Chapitre 11 : Séquestration, jeu de piste et prise de judo.

[ 1 ]

Yerin se répétait la même chose en boucle. "Jong-goo va venir me sauver". C'était la seule façon de ne pas céder à la panique. La seule façon de contrôler sa peur et de rester courageuse. Pourtant, quand elle avait vu un des hommes sortir une seringue et la remplir d'un liquide transparent, elle avait perdu son sang-froid.

— Tenez-là bien, ordonna-t-il en chassant l'air de la seringue.

Yerin se débattit en vain. Elle sentit l'aiguille s'enfoncer dans son cou, puis sa vision se troubla. Elle perdit conscience presque aussitôt.

— Hyungnim*, c'était qui ce vieux en costard et ce gamin ? demanda l'un des hommes. Ils étaient sacrément forts. Je ne m'attendais pas à autant de résistance.

— Je sais pas. On s'en fout. Tant qu'on livre la fille à l'endroit prévu, c'est bon. C'est un ordre du big boss.

— Elle a quoi de particulier cette fille ? demanda le plus jeune du groupe. Qu'est-ce qu'il lui veut ?

— C'est quoi ton nom, déjà ?

— Euh... Cho Do-yun... monsieur.

— Ah oui, t'es ce petit morveux qui se prend pour un caïd et qui essaye de gagner les faveurs du boss. Laisse-moi te donner un conseil alors. Tu poses trop de questions. Quand le boss donne un ordre, on obéit, c'est tout. Si tu veux survivre, va falloir apprendre à tenir ta langue. Sinon tu risquerais bien de la perdre.

— Oui, monsieur.

Cho Do-yun commençait à regretter son choix. Quand il avait découvert que Ahn Gi-eun n'était autre que le fondateur du gang des perles et le premier à régner en maître sur la KGS, Do-yun était comme un fan face à son idole.

Quand Ahn Gi-eun avait fait appel à ses services, il s'était senti honoré. Il avait fait tout ce qu'il lui avait demandé : il avait suivi Kim Yerin, il avait pris des photos d'elle, de sa famille et de ses amis, il avait déposé les messages de menaces dans son casier et dans son sac, tout ça pour gagner l'approbation de l'homme qu'il admirait plus que tout.

Peu importe ce qu'il faisait, Do-yun n'était jamais assez bien aux yeux de son père. Son assiduité, ses notes, ses trophées et ses médailles, rien de tout cela n'avait d'importance. Jamais un bravo, jamais un merci, jamais une récompense. En revanche, à la moindre incartade, même la plus minime, c'était la ceinture et les insultes. L'éternel bon à rien qui faisait honte à son père.

Ahn Gi-eun était différent. Il était comme un grand-frère bienveillant. Il le félicitait pour son travail et le récompensait généreusement. Il reconnaissait son talent et complimentait ses compétences. Il l'avait même invité à prendre un verre avec lui plusieurs fois. Il lui avait dit qu'il songeait à faire de lui son successeur à la tête des Perles de Sang, mais Do-yun devait prouver qu'il en était capable. Ce jour-là, il lui avait demandé de s'occuper de Jong-goo. Il ne devait pas le tuer, mais il fallait mettre en scène un accident spectaculaire et qu'il soit suffisamment blessé pour finir à l'hôpital.

C'était son premier fait d'armes, mais cela n'avait pas été facile. Il avait longtemps hésité, il avait la trouille. Ahn Gi-eun l'avait rassuré. S'il ne pouvait pas le faire, ce n'était pas grave. Il ne lui en tiendrait pas rigueur. Do-yun ne voulait pas décevoir son idole, alors il avait pris son courage à deux mains et il avait saisi la première occasion qui se présentait à lui. Après cela, Gi-eun l'avait officiellement accepté au sein des Perles de Sang. Il lui avait même organisé une cérémonie de bienvenue.

[ 2 ]

La vie de criminel était bien plus sinistre et sordide que ce que Do-yun imaginait. Ce n'était rien en comparaison d'un peu de racket et de chantage. Les activités illégales dans lesquelles trempait ce gang dépassaient l'entendement. Séquestration et exploitation sexuelle de mineurs, pornographie illégale, prostitution forcée, arnaques à la prostitution... La liste était longue.

