Chapitre 12 : Divergence d'opinion, combat à mort et décapitation.

[ 1 ]

Yerin avait perdu la notion du temps. Elle le trouvait affreusement long. Elle ne savait pas combien d'heures s'étaient écoulées depuis son enlèvement, ni s'il faisait encore jour ou déjà nuit dehors. Elle avait catégoriquement refusé de manger quoi que ce soit, malgré les encouragements faussement bienveillants du docteur. Assise en tailleur dans un des fauteuils du salon, elle attendait obstinément l'arrivée de Jong-goo. Elle était plongée dans ses pensées lorsque le téléphone du Dr Ahn sonna. Il décrocha aussitôt.

— Allô ? Boss ? C'est Kwak Gi-beom.

— Vous avez le gamin ? Je vous ai demandé de m'envoyer une photo quand vous l'auriez capturé. Pourquoi tu m'appelles ?

— Euh... c'est-à-dire... bégaya nerveusement son homme de main. Les choses ne se sont pas passées tout à fait comme prévues...

— Comment ça ?

— Le gamin que vous nous avez envoyé. Il n'est pas venu seul. Il avait du renfort.

— Du renfort ? Il a fait venir la police ?

— Non, mais il y avait deux types avec lui. Ils nous ont massacrés...

— Tu veux me dire que vous avez perdu face à trois personnes seulement, dont un gamin dans le plâtre ?! Tu te fous de ma gueule ?!

— Désolé, boss... mais c'est pas tout...

— Quoi encore ?

— Les flics ont débarqué. Ils sont en train d'embarquer tous nos gars. J'ai réussi à m'enfuir, mais ça sent pas bon du tout.

— Vous avez récupéré tous les disques durs ?

— Non, on n'a pas eu le temps... Les flics ont tout saisi.

Ahn Gi-eun ferma les yeux. Il réprima un juron et souffla un bon coup pour maîtriser la colère qui montait en lui.

— Yoon Ki-won, où est-ce qu'il est ?

— Je ne sais pas. J'ai essayé de l'appeler, mais il ne répond pas.

— Trouve-le ! C'est lui qui gérait cet endroit, c'est à lui de porter le chapeau.

— D'accord... Et, boss, il y a autre chose... Cho Do-yun. Je crois qu'il a tout balancé au blondinet. Il sait où vous êtes.

— Je vois. Fais profil bas pour le moment et contente-toi de trouver Ki-won. Pour ceux qui ont été arrêtés, ils savent quoi faire. Je vais gérer la situation de mon côté.

Ses hommes étaient formés pour faire face aux arrestations. Ils mettraient tout sur le dos de Yoon Ki-won et la plupart d'entre eux seraient libérés au bout de 48h de garde à vue, faute de preuves suffisantes. La seule inconnue dans cette équation, c'était Cho Do-yun. Il n'était pas sûr que ce gamin ait les épaules pour encaisser un interrogatoire un peu musclé.

La police coréenne n'était pas connue pour être très tendre lorsqu'il s'agissait d'obtenir des aveux, et les inspecteurs pouvaient se comporter en véritables tortionnaires, en particulier quand ils se trouvaient face à un jeune suspect peu sûr de lui. Do-yun ne savait pas grand-chose de leurs activités, mais il en savait suffisamment pour mettre la puce à l'oreille des flics, ce qui pourrait mettre Ahn Gi-eun dans une situation délicate.

[ 2 ]

— On dirait que les choses ne se passent pas comme prévues, commenta Yerin qui se sentait pousser des ailes après avoir entendu que Jong-goo était en route. Peut-être que c'est à vous de faire un choix maintenant. Vous devriez me laisser partir avant que Jong-goo arrive.

— Encore faut-il qu'il trouve cet endroit, et même si la chance est de son côté, il est blessé et probablement épuisé après s'être battu contre mes hommes. Il ne pourra rien faire contre moi. En fait, c'est même mieux comme ça. Ça me facilite la tâche.

Il n'avait pas parlé de l'appartement caché à Do-yun. Il lui avait demandé de déposer Yerin au 202 et l'avait déplacée lui-même pendant qu'elle était encore inconsciente. Jong-goo se retrouverait dans une impasse. Et si par hasard il trouvait la trappe qui menait au 102, il était prêt à le recevoir. Il utiliserait Yerin pour faire plier Jong-goo et il se servirait de Jong-goo pour faire plier Yerin. C'est ce qu'il appelait le jeu de la loyauté. Jusqu'où étaient-ils capables d'aller pour se protéger l'un l'autre ? Il avait hâte de le découvrir.

