Au réveil, Margot, à mon grand étonnement, n'était pas en train de gémir à la perspective qu'elle devait se lever pour le roll call (d'ailleurs, j'étais toujours étonnée de voir qu'elle refusait de manière systématique quand la responsable de la baraque, Irma, lui proposait de ne pas s'y rendre et de rester dans la baraque. Ma sœur considérait que c'était un devoir d'y assister.)
Non, cette fois-ci, Margot regardait les flocons de neige s'accumuler sur le rebord de la fenêtre aux vitres crasseuses, depuis notre couchette.
- C'est magnifique, tu ne trouves pas ? me demanda-t-elle en continuant de contempler le spectacle, incapable de détacher le regard.
- Si, répondis-je.
- On a quand même connu de meilleures conditions pour en profiter, n'est-ce pas ? Je suis sûre qu'à l'époque, nous aurions adoré façonner de gros bonhommes de neige, ou se rouler par terre, faire des batailles, de la luge, du ski pendant les vacances à la montagne. On aurait invité toutes nos amies. On se serait bien amusées.
- Oui, c'est vrai.
Je brûlais d'ajouter des détails, de raconter la fois où nous étions rentrées tellement trempées de neige que nous avions passé le reste de l'après-midi à boire du chocolat et à se réchauffer les pieds. Mais je m'en empêchais. Je ne voulais pas souffrir, je ne voulais pas vivre dans les souvenirs. Alors, pour qu'elle arrête de ressasser, je pris vivement la main de Margot pour l'entraîner d'un bon pas vers le groupe des détenues de la baraque n°7. La pauvre me suivait en titubant.
- Anne, tu vas me faire tomber !
Je l'ignorai royalement et continuai d'avancer sur la place du roll call. Je rejoignis notre rang en poussant ma sœur devant moi.
Comme toujours, aucune de nous trois - Augusta, Margot et moi - ne fûmes sélectionnées pour travailler, et comme d'habitude, je me suis enfermée dans la baraque. La journée qui s'écoula fut l'une des plus longues que je connus. Je ne sortais dehors que par véritable nécessité, comme par exemple essayer de négocier de la nourriture pour ma sœur épuisée. Et je détestais cela. Mes jambes peinaient à me faire avancer, surtout quand je recevais le vent en pleine figure, et mes yeux n'arrivaient plus à voir quoi que ce soit dans le blizzard. Pourtant je continuais, vacillant sous le poids du seau d'eau jamais plus rempli qu'à moitié : la quantité d'eau fournie pour la consommation du camp n'augmentait pas, mais le nombre de détenues, si. Nous ne pouvions même pas prendre de la neige pour compléter, car elle se changeait rapidement en une bouillie glacée. Bref, peu ragoûtant.
Je hochai vaguement la tête et me replongeai dans l'activité dans laquelle j'étais plongée depuis un bon moment : retirer les poux de nos vêtements et de la peau de Margot. Ils m'horripilaient, en plus d'être vecteur de maladies, et j'avais l'horrible impression que leur nombre ne faisait que s'accroître depuis que j'essayais de les écraser. A moins que ma tolérance envers eux n'ait diminué, je ne sais pas. Toute cette histoire de poux, puces et autres de leurs congénères me mit fortement de mauvaise humeur. Heureusement, mon moral remonta un peu en fin d'après-midi avec le retour des travailleuses. L'une d'elles s'exclama en s'affalant sur sa couchette qu'elle en avait plus qu'assez d'être ici, et qu'elle aurait aimé rejoindre son amie de la baraque numéro 9, de l'autre côté des barbelés.
Sa remarque m'interpella.
- Comment savez-vous qu'elle est à la baraque 9 ? lui demandai-je d'une petite voix tremblante. Nous ne sommes jamais mélangées aux femmes de l'autre côté du mur de barbelés.
Je m'étais assise à côté d'Augusta et nous nous frictionnions depuis un bon moment déjà. Me rendant à l'évidence qu'il était impossible de s'en débarrasser, j'avais fini par abandonner mon combat contre les puces et j'avais carrément retiré ma robe. En guise de vêtements, j'avais recouvert mes épaules d'une couverture et replié mes jambes maigres contre mon torse. J'avais terriblement froid. Mes mâchoires jouaient des claquettes et mon corps était secoué de légers spasmes.
- Jusqu'à récemment, j'étais à la baraque 9 avec elle, répondit la détenue les yeux dans le vague, plongée dans ses souvenirs avec nostalgie. Belsen était plus supportable quand elle était à mes côtés... Ma meilleure amie depuis l'enfance... Nous avions réussi à rester ensemble à Ravensbrück [1]. C'était trop beau, il fallait bien que nous soyons séparées à un moment ou à un autre, et...
Une détenue lui fila un coup de coude dans les côtes pour lui signifier qu'elle s'égarait.
- On l'a transférée ici il y a quelques semaines avec une petite centaine d'autres femmes pour rééquilibrer le nombre de prisonnières par baraques, abrégea-t-elle. Pourquoi tu lui demandes ça ?