Ils visaient les jeunes fugueuses qui avaient quitté leur foyer dysfonctionnel, ou bien ils approchaient de jeunes filles en ligne, des filles qui avaient une situation familiale et financière instable. Elles étaient vulnérables, influençables et impressionnables. Elles ignoraient tout de la loi et de leurs droits, ce qui en faisait des proies faciles et corvéables à merci.

Ils leur proposaient d'abord des petits boulots de mannequinat pour les plus jolies, ou un job de serveuse dans un de leur business de façade. Ils géraient le plus souvent des noraebang*, un lieu où les fugueurs avaient l'habitude de se rassembler pour s'amuser et passer la soirée à moindre coût. Ils possédaient aussi quelques bars et cybercafés. Les filles étaient bien payées, alors elles ne se méfiaient pas.

Puis ils piégeaient ces jeunes en exploitant leurs informations personnelles et en soutirant des photos intimes qu'ils utilisaient ensuite pour les faire chanter. Une fois prises dans l'engrenage, c'était une spirale infernale qui commençait pour ces jeunes filles. La plupart d'entre elles ne pouvaient même pas contacter la police, car c'étaient des fugueuses qui avaient pris part à des activités illégales. Elles risquaient d'être arrêtées et renvoyées dans les familles qu'elles avaient fui, ou bien placées dans un centre de rééducation pour jeunes.

Quant aux garçons, pour la plupart, ils se retrouvaient de l'autre côté de la barrière. Ils devenaient complices, parfois malgré eux, de ces crimes, et devenaient des criminels à leur tour. Do-yun était pris dans l'engrenage, lui aussi. Il était allé trop loin pour faire marche arrière.

— Tiens, lui fit le chef de bande en lui tenant une clé de voiture. Le boss veut que ce soit toi qui fasse la livraison.

Les deux vans s'étaient séparés. Celui où se trouvait Yerin avait fait un arrêt dans une vieille décharge. Le chef de bande avait placé son corps inanimé dans une grande valise à coque dure, rembourrée avec une couverture, puis il l'avait chargée à l'arrière d'une berline blanche.

Il fit signe à Do-yun que tout était bon et le jeune homme démarra le moteur. Il était le seul à savoir où se trouvait la planque actuelle de Ahn Gi-eun et comment y accéder. Il était nerveux. Il essuya son front en sueur d'un revers de manche. Et s'il se faisait arrêter sur la route et que les flics fouillaient la voiture ? Il n'avait jamais conduit aussi prudemment de sa vie.

Une fois sur place, il avait sorti Yerin de la valise et l'avait déposée, encore inconsciente, sur le lit dans la chambre du fond, comme le lui avait ordonné le docteur. Il n'était pas resté pour attendre qu'elle reprenne connaissance. Ce n'était pas la peine. Même si elle se réveillait avant le retour du docteur, elle ne pourrait jamais sortir d'ici toute seule.

Il prit une photo de Yerin qu'il envoya à Gi-eun. Il avait pour ordre d'envoyer la même à Jong-goo un peu plus tard. Do-yun avait rapidement quitté les lieux après avoir confirmé la livraison. Il essayait de ne pas trop penser à ce qui allait arriver à cette fille. Il préférait ne pas savoir.

[ 3 ]

Il faisait sombre lorsque Yerin était revenue à elle. Il lui fallut quelques minutes pour s'habituer à la pénombre. Elle se redressa péniblement. Elle avait terriblement mal à la tête. Sa bouche était pâteuse, elle avait la gorge sèche. Elle mourrait de soif. Son premier réflexe fut de tâter la poche de son pantalon. Son téléphone avait disparu.

Elle regarda autour d'elle. Elle se trouvait sur un grand lit, dans une chambre à coucher. Il y avait deux tables à chevet et un bureau dans un coin de la pièce. Les stores étaient baissés et la seule lumière provenait d'une petite veilleuse posée sur le bureau. Elle n'était ni ligotée, ni baillonnée.

Encore groggy, Yerin se dirigea vers la porte d'un pas mal assuré. Elle s'attendait à ce qu'elle soit verrouillée, mais la porte céda sans efforts. Il y avait de la lumière au bout du couloir. Elle s'avança prudemment, le cœur serré par l'appréhension. Tout cela était très étrange.

Le Dr Ahn l'attendait assis dans un fauteuil, un livre à la main. Il leva les yeux vers elle lorsqu'il la vit entrer dans le salon. Un sourire se dessina sur son visage.