[ 3 ]

La trappe s'était ouverte sans résistance. Ahn Gi-eun avait été négligent. Ou peut-être qu'il était si sûr de lui qu'il n'avait pas jugé nécessaire de remettre le cadenas en place. Suspendu par un bras, Jong-goo se laissa tomber dans la pièce. Il atterrit dans un bruit sourd. Tant pis pour l'effet de surprise.

La pièce dans laquelle il se trouvait n'était pas une chambre ordinaire. Il y avait trois caméras sur trépieds disposées autour du lit et du matériel d'éclairage. Quelque chose lui disait que ce n'était probablement pas pour filmer des activités paranormales. Les caméras étaient actuellement éteintes. Dans un coin de la chambre, il y avait un bureau avec un ordinateur. Et sous le bureau, à côté de l'unité centrale, il y avait un coffre-fort. Jong-goo se soucierait de ce qu'il contenait plus tard. Sa priorité était de retrouver Yerin et de mettre fin aux agissements du Dr Ahn.

Il se dirigea vers la porte. Elle était fermée à clé. Il fit sauter la poignée avec le manche de son sabre, puis se dirigea vers le salon. Yerin se jeta dans ses bras dès qu'elle le vit.

— Jong-goo, tu es là ! Je savais que tu viendrais me chercher !

— Ça va ? Tu n'as rien ?

Elle secoua la tête.

— Je vais bien, mais...

Elle se tourna vers le Dr Ahn qui se tenait au milieu du salon. Il y avait quelque chose de malsain dans son regard. Un mélange de haine et de concupiscence. Il tenait une matraque télescopique à la main. Au poignet, il ne portait pas de perle rouge, mais une perle blanche. Une véritable perle de nacre.

— Va te cacher, dit Jong-goo à son amie. Je m'en occupe, alors ne sort pas tant que je ne viens pas te chercher moi-même. D'accord ?

Yerin hésita. Elle ne voulait pas le laisser seul.

— Fais ce que je te dis. Si tu restes, tu vas me gêner. S'il te plaît.

Elle avait cédé face au ton autoritaire de son camarade.

— Fais attention à toi, lui dit-elle avec angoisse avant d'aller se réfugier dans le couloir.

[ 4 ]

— Tu penses vraiment pouvoir la protéger ? demanda le Dr Ahn en s'avançant vers lui d'un pas déterminé. Tu aurais mieux fait de l'abandonner. À cause d'elle, tu risques d'y laisser la vie. Que tu meurs ici ou qu'elle se sacrifie pour te sauver, dans tous les cas, j'aurai gagné.

— Ne me faites pas rire ! Derrière votre gueule d'ange, vous n'êtes qu'un gros dégueulasse. Je n'ai pas l'intention de perdre contre un putain de pervers. Ce serait trop la honte.

— Pourquoi tu te donnes tant de mal pour elle ? Tu es amoureux d'elle ? Ce serait presque mignon, si ce n'était pas si risible.

— Amoureux ? Moi ? Vous regardez trop de dramas. Je n'ai pas le temps pour ça. Je me donne du mal parce que c'est mon travail. Je suis payé pour la protéger. Et si je veux pouvoir m'acheter le nouveau Samsung S8, je dois remplir ma part du contrat.

— Je vois. Toi et moi, nous sommes vraiment différents. Tu vois, je me considère un peu comme un artiste. Toi et Yerin, vous êtes des acteurs dans le chef-d'œuvre que je réalise. Mais je ne m'attends pas à ce qu'une brute comme toi comprenne le sens de mon art.

— Tant mieux, parce que j'ai pas envie de comprendre et j'en ai marre d'écouter vos conneries.

Jong-goo avait attaqué le premier. Puisqu'il aimait tant l'art, il allait lui refaire le portrait façon Picasso. Il n'avait pas encore dégainé sa lame. Il voulait d'abord jauger le niveau de son adversaire. Ahn Gi-eun n'était pas Cho Do-yun. Il savait manier une arme. Jong-goo avait paré son coup de matraque et il pouvait sentir la puissance que son propriétaire lui avait transmise. Il serra les dents. Son adversaire était en train de le faire reculer. Il sentait ses pieds glisser sur le parquet.

