qui n’est pas la sienne… Je ne connais pas suffisamment les pratiques et les possibilités qu’offre la magie isorianne. Les règles de celle-ci m’échappe toujours mais j’en ai suffisamment entendu pour construire mes premières hypothèses.
— Que de belles théories… Je constate que tu ne sais encore que peu de choses. C’est parfait ainsi. Il n’en sera que plus simple de t’éliminer définitivement. »
Elle soupira, juste après avoir terminé sa phrase. Ce que signifiait ce soupir, de la lassitude, une fatigue ponctuelle, une pointe de regret… Nathan n’aurait su le deviner.
Étrangement calme, il commença à se relever et regarda derrière lui. Personne ne viendrait à son secours. Faire durer la conversation ne lui serait pas d’un grand avantage, bien que cela ne pourrait pas non plus le desservir. Des dizaines de personnes, marins, logisticiens et autres travailleurs de la mer, s’agitaient sur le port. Les témoins ne manquaient pas. Peut-être que son assassin hésiterait à agir, craignant d’attirer l’attention. Il en doutait mais, la mort s’étant physiquement incarnée et assise juste à côté de lui, à moins d’un mètre sur sa droite, on ne pouvait pas le blâmer de rechercher désespérément des raisons d’espérer.
« À moins que tu ne veuilles mourir tout de suite, tu peux te rasseoir. Je ne suis pas venue seule, tu n’as aucune chance de t’échapper. Tu mourras lorsque je l’aurai décidé. »
De sa main gauche, elle tapota le ponton, l’invitant une seconde fois de ce geste à se rasseoir. Nathan s’exécuta.
« Pourquoi faut-il absolument que je meurs ? Je ne comprends pas. Si je restais tranquillement ici, je ne gênerais pas votre roi. J’ai découvert l’Isoria il y a si peu de temps, je n’y suis pas vraiment attaché. Vous pourriez m’oublier ici ou me renvoyer chez moi, non ? »
Il n’y a pas de mal à explorer toutes ses options, n’est-ce pas ? Surtout lorsque cela permet de gagner du temps.
« Tu ne me feras pas croire que tu souhaites renoncer au trône. Et surtout… tu ne me feras pas croire que tu renoncerais à te venger. J’ai suffisamment vécu pour savoir que, même si tu étais sincère, tu changeras peut-être d’avis un jour. Je ne prendrai pas un tel risque même si, techniquement, te renvoyer chez toi…
— Alors pourquoi se fatiguer à discuter ? Je suis à votre merci. Il vous sera facile de me tuer tout de suite.
— Je ne tue jamais à la légère, quoi que tu croies.
— C’est ce que vous avez dit à ma mère lorsque vous vous êtes débarrassée d’elle ? »
Le visage de l’inconnue changea d’expression, passant d’un sourire tranquille tel que l’on a lorsque l’on domine une situation, à des traits plus tirés, plus fatigués. Plus ennuyés.
« Tu es vraiment un jeune étonnant, répondit-elle. Tu accuses sans preuve mais... je reconnais que tu as touché juste. D’une certaine façon. Je n’avais aucune intention de tuer ta mère en me rendant dans l’Autre Monde. Ce n’était pas utile. Elle était déjà affaiblie entre la perte de son phénix, son exil, sa condition… Non, ma cible était tout autre. Seulement, j’ai eu plus de mal que prévu à appréhender ce nouvel environnement, à te trouver. Lorsque j’ai commencé à la suivre avec plus d’insistance, elle ne m’a pas vraiment laissée le choix et… »
Sa phrase resta en suspens. Elle s’était tue lorsqu’elle avait remarqué le changement d’attitude de son auditeur. Un changement d’attitude prévisible.
Un changement d’attitude infime pour une personne distraite, en train de parler, mais un tel détail n’aurait su lui échapper. Observer la respiration de son adversaire, ou de sa potentielle victime, était une base qu’elle avait durement acquis depuis longtemps. Ressentir le métal froid de Crépuscule sur sa gorge ne la surprit donc pas outre mesure. La réaction du garçon était plus que compréhensible pour quiconque possédait un minimum d’empathie.
Nathan venait de prendre une décision. Il allait la tuer. De sang froid, sans peur de nourrir le moindre remord par la suite. En entendant soudain ces mots, ces aveux qu’il croyait n’entendre que dans des années, voire jamais, il se sentait bouillonner à l’intérieur. Justice devait être faite. Pour cette maman qu’on lui avait arrachée et, qui sait, l’insensible assise à côté de lui était peut-être aussi présente lors de l’assassinat de son père. Elle y avait peut-être participé ou avait quelque intérêt à le voir disparaître. Il n’avait aucun moyen d’en être sûr mais elle allait payer pour ceux qu’il ne pouvait pas encore faire payer.