— Yerin, tu es enfin réveillée ! Tu dois avoir faim. Viens manger.

Il posa son livre sur la table basse. Yerin recula d'un pas lorsqu'il s'avança vers elle.

— J'espérais qu'il se trompait, mais il avait raison... C'était vraiment vous !

— Ne fais pas cette tête, je vais mal le prendre.

— Qu'est-ce que vous allez me faire ? demanda-t-elle, sur la défensive.

— Rien. Je veux juste dîner avec toi.

Il la prit par la main pour l'entraîner vers la table à manger. Il tira la chaise et l'invita à s'asseoir.

— Assieds-toi. J'ai préparé du kimchi jjigae, j'espère que tu aimes ça. J'y ai mis tout mon cœur.

— Je n'ai pas très faim, j'ai mal à la tête...

— Hm... Attends un peu. Je vais te chercher quelque chose pour ça. Je reviens.

Pendant qu'il allait chercher des médicaments dans la salle de bain, Yerin avait couru jusqu'à la porte d'entrée, mais elle avait vite perdu espoir. La porte était verrouillée de l'intérieur grâce à plusieurs cadenas solides. Il en allait de même pour les autres issues. Tous les stores étaient baissés et les fenêtres étaient bloquées par un système de sécurité.

— Ce n'est pas la peine d'essayer de t'enfuir, dit calmement le médecin en remplissant un verre d'eau. Tu ne peux pas sortir de là. Viens prendre tes médicaments.

Yerin avait décidé de jouer le jeu pour le moment. Il fallait qu'elle gagne du temps pour que Jong-goo puisse la trouver. Elle se rassit à table, mais elle hésitait à prendre le médicament qu'il avait posé dans son assiette

— C'est vraiment un médicament pour le mal de tête ?

— Oui, c'est du paracétamol. Je ne vais pas te droguer.

Yerin avala le cachet avec un grand verre d'eau qu'elle vida d'un trait. Elle avait vraiment soif. Elle ne sentait aucun effet bizarre. Pour le moment du moins. Il avait peut-être dit la vérité.

[ 4 ]

Yerin ne savait pas ce qu'elle devait penser de cette situation. Elle était sur ses gardes, mais le comportement du Dr Ahn était déroutant. Il lui avait fait visiter l'appartement. Il lui avait montré où se trouvaient les WC et la salle de bain. Une cuisine ouverte tout équipée donnait sur la salle principale qui faisait office de salon et de salle à manger. Si elle avait faim, elle pouvait se servir dans le frigo. Si elle voulait se reposer, elle pouvait retourner dans la chambre. Il n'y avait qu'une seule pièce qu'il ne lui avait pas montrée. Elle se trouvait juste en face de la chambre où elle s'était réveillée. Elle lui avait posé la question, mais il lui avait donné une réponse un peu vague.

— C'est une pièce très spéciale, mais ce sera pour plus tard. Je l'appelle la chambre du consentement.

Yerin réprima un frisson de dégoût. C'était un nom aussi sordide que son propriétaire.

— Pourquoi vous m'avez enlevée ? Qu'est-ce que vous attendez de moi ?

— Ça, c'est à toi de le décider. Tu vois, je suis un homme de principe. Je crois au libre arbitre et, surtout, je crois à la notion de consentement. On a toujours le choix. Cela signifie parfois qu'il faut faire des sacrifices, mais au bout du compte, on est seul responsable de nos choix, et c'est à nous seul de les assumer. Est-ce que je t'ai déjà forcée à faire quoi que ce soit ?

— Vous m'avez harcelée et vous m'avez menacée !

— Pourtant, tu avais le choix. Tu as choisi de céder aux menaces. Tu aurais pu en parler à quelqu'un ou porter plainte à la police.

— Vous avez essayé de tuer Jong-goo !

— Jong-goo... c'est une autre histoire. Il s'est attiré des ennuis et je ne suis pas le seul qui aimerait se débarrasser de lui. Mais là encore, tu prouves mon point. Tu as fait un choix, tu as choisi de me défier et maintenant, te voici ici, face à de nouveaux choix à faire.

— Pourquoi moi ? Qu'est-ce que je vous ai fait ?