Jong-goo fit un bond en arrière pour prendre de la distance, mais avant qu'il ne puisse attaquer, le docteur lui avait fauché les jambes avec sa matraque. Il tomba sur le dos, le coude de son bras cassé heurtant violemment le sol. Il étouffa un grognement de douleur alors que son os brisé encaissait l'impact.

Il roula sur le côté pour éviter la matraque qui s'abattit à quelques centimètres de sa tête. Par réflexe, il para le coup suivant avec son bras blessé. Cette fois, il ne put retenir un cri de souffrance. Son plâtre s'était effrité. Il ne maintenait plus son bras qui lui faisait un mal de chien. Il n'avait même pas le temps de souffler ou de réfléchir à une contre-attaque. Il était vraiment en train de se faire tabasser et il n'avait aucun moyen de riposter. Ahn Gi-eun était à la fois rapide, puissant et impitoyable. Il ne lui laissait pas une seconde de répit.

Ahn Gi-eun l'avait attrapé par le col de son blouson, il l'avait soulevé dans les airs puis l'avait renversé sur la table du salon. Les deux plaques en verre s'étaient brisées sous le choc et il s'était retrouvé à moitié encastré dans la table. Des éclats de verre lui transperçaient le dos, il avait du mal à respirer, il sentait sa conscience lui échapper. Son adversaire était déjà sur lui. Son genoux lui comprimait la poitrine. Il lui tordait le bras pour lui déboîter l'épaule. Il lui avait fait lâcher son sabre qui était tombé dans un bruit sec au milieu des débris de verre

Jong-goo était venu avec l'intention de le tuer, mais son adversaire ne comptait pas le ménager non plus. Pour la première fois depuis longtemps, une pensée lui traversa l'esprit. S'il ne jouait pas sa vie, il allait perdre. Le désespoir était une lame à double tranchant qui pouvait causer la chute d'un homme qui n'avait rien à perdre, ou au contraire, être une lumière salvatrice au milieu des ténèbres pour celui qui avait quelque chose à protéger. Cette lumière n'était pas loin. Elle se trouvait juste là, au bout du couloir. Elle avait un nom. Elle avait un visage. Kim Yerin.

[ 5 ]

Le visage du docteur était proche du sien. Assez proche de lui pour qu'il lui morde le nez. Déstabilisé par la bestialité de cette attaque, son adversaire avait lâché prise. Il s'était relevé en tenant son nez ensanglanté. Il avait l'air furieux.

— Tu n'es vraiment rien qu'une bête sauvage, gronda-t-il. Les chiens enragés comme toi doivent être battus à mort.

Il leva sa matraque au-dessus de sa tête, mais Jong-goo avait décidé d'être la plus démoniaque des bêtes. Il avait gagné suffisamment de temps pour s'extirper de la structure métallique qui le retenait prisonnier. En se relevant, il avait ramassé un morceau de verre. Le tesson tranchant lui avait entaillé la main, mais peu importe. Il pouvait supporter la morsure du verre. Il bondit sur le docteur et lui lacéra le visage. Ce dernier hurla de rage et de douleur. Aveuglé par le sang qui lui maculait le visage, il avait perdu son adversaire de vue.

Jong-goo ramassa son sabre. Malgré la douleur qui paralysait son bras cassé, il était parvenu à tirer la lame de son fourreau. Il tenait à peine sur ses pieds. Il tanguait dangereusement comme un homme ivre. Et il avait chaud. Terriblement chaud. Il avait l'impression que son sang était en train de bouillir dans ses veines. Une lueur inhabituelle animait son regard. Il fut secoué d'un rire nerveux. Un fou rire incontrôlable. Un rire de fou furieux.

— Tu arrives à rire dans cette situation ? Tu dois vraiment avoir perdu la tête.

Ahn Gi-eun se tourna vers le couloir. Il savait que Yerin les regardait de loin.

— Yerin, appela-t-il d'une voix forte. C'est ta dernière chance de sauver Jong-goo. Si tu ne veux pas que je le tue, tu n'as qu'un mot à dire. Tu sais ce qu'il te reste à faire.

— Fermez-là, siffla Jong-goo avec colère. Yerin n'a rien à vous dire. Cette conversation, c'est entre vous et moi .

— Tu ne crois pas que c'est à elle d'en décider ?