Sa respiration se modifia. En l’espace d’une trentaine de secondes, elle passa de l’état stable et régulier à quelque chose de plus nerveux, s’accordant parfaitement avec sa décision impulsive.
« Tu possèdes une arme bien célèbre pour un garçon aussi méconnu. Et puis, tu n’es en Isoria que depuis quelques semaines. Je suppose que quelqu’un te l’aura donnée… pour que tu en fasses un meilleur usage que ce que tu t’apprêtes à faire, je n’en doute pas.
— Je n’ai aucune leçon à recevoir d’une meurtrière de votre espèce ! »
Les yeux dans le vague, elle lui répondit d’un ton neutre.
« Tu es vite prompt à juger une femme que tu ne connais pas… surtout pour quelqu’un qui s’apprête à devenir lui-même un meurtrier. Y as-tu réfléchi, Nathaniel ? Es-tu prêt à franchir ce cap ? Tu seras ensuite, pour le restant de tes jours, ce pour quoi tu me condamnes. »
Ne pas l’écouter. Surtout, ne pas l’écouter. Elle cherchait à rentrer dans sa tête, à sauver sa peau. Il disposait d’une opportunité unique d’en finir avec elle, de l’envoyer brûler en enfer pour l’éternité…
Instant de doute. Trop tard. Une main se referma sur son poignée, une autre main le repoussa, la dague lui échappa et…
**PLOUF** il se retrouva dans l’eau.
« Pff… Tu ne vaux pas mieux que les autres Sentinelles. Finissons-en. »
Au moment où elle prononçait ses derniers mots, Nathan remarqua quelque chose de nouveau depuis son humide position d’infériorité. Alors que l’inconnue aux cheveux rouges était clairement au-dessus de lui, le surplombant, debout sur le ponton, un animal aux poils blancs apparut à son côté.
Un chat.
Non… Était-ce possible ?
« Vous… vous êtes une Sentinelle ? Ou un Maître ? Vous avez un phénix ? »
Nathan eut du mal à poser cette question, essoufflé après sa chute et nageant sur place pour se maintenir à la surface.
« Il est plutôt observateur. N’est-ce pas, Flocon ?
— Pour quelqu’un qui a du mal à appréhender les règles fondamentales de ce monde, il ne se débrouille pas si mal. Tu le termines ou tu veux que je m’en occupe ? »
Elle se retourna vers Nathan.
« On ne t’a pas expliqué grand-chose sur l’Isoria, n’est-ce pas ? C’est dommage. Tu ne sauras même pas ce qui t’a tué, au bout du compte. Un Maître ? Une Sentinelle ? Les deux ? Mais, si j’étais une Sentinelle au service de Sophie, quel intérêt aurais-je à te nuire ? »
Aucun. Que je sache… Question rhétorique. Mais ça n’a vraiment pas de sens. On m’a dit que les Maîtres sont extrêmement rares et ne se montrent quasiment jamais. Les seuls que j’ai rencontrés jusque-là sont Rose et Solange, quant aux autres, c’est leur statut de Sentinelle qui leur confère un phénix. Non ? Et si elle n’est pas une Sentinelle, n’est-ce pas forcément un Maître ? Cela signifierait donc qu’Aaron II a au moins un Maître à son service et que les Sentinelles l’ignorent ? Peu probable mais pas impossible.
Nathan maudit sa méconnaissance de son monde d’origine et son ignorance totale du fonctionnement de sa magie.
Comment pourrais-je avoir ne serait-ce que l’ombre d’une chance de me défendre si je n’ai pas la plus petite idée de ce que je vais affronter ? Autant que je sache, cette garce pourrait très bien avoir l’âge et les capacités de Rose…
Elle s’assit en tailleur sur le ponton et continua à le regarder avec curiosité.
« C’est la troisième fois que nos chemins se croisent. Ce devrait être si facile... pourtant, quelque chose d’inexplicable me retient, Flocon.
— Retirer la vie n’est jamais un geste anodin. On ne s’y habitue pas lorsque l’on est une personne normalement constituée. Et puis, nous sommes là pour ça. Comment justifierait-on notre manquement si l’on allait pas jusqu’au bout, cette fois-ci ? »
Mais qu’est-ce que c’est que ce débat à deux balles entre un chaton et un assassin ? Ils vont passer à l’action ou quoi ? Elle n’était clairement pas aussi incertaine lorsqu’elle m’a à moitié éventré et laissé pour mort sur le Tapéinótita…
Nonchalamment installée sur le ponton, la boule de poils continua son discours moralisateur. Scène pour le moins irréaliste pour un terrien.
« Ce n’est qu’un gosse, Rosalyne. Faisons les choses proprement. Pas besoin de magie. Aide-le à remonter et fais comme tu disais tout à l’heure, donne-lui sa chance. Il n’en aura aucune mais ça ressemblera moins à une exécution. »
Celle qui devait se nommer Rosalyne, de toute évidence, – le déduire n’était pas trop compliqué – tendit sa main droite à Nathan pour le tirer hors de l’eau. D’un claquement de ses doigts, ses vêtements trempés furent secs comme si rien ne s’était passé.