- Oh, pour rien.
Je marquai une pause. Puis, ayant soudain une pensée un peu folle, je repris à l'intention de l'ancienne détenue de la baraque 9 :
- Je me demandais... Peut-être connaissez-vous quelqu'un du nom d'Edith ?
Incorrigible Anne ! Dans un petit coin de ma tête subsistait l'infime espoir qu'elle n'était pas morte, espoir qui disparut complètement lorsque j'entendis la réponse de mon interlocutrice :
- Des Edith, il doit y en avoir des dizaines, ici !
- S'il vous plaît, c'est ma mère, murmurai-je - ma voix ne pouvait être plus forte qu'un chuchotement tant le froid m'engourdissait et paralysait mes membres. Essayez de vous souvenir, je vous en prie. Elle est brune, son visage est ovale...
La femme m'interrompit.
- Tu viens de l'est, non ?
- Oui...
- Auschwitz ?
- Oui...
- J'en déduis que tu as été sélectionnée pour partir à Belsen, contrairement à ta mère. J'ai raison, n'est-ce pas ?
- Oui, mais je ne vois pas quel est le rapport ! réussis-je à placer.
- Si ta mère n'a pas été sélectionnée la première fois, m'expliqua-t-elle, elle ne le sera pas plus tard. Son état ne s'est probablement pas amélioré, tu le sais bien.
Oui, je le savais bien. J'étais même allée plus loin que cela. J'avais pensé qu'elle était morte.
A tout hasard, je continuais à lui donner des noms d'amis de l'Annexe ou du lycée juif d'Amsterdam. A chaque fois qu'elle secouait négativement la tête pour me signifier qu'elle ne les connaissait pas, je me faisais à l'idée qu'il n'y en avait aucun, et bientôt, je ne sus plus que lui dire.
- Lucie ? Non, pas de Lucie non plus ?
- Ah, si !
Je me redressai vivement.
- Elle doit avoir la trentaine, poursuivit la femme. Et...
- Non, c'est bon. Ce n'est pas elle.
Je me rallongeai en frissonnant sur ma couchette.
Et puis soudain, une vision s'opposa à moi : celle de Lies, mon amie d'enfance, émaciée et sale derrière des fils de fer barbelés, telle qu'elle m'était apparue dans mon rêve un an auparavant. Et si ç'avait été une prémonition ? Si elle avait réellement été emmenée dans un camp, voire à celui de Bergen-Belsen ? Respirant un bon coup, je lui demandai :
- Et une certaine Hanneli Goslar ?
Devant ma mine désespérée, la détenue s'efforça de se creuser les méninges, redoutant une nouvelle déception. J'ajoutai à son nom son âge et une description sommaire de son apparence, du moins celle qu'elle avait dans mes souvenirs.
La détenue me demanda quelle était la nature de notre relation.
- Nous sommes amies, répondis-je. Nous... nous étions amies.
Elle sembla ravie d'apprendre qu'il s'agissait d'amitié. Je vis qu'elle se retenait pour ne pas se remettre à parler de sa meilleure amie.
Le présent me rattrapait et je perdais mes illusions. J'étais restée plus de deux ans enfermée dans l'Annexe, où j'avais dû me contenter de me remémorer les événements passés de ma vie faute d'en avoir de nouveaux. De ce que j'en savais, ce n'était pas le cas de Hanneli. Elle avait eu largement le temps de m'oublier ou de renoncer à me retrouver un jour. Où était-elle ? Que faisait-elle ? Ses traces s'étaient perdues dans le brouillard de la guerre. Et voilà que j'avais pensé pouvoir dissiper cette brume... J'avais été si naïve. Hanneli avait emprunté un autre chemin que le mien. Je me fis à l'idée que c'était mieux ainsi. Tant que son sort m'était inconnu, Hanneli était soumise à mon imagination débordante. Il était tellement plus facile et plus agréable de se faire son propre rêve que de se confronter à la réalité... Elle pouvait être partie se mettre à l'abri aux Etats-Unis avec sa famille, ou avoir échappé aux camps par miracle et vivre paisiblement à Amsterdam. Des milliers de possibilités s'offraient à moi. Déjà, je l'imaginais sur le pont d'un bateau à destination de New York, les yeux rieurs, les pommettes roses et rebondies, un immense sourire accroché aux lèvres. Puis je me souvins de ce même visage le crâne rasé, le teint pâle, la mine sombre, les traits creusés, derrière une clôture de barbelés. Les deux images se superposaient dans mon esprit et finissaient par se mêler en formant un mélange indissociable et absurde.
- Ah oui, maintenant je me souviens ! s'écria la détenue en me tirant violemment de mes songes. Hanneli, une jeune fille discrète mais charmante. Oui, bien sûr.
Mes yeux s'écarquillèrent de surprise. Je poussai un petit cri.
- Non, ça ne peut pas être vrai, ce n'est pas possible, murmurai-je.
Je restais figée, murée dans mon ébahissement.