— Non. Je vous l'ai déjà dit. C'est mon travail de la protéger. Si je ne peux pas la protéger, autant mourir ici et maintenant.

— Dans ce cas... c'est un souhait que je serai plus qu'heureux d'exaucer ! répliqua Ahn Gi-eun en brandissant sa matraque.

Jong-goo la voyait enfin. La voie de la maîtrise dont lui avait parlé son mentor. Celle qui lui permettrait de franchir ce mur. Son premier mur. Si Lee Do-gyu était un mur d'acier, Ahn Gi-eun n'était qu'un mur de béton. Ce qui ne tue pas rend plus fort. Jong-goo était prêt à risquer sa vie, mais il n'avait pas l'intention de mourir, car sa vie ne lui appartenait pas.

La matraque de son adversaire glissa sur la lame. Jong-goo pivota et arma son coude pour lui asséner un violent coup de manche dans le plexus solaire. Un coup assez puissant pour lui couper le souffle et gagner de précieuses secondes. Avec un seul bras, il ne pouvait utiliser que le plat et le tranchant de son sabre. Les attaques d'estoc étaient plus efficaces que les attaques de taille, mais elles demandaient aussi plus de précision et elle nécessitaient l'utilisation des deux mains.

Il savait que le docteur chercherait à le désarmer. C'était une des principales fonctions du jiu jitsu. Contrôler l'adversaire, l'immobiliser et restreindre son champ d'action en visant les articulations et les points faibles. Sa matraque lui permettait d'être plus offensif et le rendait d'autant plus redoutable, mais elle ne pouvait pas rivaliser avec un véritable sabre.

Jong-goo était possédé par un démon déchaîné et assoiffé de sang. Alors qu'il flirtait dangereusement avec la mort, il ne s'était jamais senti aussi vivant. Il avait du mal à contenir son excitation.

— Hé, docteur ! Vous avez déjà utilisé un bistouri ?

— Pourquoi cette question ?

— Je me demandais juste si je pourrais être aussi précis avec un sabre. J'aimerais éviter de vous tuer, mais si je vous éventre, faudra pas m'en vouloir. Je ne suis pas chirurgien.

— J'aime ton sens de l'humour, mais tu tiens à peine debout. Tu as atteint ta limite. J'admire ton courage, mais jouer aux héros ne te mènera nulle part. Yerin ne voudrait pas que tu te sacrifies pour elle.

— J'en ai ras-le-cul de vous entendre parler d'elle. Vous préféreriez qu'elle se sacrifie pour moi, mais ça n'arrivera pas. Rien que d'y penser, ça me dégoûte. Je retire ce que j'ai dit. En fait, je vais vous tuer.

La lame fendit l'air. Il n'y avait rien que Jong-goo ne puisse trancher. Aucun mur qu'il ne puisse briser. C'était ça, la Voie de la Maîtrise. Le chemin qu'il devait emprunter pour devenir le Maître Ultime des Lames. C'était un don des cieux. Un pouvoir qui surpassait la condition humaine et qui défiait les lois de l'univers.

La matraque de son adversaire avait été tranchée nette. La partie coupée tomba au sol dans un fracas métallique. Ahn Gi-eun resta interdit un moment. Son sabre venait de sectionner sa matraque en acier trempé comme s'il s'agissait d'un vulgaire morceau de bois tendre.

— C-comment... ?

C'était impossible. Il n'avait jamais rien vu de tel. Peu importe comment il abordait la situation, cela n'avait aucun sens. Pour la première fois depuis qu'il affrontait Jong-goo, Ahn Gi-eun fut saisi d'un sentiment qu'il n'avait pas ressenti depuis très longtemps. L'effroi. Une peur viscérale et instinctive qui lui tordait les boyaux.

Ce gamin n'était pas ordinaire. Il n'était pas humain. Ce qu'il était capable de faire dépassait l'entendement. Et cette lueur dans ses yeux, une lueur rougeâtre qui lui donnait un air démoniaque, confirmait son impression. C'était comme se retrouver face au diable en personne.

[ 6 ]

Don du ciel ou cadeau des enfers, peu importe. Ce dont Jong-goo était certain c'est qu'à cet instant, il était invincible. Ahn Gi-eun était à la merci de sa lame. Il lui avait infligé une large entaille à travers la poitrine et une deuxième à l'épaule. Si le docteur n'avait pas repris ses esprits juste à temps pour esquiver son coup, il lui aurait sectionné le bras. Il perdait trop de sang, il n'avait plus assez d'énergie pour éviter ses attaques, encore moins pour le désarmer.