Sa dague à la main, il s’élança vers elle puis s’empressa de tracer un portail devant lui pour la surprendre, réapparaître juste derrière elle et...
Elle fut tellement plus rapide que lui qu’il reçut un coup de pieds d’une force sensationnelle dans ses abdominaux et fut expulsé plusieurs mètres plus loin.
« Je constate que tu ne l’as toujours pas achevé. Tu ne t’es pas encore lassée de jouer avec lui ?
— Garde tes réflexions, Solomon. Je me débrouille très bien sans toi !
— Ce n’est pas ce que je vois. Si tu te débrouillais bien, ce pseudo héritier de rien du tout reposerait déjà dans le Territoire Inconnu depuis longtemps.
— Je ne suis ni à ton service ni à celui d’Aaron. Je mets le temps que je veux pour éliminer mes cibles. »
Ce n’était apparemment pas le jour de Nathan. Un autre homme, du même bord que cette Rosalyne, venait de la rejoindre. Avec l’objectif de le tuer, lui aussi.
Ça devient lassant. Ça m’apprendra à essayer de gagner du temps la prochaine fois. Maintenant, j’ai trois adversaires pour le prix d’un. Peut-être quatre, d’ailleurs, si ce type a lui aussi un phénix. Mais n’y a-t-il donc personne qui va arriver pour me filer un coup de main ? Ou est donc Rose quand on a réellement besoin d’elle ? Dans tous les films et bouquins normaux, les renforts arrivent toujours du côté des gentils…
Solomon reprit de sa voix grave.
« Il nous prend pour des amateurs et tente de gagner du temps, n’as-tu pas encore compris ? »
Mais c’est qu’il lirait dans mes pensées en plus, cet enfoiré ? Sophie, si tu existes vraiment, si tu m’entends, je t’en prie… Envoie-moi de l’aide !
Cette pensée valut un regard noir à Nathan. Très noir. Si noir qu’il se demanda s’il n’était pas destiné à le faire mourir sur place.
Un regard assassin… Ce n’était pas si absurde. Surtout que…
Bon sang ! Je n’arrive plus à respirer. Ah… De l’air, pitié, de l’air !
Nathan tomba à genoux.
De l’air… Encore un peu et… je vais… m’évanouir…
Il lâcha Crépuscule.
« Il n’a aucune chance face à nous. À genoux : Telle est sa juste place. Maintenant, achève-le. Tout de suite, ou je m’en occupe moi-même. Ce misérable a appelé à l’aide, vite ! »
Ton péremptoire. Aucune place pour une potentielle répartie.
Rosalyne ne contesta pas. D’un geste fluide que Nathan n’aurait jamais rêvé contrer, sa dague finit au même endroit que sur le Tapéinótita.
Son souffle fut coupé, ses jambes le lâchèrent, ses genoux heurtèrent violemment le bois mal entretenu du ponton… son torse trouva le sol... puis ce fut au tour de sa tête de s’écraser… et à son sang de former une flaque sous son corps.
Puis le noir. La douleur.
Un noir total. Froid et silencieux comme la mort.
Puis un noir parsemé de touches de gris, de blanc, d’un jaune extrêmement clair aux nuances multiples comme lorsque l’on ferme les yeux tout en regardant le soleil.
Puis la mort devint chaude et bruyante, plusieurs échos se faisant de plus en plus forts.
L’écho de son coeur et... ceux de plusieurs voix.
« J’en étais sûre.
— Tu étais sûre de quoi ?
— Nous nous trompions. Depuis toutes ces années, Solomon, nous faisions fausse route. Je viens de le confirmer. Regarde-le.
— Il n’est pas mort.
— Non.
— C’est pour ça que tu mettais autant de temps ? Tu le testais ?
— C’est un cas rarissime ! Il est né Sentinelle, te rends-tu compte ? Il n’a pas encore prêté serment !
— Et son phénix ? Où est-il ?
— On ne sait pas. Personne ne sait. À part peut-être Sophie. S’il en a un, elle l’aura bien caché !
— Ça ne nous empêche pas de l’éliminer. À nous deux, ce serait trivial, il ne sait même pas manier la magie.
— Il nous faut plus de temps, Solomon. Quand ils arriveront pour l’aider, je veux que tu t’en occupes. Appelle ton phénix. J’ai un plan risqué mais j’en ai parlé avec Aaron. Ça en vaut la peine. Aujourd’hui, on fait d’une pierre trois coups...
— Chh… Il se réveille. »
Le reste de la conversation ne fut plus que murmures. Nathan ne réussit pas même à en capter des bribes.