— C'est une bonne question. La première fois que je t'ai vue, c'était dans le métro. Pas la fois où tu as perdu l'équilibre, c'était avant ça. La fois où tu as confronté ce pervers qui prenait des photos indécentes.

— C'était vous ?

— Ha ha ! Non. Mais c'est quelqu'un qui travaillait pour moi. Les photos de ce genre, ça se vend très bien sur internet. C'est pas ce qui rapporte le plus, mais c'est de l'argent facile et le risque est moindre. À cause de toi, on a dû mettre en suspens nos activités le temps que les choses se tassent et que la police relâche sa surveillance. Le temps perdu c'est aussi de l'argent perdu.

— Alors vous voulez vous venger ?

— Non. Quand je t'ai vu t'enfuir, j'ai pensé : "Ah, ça c'est une fille intrépide qui agit sans réfléchir et qui ne mesure pas les conséquences de ses actes." Ce n'est pas tous les jours que je me fais doubler par une fillette de treize ans. Puis une semaine plus tard, je t'ai recroisée dans le métro, avec Jong-goo. J'étais intrigué par votre relation. Je me suis demandé si c'était de là que te venait toute cette bravoure. Est-ce que c'était parce qu'il était là pour te protéger ? Bref, les choses auraient pu s'arrêter là, mais le hasard a fait que le médecin scolaire de ton école a pris sa retraite et m'a contacté pour me proposer son poste. Je n'avais pas l'intention d'accepter sa proposition, puis je me suis souvenu que tu étais élève là-bas. J'y ai vu un signe du destin.

— Tout ça, c'est un jeu pour vous n'est-ce pas ?

— On peut dire ça.

— Vous ne gagnerez pas. Jong-goo va me trouver.

— Tu as l'air bien sûre de toi. J'en serais presque jaloux. Ce n'est qu'un délinquant impulsif et violent, mais Jong-goo est vraiment un héros à tes yeux, n'est-ce pas ? Mais tu vois, je lui ai envoyé une photo de toi quand tu étais encore inconsciente et je l'ai envoyé sur une fausse piste. Il va se retrouver face à des hommes très dangereux. Si tu devais choisir entre sacrifier sa vie ou me donner ton consentement, qu'est-ce que tu ferais ?

— Ça n'arrivera pas. Je n'aurai pas à faire ce choix.

Elle devait croire en Jong-goo. Elle ne devait pas laisser le Dr Ahn la manipuler.

— Si tu le dis. On le saura bientôt.

[ 5 ]

Le groupe qui avait enlevé Yerin avait disparu sans laisser de trace. Ils avaient pris soin de mettre toutes les caméras du sous-sol hors service, ils utilisaient de fausses plaques d'immatriculation et les véhicules allaient probablement être démantelés dans une casse pour ne laisser aucune preuve.

Si Jong-goo n'avait pas reçu ce message de la part du Dr Ahn, il aurait eu beaucoup plus de mal à remonter la piste. "Yerin t'attend. Est-ce que tu pourras la trouver à temps ?" Il en fallait plus que ça pour le déstabiliser. Ce connard avait l'air de s'amuser, mais rira bien qui rira le dernier. Son ultime provocation causerait sa perte.

Jong-goo savait que c'était un piège. Il le savait et il avait choisi de mordre à l'hameçon. Il n'était pas seul. M. Park et Lee Kang-cheol étaient avec lui. Ahn Gi-eun avait joint une adresse à son message, en prétendant que Yerin se trouvait là-bas. Kouji avait confirmé les données GPS, mais il affirmait que la photo originale avait été prise avec un autre téléphone. Le message ne provenait pas directement du Dr Ahn.

— Ces imbéciles sous-estiment le pouvoir de la technologie. Ils ne savent pas que les photos prises avec leur téléphone contiennent toutes sortes d'informations. Comme les coordonnées GPS de l'endroit où a été prise la photo, par exemple. C'est vraiment des amateurs. Tout le monde sait que la base, c'est de désactiver la géolocalisation.

En quelques clics, Kouji avait trouvé une deuxième adresse. Un complexe résidentiel dans le sud de Gangnam, dans le quartier de Gaepo, pas très loin de l'école et du restaurant de Min-ji. Prestige Hill Apartments. C'était un ensemble d'immeubles avec des centaines d'appartements, c'était comme chercher une aiguille dans une botte de foin.

— Tu vas faire quoi ?