S'il ne voulait pas mourir, il devait ravaler sa fierté et s'incliner face à la supériorité de son adversaire. Comment pouvait-il lutter contre ce monstre ? Ahn Gi-eun avait posé un genoux à terre en signe de reddition. Malheureusement pour lui, Jong-goo n'avait pas l'intention d'épargner son ennemi. Le docteur fut frappé d'une brève et fugace vision de son funeste destin. La lame sanglante siffla. L'acier mordit la chair tendre de son cou. Sa tête roula au sol, ses yeux révulsés fixés sur le plafond au-dessus de lui.

Pour une raison qui lui échappait, dans ses derniers instants, tout ce qu'il voyait c'était la trappe au plafond de la chambre du consentement. Il aurait dû remettre le cadenas. Il n'aurait pas dû provoquer ce démon. Il n'aurait pas dû toucher à Yerin. Il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même. C'était la conséquence de ses choix.

Une voix le sortit de sa contemplation morbide. Alors que Jong-goo allait abattre son sabre, Yerin s'était interposée. Elle le serrait dans ses bras en le suppliant de ne pas le tuer. Les éclats de verre plantés dans son dos avaient entaillé la paume de ses mains, mais elle s'en fichait. Elle devait l'arrêter à tout prix.

— Arrête, Jong-goo ! Si tu le tues, tu seras le seul à être puni. Je ne veux pas que tu ailles en prison, alors s'il te plaît, ne le tue pas !

Son ami baissa lentement son arme. Ahn Gi-eun laissa échapper un rire incrédule qui se mua en toux sanglante. Il cracha une gerbe de sang. Cette fillette insignifiante avait le pouvoir de contrôler ce monstre assoiffé de sang avec quelques mots seulement. C'était à la fois attendrissant et débectant. Il prétendait faire tout cela pour l'argent, ce qui était peut-être vrai en partie, mais il y avait plus que cela. Pourquoi lui obéirait-il avec la docilité d'un bon chien de garde s'il ne ressentait rien pour elle ? Pourquoi risquerait-il sa vie ainsi ? Enfin, ce n'était plus son problème... Le docteur s'effondra dans une mare de sang. Il avait joué et il avait perdu.

[ 7 ]

Véhicules des forces de l'ordre et ambulances avaient fait irruption dans le complexe résidentiel, sous les yeux ébahis du gardien d'immeubles qui n'avait aucune fichue idée de ce qu'il se passait. Ahn Gi-eun, dont la vie ne tenait qu'à un fil, avait été évacué en urgence. Jong-goo tenait le coup, mais il était gravement blessé, lui aussi. Il aurait besoin d'être opéré. Quant à Yerin, elle avait reçu des soins immédiatement sur place. La médic qui s'occupait d'elle avait retiré les éclats de verre fichés dans ses mains avec une sorte de pince à épiler, puis elle avait désinfecté ses plaies et les avait soigneusement bandées. Elle l'avait gentiment rassurée et l'avait félicitée pour son courage.

Le reste de cette affaire était du ressort des inspecteurs. Ils avaient commencé par interroger Yerin qui leur avait dit tout ce qu'elle savait. Elle leur avait raconté comment elle s'était fait stalker, puis enlever et séquestrer par le Dr Ahn. Ils avaient fouillé les deux appartements et avaient saisi tout ce qui pouvait l'être : ordinateur, coffre-fort, téléphones portables, documents administratifs, etc. Cette affaire était un sacré bourbier et ils n'avaient pas fini de creuser.

Ce Dr Ahn était un sacré phénomène. Un tordu comme ils en avaient rarement vu. La police scientifique avait accédé au coffre. Il contenait plusieurs disques durs. Chaque disque dur racontait une histoire différente mais similaire. C'était une compilation de vidéos qui mettaient en scène toutes les interactions du docteur avec ses victimes, y compris les plus intimes. La première vidéo était la même à chaque fois. C'était une vidéo où il obtenait le consentement explicite de sa victime. Elle donnait son nom, son âge, et déclarait haut et fort qu'elle se soumettait corps et âme à son autorité.