La détenue, qui avait cru me faire plaisir, perdit son sourire triomphant et se mit à rouspéter. Quoi, je n'étais donc jamais contente !
Mais ses remarques glissaient sur moi sans m'atteindre, tout comme les bras d'Augusta que je sentis vaguement enlacés autour de moi.
Moi-même, j'avais cru attendre impatiemment une nouvelle de ce genre. Mais maintenant qu'elle était annoncée, elle m'anéantissait et m'écrasait de culpabilité. Comment avais-je pu espérer qu'un proche serait dans le camp, alors qu'il aurait pu être heureux et en sécurité ? C'était cruel et égoïste. Maintenant que j'avais envisagé mon amie dans des situations bien meilleures, le retour au réel n'en était que plus douloureux.
De grosses larmes roulèrent sur mes joues, et ruisselèrent, ruisselèrent, ruisselèrent. Cette cascade de tristesse brouillait les visages inquiets autour de moi. Mes émotions se noyaient dans un torrent de larmes, et au milieu d'elles, croyez-le ou non, il y avait une once de soulagement : mon amie était bien vivante, et si près de moi...
Il s'écoula de longues minutes. Je n'avais pas bougé d'un poil et je continuais à pleurer silencieusement. Les autres détenues s'étaient remises à leurs activités. Seules, Augusta et la détenue qui m'avait parlé de Hanneli restaient à mes côtés. Margot s'était rendormie.
Lorsque je pus de nouveau parler sans hoquets, je demandai à la femme, avec un empressement non dissimulé, si elle croyait que je pourrais la voir.
- Lui parler, peut-être, me corrigea-t-elle. Mais sûrement pas la voir au sens propre du terme. Sa baraque, si elle n'en a pas changé depuis, est séparée de nous par une grande clôture de barbelés. Il est impossible de la traverser ni même de voir les gens de l'autre côté, car tout est masqué par d'énormes bottes de foin. Et il est même formellement interdit de s'en approcher.
Le découragement me gagna.
- Mais alors...
- Beaucoup de femmes parviennent à se passer des messages ou à communiquer des deux côtés de la clôture, mais c'est risqué, poursuivit-elle comme si je n'avais pas parlé. Si tu veux, je peux commencer par prendre contact avec mon amie pour lui dire que tu veux parler à Hanneli. Elle lui passera le message, et ainsi, vous pourrez échanger cette nuit. L'amitié, c'est important, glissa-t-elle comme si je ne l'avais pas encore compris.
- Ne vous donnez pas cette peine, intervint soudain Augusta. Je m'en chargerai avec plaisir.
- Nous pourrions y aller toutes les deux.
- Ce serait risqué.
- Oui, mais pas inutile. J'ai rendez-vous avec mon amie ce soir. Je lui dirai de faire venir Hanneli, et vous, Augusta, vous pourrez lui parler de la petite, ajouta-t-elle en me désignant du menton. Ce sera plus efficace.
- Si vous le dites, répondit Augusta.
Ses paroles me réchauffèrent le cœur. Je la remerciai mille fois, répétai à quel point je lui en étais reconnaissante.
Surprise, elle me répondit que ce n'était pas la peine de la remercier et que c'était bien naturel pour une ancienne d'aider une nouvelle. Puis elle me dévisagea longuement et finit par dire qu'elle ne m'avait pas demandé mon nom. Après lui avoir répondu et retourné la question, j'appris qu'elle s'appelait Ellen.
Puis elle ajouta :
- Tu me sembles si jeune... Ma fille Angelika devrait avoir ton âge, mais elle n'a pas été emmenée.
Ses yeux brillaient de larmes mais elle souriait.
- J'ai quinze ans.
Elle ouvrit de grands yeux ahuris.
- Tes traits et ta silhouette sont ceux d'une petite fille...
Je me mordis la lèvre. Evidemment que ma maigreur n'était pas naturelle. Ma poitrine, mes fesses et mes hanches devaient être sous-développés pour mon âge. Je devenais aussi plate qu'une planche à pain depuis Westerbork. Et mes cheveux n'étaient même plus là pour compenser le manque de beauté qu'offrait mon corps. Pensive, je passai une main sur mon crâne rasé en soupirant intérieurement.
- Et vous, quel âge avez-vous ? répliquai-je sur un ton de défi.
- Trente-deux ans.
Je ne lui dis pas qu'elle, elle me semblait plus vieille.
[1] Camp de travail réservé aux femmes en Allemagne.
Bon, bah, comme d'hab, j'adore, que ce soit l'idée de base ou le rendue. Et le fait que ça se soit vraiment passé rend le tout encore plus intéressant ! Je suis admirative de ton travail, vraiment.
Petite répétition : Je hochai vaguement la tête et me replongeai dans l'activité dans laquelle j'étais plongée depuis un bon moment -> je pense que tu peux changer soit "replongeai" soit "plongé"
Je n'ai pas grand chose d'autre à dire. Je lirai la suite avec plaisir^^