— Je vais faire cracher ses hommes. Y en a bien un qui doit savoir où il se trouve exactement.

C'était à son tour de les prendre en chasse. Ils ne lui échapperaient pas.

[ 6 ]

L'adresse que lui avait donné Ahn Gi-eun était celle d'un noraebang dans le district de Gangdong, au sud-est de Séoul, à une heure de route environ de Gangnam. Ils avaient pris la camionnette de nettoyage de Kang-cheol qu'ils avaient garée dans une ruelle adjacente. L'établissement était temporairement fermé pour rénovation. Du moins, c'est ce qu'indiquait un écriteau sur la porte.

— On dirait qu'on nous attend, commenta Kang-cheol. Ils ont préparé le terrain pour nous, c'est trop aimable.

La porte en verre automatique s'actionna pour les laisser entrer. Un homme patibulaire tenait la réception. Costard noir, chemise en satin noir et motifs de roses dorées, col déboutonné, tatouages apparents, bracelet en cuir et perle rouge.

— On est fermé, grogna-t-il sans lever les yeux de son carnet de compte.

— On nous a appelés pour faire un peu de ménage, dit Kang-cheol d'un ton moqueur. Paraît que y a un gros vomi à nettoyer. Faut faire ça vite, sinon après l'odeur s'incruste et c'est difficile de s'en débarrasser.

Le réceptionniste tira une dernière fois sur sa cigarette puis l'écrasa dans un cendrier. C'était qui ces trois rigolos ? L'un d'entre eux avait un casque de chantier sur la tête, orné d'une lampe frontale, une serpillère dans une main et un seau en fer dans l'autre, le tout complété par un tablier en téflon bleu et une paire de gants de ménage assortis. L'autre était un homme propre sur lui, en costard trois pièces, pince à cravate et boutons de manchette dorés. Quant au troisième, c'était un ado à lunettes avec un bras dans le plâtre. Il portait une housse pour sabre à l'épaule. Attendez une minute... !

L'homme vérifia rapidement la photo que lui avait envoyée le boss. C'était bien lui, le gamin qu'il leur avait envoyé. Le blondinet à lunettes. Celui qu'ils devaient capturer. Il leur avait dit de se méfier, mais il n'y avait pas de quoi s'affoler. Ces trois-là avaient l'air d'une belle équipe de bras cassés. Ce n'était pas la peine de mobiliser tous les gars pour une poignée de losers.

— Je vais m'occuper de vous moi-même, dit le réceptionniste en faisant craquer ses phalanges.

Ils l'avaient mis KO en moins de trente secondes. Jong-goo s'agenouilla pour ouvrir la housse. Il y avait mis deux sabres. Le premier, en bois, pour s'occuper du menu fretin. Le deuxième était un véritable sabre rangé dans un fourreau en bois laqué noir. Il le réservait pour sa véritable proie.

— Combien d'hommes ? demanda M. Park au réceptionniste qui reprenait tout juste ses esprits.

— Pourquoi je vous le dirai ? grogna-t-il en le défiant du regard.

Il cracha avec mépris. Une bravade qu'il regretta bien vite. M. Park lui tordit un doigt. Il l'aurait brisé si l'homme n'avait pas cédé sous la peur et la douleur.

— Arrêtez ! Arrêtez ! Je vais vous le dire ! Putain, ça fait mal !

— Parle, alors. Et vite.

— Ils sont une bonne trentaine. Les meilleurs combattants. Ils vous attendent au premier étage.

— Trente, c'est le nombre d'heures supplémentaires que j'ai fait cette semaine à cause de vous, répondit M. Park.

— Trente, c'est le nombre de vomis que j'ai dû nettoyer cette semaine, renchérit Kang-cheol.

— Trente, c'est la note que j'ai eu au dernier contrôle de littérature coréenne, dit Jong-goo.

Ses deux acolytes lui jetèrent un regard désapprobateur.

— Comment ça, t'as eu que trente ? le sermonna l'ex-champion de MMA. Qu'est-ce que tu branles à l'école ? Faut travailler !

— J'ai pas eu le temps de réviser, puis j'y comprends rien à la littérature. C'est chiant. Par contre, si on parle de baston, je vise toujours le score maximal. Cent sur cent.

[ 7 ]

Le trio le plus improbable du monde avait investi le premier étage de la salle de karaoké. Un ordinateur qui faisait office de jukebox moderne trônait au bout du couloir, près des escaliers. L'écran affichait la page d'accueil de l'application de streaming musical Melon.

— Puisqu'on est dans un noraebang, on devrait mettre un peu musique, vous croyez pas ? dit Kang-cheol. Histoire de mettre un peu d'ambiance. C'est quoi les groupes à la mode en ce moment ? Qu'est-ce que les jeunes écoutent de nos jours ? Tu sais pas, Goo ?

— Non, j'en sais rien. Je fais pas trop attention à ça, tant que ça s'écoute. Mets ce que tu veux, on s'en fout.

— En voilà une façon de parler à tes aînés ! Où est passé ton respect ? Tu l'as mangé ?!

— Ce n'est pas le moment de vous disputer, les avertit M. Park. Et si vous voulez tout savoir, le groupe le plus populaire du moment c'est B.T.S. Vous vivez sous un rocher pour ne pas le savoir ?

— B.T.S vous dites ? J'en ai entendu parler, mais je préfère les groupes de filles. Elles sont toutes mignonnes et innocentes.

Kang-cheol avait tapé le nom du groupe dans la barre de recherche. M. Park n'avait pas menti, les chansons de B.T.S étaient les plus jouées, et de loin. Il avait choisi celle qui faisait le plus d'écoutes. Un titre on ne peut plus approprié pour la bataille qui se préparait. Blood, sweat and tears*.

La musique qui hurlait dans les hauts-parleurs fixés au mur avait eu le mérite de sonner l'alerte. Aussitôt, les portes des salles privatives s'ouvrirent avec fracas. Un premier groupe d'hommes prêts à en découdre fondit sur eux. Ils étaient armés des traditionnelles barres de bois et battes en métal. Un jeu d'enfant.

Kang-cheol maniait le seau et la serpillère comme un maniaque de la propreté. Il enfonça le seau sur la tête d'un des assaillants, puis le fit sonner comme une cloche. Il avait appelé cet enchaînement de frappes qui venaient de toutes les directions à la fois les douze coups de Big Ben.

M. Park avait enfilé une paire de poings américains. Il déboîtait les mâchoires, faisait sauter les dents et brisait les côtes avec la puissance dévastatrice d'un ouragan. Jong-goo n'était pas en reste non plus. Malgré son bras plâtré, il maniait son sabre en bois avec agilité et précision.

Trois minutes et trente secondes. C'était le temps qu'il leur avait fallu pour venir à bout de cette marée humaine qui déferlait sur eux par groupes de cinq ou six. La musique se tut, laissant place aux grognements et gémissements des malfrats battus à plate couture. Aucun d'entre eux ne savait où se trouvait Yerin, mais l'un d'entre eux avait quelque chose d'intéressant à dire.

— Cho Do-yun ! Il sait où se trouve la gamine, c'est lui qui a fait la livraison.

— Où est-ce qu'il est ? demanda Jong-goo.

— Deuxième étage.

Jong-goo assomma l'informateur d'un gros coup de sabre derrière la nuque. Juste pour le plaisir de lui éclater la tête. Il se dirigea ensuite vers les escaliers, suivi de Kang-cheol et M. Park.

[ 8 ]

Avant d'atteindre Cho Do-yun, ils devaient se débarrasser des deux mastodontes qui gardaient la porte. Ces deux-là n'étaient pas comme les larbins du premier étage. Ils portaient bien un bracelet en cuir, mais il était serti de deux perles rouges. Jong-goo supposait que la hiérarchie dans le gang n'était pas établie par la couleur des perles, comme c'était le cas à l'école, mais par le nombre de perles au poignet.

— On s'occupe d'eux, dit M. Park. Va trouver Cho Do-yun.

Jong-goo acquiesça. Tandis que Kang-cheol et le secrétaire Park occupaient les deux poids lourds, il avait réussi à se frayer un chemin jusqu'à la pièce où se planquait Cho Do-yun. Il était seul, confortablement installé dans un fauteuil en cuir, derrière ce qui semblait être le bureau du patron de l'établissement. "Directeur Yoon Ki-won" pouvait-on lire sur la plaque en laiton. Il avait dû prendre des congés exceptionnels car Do-yun était seul.

— C-comment tu es arrivé jusque-là ? bégaya-t-il en se levant brusquement.

— J'ai pris les escaliers. L'ascenseur était en panne. Où est Yerin ? On m'a dit que t'étais le seul à le savoir.

— J- je ne sais rien !

— Dans ce cas, tu ne m'en voudras pas si je te tabasse un peu. Juste pour être sûr que tu ne sais vraiment rien.

Do-yun ne savait pas comment il avait fait pour passer à travers les mailles du filet, mais il devait l'arrêter ici et maintenant. Il ne pouvait pas perdre contre lui. Il devait être à la hauteur des attentes de Ahn Gi-eun.

— C'est moi qui vais te planter, cracha-t-il en dégainant un couteau à cran d'arrêt. Qu'est-ce que tu vas faire avec un bras cassé et un misérable sabre en bois ?!

— Tu sais quoi ? Pour toi, je vais me passer du sabre, dit Jong-goo en se délestant de son arme. Puisque tu oses sortir une lame devant moi, je vais te montrer ce qui arrive à ceux qui manient une arme sans la respecter.

Do-yun fendait l'air de son couteau sans la moindre maîtrise. Ses gestes étaient nerveux et imprécis. Jong-goo n'avait aucun mal à esquiver la lame. Il voyait ses coups venir à des kilomètres à la ronde. Dès qu'il vit une ouverture, il s'engouffra dans la brèche. Il riposta par un coup de coude dans les côtes, suivi d'un autre dans le menton. Avant que Do-yun ne reprenne l'avantage, il lui asséna un violent coup de pied retourné dans la poitrine qui lui coupa le souffle.

Do-yun recula en haletant. Il pensait avoir le dessus grâce à son arme, mais il se faisait complètement dominer. Sa spécialité c'était le judo, pas le combat au couteau. Il devait changer de stratégie et tout miser sur son point fort.

[ 9 ]

Do-yun avait jeté sa lame. Les pieds fermement ancrés au sol, il était prêt à recevoir Jong-goo. S'il arrivait à l'attraper et à le faire tomber au sol, il reprendrait l'avantage. Il devait viser son point faible. Son bras cassé.

Cette fois-ci, il avait vu le coup venir. Un coup de poing rapide et puissant, mais il avait réussi à l'intercepter. Il avait attrapé son adversaire par le bras et l'avait fait rouler par-dessus son épaule. Jong-goo avait violemment heurté le sol, mais avant qu'il puisse se relever, Do-yun était déjà sur lui. Il l'avait immobilisé en quelques secondes. Il le maintenait au sol avec ses jambes, tandis qu'il compressait sa gorge avec son bras. De l'autre, il faisait pression sur son plâtre. Avec un seul bras, Jong-goo aurait du mal à se libérer de son étreinte. Il devait lui faire perdre connaissance.

Jong-goo était pris au piège. Il n'avait aucun moyen de sortir de ce carcan humain, mais il devinait les intentions de son adversaire. Il fit mine de cesser de lutter. Les yeux fermés, il avait laissé son corps se détendre, simulant l'évanouissement. Dès qu'il sentit Do-yun relâcher son étreinte, il attrapa son poignet et le mordit à la main jusqu'au sang. Do-yun poussa un cri de douleur. Il ne s'attendait pas à une attaque aussi sournoise.

Jong-goo avait sous-estimé son adversaire, mais il ne referait plus la même erreur. Il allait mettre fin au combat. Il avait perdu assez de temps comme cela. Il s'empara de la plaque nominative du directeur Yoon Ki-won. Le prisme de métal était lourd et solide. Arrête tranchante et coins pointus. Une arme aussi grossière que son adversaire. Il frappa Do-yun au visage. Un coup à gauche. Un coup à droite. Un autre sur le crâne.

Do-yun tomba à genoux. La plaie ouverte sur le sommet de son crâne saignait abondamment. Il leva les mains en signe de défense. Il capitulait.

— Ta main fit Jong-goo, l'air sombre.

— Q-quoi ? P-pourquoi ma main ?

— Me pousser sous une voiture, je veux bien, mais utiliser une lame contre moi, tu dépasses les bornes. C'est un affront personnel.

Il avait forcé Do-yun à étendre sa main dominante sur le sol, puis il l'avait violemment écrasée avec son talon jusqu'à lui briser tous les os.

— Arrête de chouiner et dis-moi où est Yerin, dit Jong-goo. Sinon je te bousille l'autre main aussi. Je sais qu'elle est à Gaepo, dans le complexe résidentiel derrière l'école. J'ai juste besoin du numéro d'immeuble et d'appart.

— Bâtiment B... numéro 202... souffla Do-yun qui peinait à rester conscient tant sa main le faisait souffrir.

Il lui avait donné les codes d'accès.

— Tu sais ce qui va t'arriver si tu me mens, n'est-ce pas ?

— C'est la vérité, je te jure ! Je ne mens pas !

— D'accord, je vais te croire alors.

[ 10 ]

Kang-cheol était resté sur place pour finir le ménage. Il avait trouvé des preuves d'activités illicites sur les ordinateurs au deuxième étage. Il avait fait un signalement anonyme à la police en utilisant le téléphone de l'établissement. Ils ne devraient pas tarder à arriver pour cueillir les malfaiteurs et s'en attribuer tout le mérite. Le nettoyeur s'éclipserait discrètement dès qu'il entendrait les sirènes.

De leur côté, M. Park et Jong-goo étaient en route pour secourir Yerin. À cette heure-là, la circulation était dense, et à ce rythme-là, il leur faudrait deux heures pour arriver à leur destination. Jong-goo avait décidé de prendre un peu d'avance. Il avait rejoint la station de métro la plus proche. Il serait là-bas en quarante-cinq minutes.

À l'entrée de la résidence, il s'était faufilé entre les buissons pour échapper à la vigilance du gardien qui contrôlait les allées et venues. L'homme, âgé d'une quarantaine d'années, était assis dans sa loge. Il mangeait des ramyeons instantanés en regardant une vidéo sur son portable. Il aurait pu passer juste sous son nez qu'il ne l'aurait sans doute pas remarqué.

Une fois devant le 202, Jong-goo avait tapé le code et la porte s'était déverrouillée. Jusque-là, Cho Do-yun n'avait pas menti. En revanche, dès qu'il avait mis les pieds dans l'appartement, il avait senti que quelque chose n'allait pas. Tout était éteint. Il alluma la lumière. L'appartement était vide. Est-ce qu'il s'était fait rouler ? Non. C'était bien ici. C'était forcément ici.

Jong-goo avait fouillé frénétiquement l'appartement à la recherche d'un indice. Il avait trouvé le téléphone de Yerin dans une des chambres. Il avait été rangé dans le tiroir d'une des tables de chevets. Elle avait changé son fond d'écran qui affichait désormais un selfie qu'elle avait pris avec Jong-goo à l'hôpital. C'était sa façon à elle de ne pas oublier qu'il avait été blessé à cause d'elle et qu'elle avait une dette envers lui.

Jong-goo, lui, trouvait que cette photo ne le mettait pas du tout en valeur. Si Yerin voulait vraiment se racheter, elle n'aurait pas posé avec lui alors qu'il était dans un lit d'hôpital, en blouse de patient, le bras dans le plâtre. Il avait l'air ridicule. Il glissa le téléphone de Yerin dans sa poche en poussant un soupir. Si son téléphone était là, où est-ce qu'elle était passée ?

Il espérait que Kang-cheol était encore là-bas. Cho Do-yun ne lui avait pas tout dit. Il fallait le faire parler. Alors qu'il allait sortir de la chambre, il sentit quelque chose sous son pied. Une aspérité sous le tapis. Il tira le grand tapis en laine blanc. Une trappe ? C'était donc ça. Sa planque ne se trouvait pas au 202. Elle se trouvait dans l'appartement juste en dessous.

Jong-goo ouvrit sa housse. Cette fois, il sortit sa lame d'acier. On appelait ce sabre coréen un jingum*. C'était une lame d'exception, forgée sur mesure, qui lui avait coûté pas loin de trois millions de wons*. Il l'avait nommé Beokbusuda, le Briseur de Mur. Il ne s'en était jamais servi, jusqu'à ce soir. Ahn Gi-eun serait le premier à tâter de sa lame. Il avait la ferme attention de le mettre en pièces.

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Hyungnim : façon respectueuse pour un homme de s'adresser à un camarade plus âgé.

Noraebang : équivalent des salles de karaoké japonaises.

Jingum : sabre traditionnel coréen, similaire au katana japonais.

Trois millions de wons : environ 2000 euros

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