Il tournait une sorte de télé-réalité où il documentait la façon dont il soumettait ses victimes à sa volonté, sans jamais user de la force physique ou de la violence. Les vidéos avaient été transférées à la division qui gérait les affaires de cybercriminalité, et ils avaient confirmé qu'elles avaient toutes été mises en ligne à un moment donné, sur un site payant auquel on ne pouvait accéder qu'après avoir confirmé son identité auprès du gérant. À en croire les données qu'ils avaient récupérées, ces vidéos étaient vite devenues très populaires et avaient généré des milliards de wons de revenus.

[ 8 ]

Les inspecteurs se figuraient très bien le genre de personne qui consommait un tel contenu. C'était différent de la pornographie ordinaire. La plupart des vidéos étaient assez peu graphiques, mais elles avaient quelque chose de dérangeant et de malsain. Elles étaient destinées aux machistes frustrés par l'émancipation féminine. Aux fervents défenseurs du patriarcat qui pensaient que les femmes étaient, au mieux, des êtres inférieurs qui devaient se soumettre à eux comme des esclaves aussi jolies que polies, ou au pire, des objets dont ils pouvaient disposer à leur guise.

Le Dr Ahn choisissait soigneusement ses victimes. Premièrement, elles étaient toutes plutôt jolies, du moins selon les standards de beauté coréens actuels. Deuxièmement, elles étaient toutes relativement jeunes. Ils estimaient que les plus jeunes d'entre elles devaient avoir treize ans, ce qui était l'âge légal du consentement en Corée. Les plus âgées avaient la vingtaine. Troisièmement, il les avait toutes rencontrées sur son lieu de travail. C'était des élèves ou des étudiantes modèles, souvent issues de familles aisées. Elles étaient réservées, dociles et bien éduquées.

Enfin, elles étaient toutes "pures et innocentes". Autrement dit, elles n'avaient jamais eu de relations avec un homme avant de rencontrer le docteur. Elles représentaient l'objet de fantasme de tous ces hommes qui rêvaient de la parfaite petite poupée à la pureté virginale. Elles étaient l'opposée de ces femmes vulgaires aux idées dangereusement féministes qui prônaient l'indépendance et la liberté sexuelle. Ces femmes odieuses qui mettaient en péril les valeurs conservatrices du mariage et de la famille traditionnelle.

Il était clair qu'il avait obtenu ces consentements par la contrainte et l'intimidation, mais la police n'avait aucune preuve incriminante. Ironiquement, d'un point de vue légal, ces vidéos protégeaient le coupable. Ils avaient déjà récupéré les messages qu'il avait envoyé à la jeune Kim Yerin, mais ils devaient trouver les autres victimes pour obtenir leur témoignage.

[ 9 ]

La police était en veine. Ils avaient réussi à établir un lien entre l'incident du noraebang de Gangdong et l'affaire Ahn Gi-eun. L'inspecteur chargé de l'affaire lui avait secoué les puces, et Cho Do-yun avait tout balancé. Il avait reconnu sa complicité dans les crimes commis par le docteur, mais il affirmait qu'il ne savait rien de ses intentions ou des vidéos qu'il tournait. Il avait tenté de négocier une réduction de peine en échange de ce qu'il savait.

— C'est pas comme ça que ça marche, gamin, lui dit l'inspecteur. Et entre nous, tu ne sais pas grand-chose. Si tu veux sauver ta peau, c'est le procureur que tu devras convaincre. J'espère que tu as de quoi te payer un bon avocat, même si ta vie est déjà foutue.

Peu de temps après, ils avaient mis la main sur Yoon Ki-won. Lui aussi voulait négocier, mais il avait quelque chose de bien plus intéressant à leur proposer. Une clé USB sur laquelle était enregistrée une conversation entre le Dr Ahn et Chae Ju-ri, l'adolescente qui s'était suicidée trois ans plus tôt. Elle y confrontait Ahn Gi-eun et le menaçait de tout révéler à la police et à la presse. Elle lui avouait être tombée enceinte, mais elle comptait garder l'enfant et l'obliger à prendre ses responsabilités. Quand le docteur avait exigé une preuve, elle lui avait montré son test de grossesse positif. La conversation s'était brusquement achevée sur un cri strident et un choc sourd.

Yoon Ki-won affirmait que c'était Ahn Gi-eun qui l'avait poussée du toit. Il lui avait ensuite demandé de se débarrasser de toutes ses affaires. C'est là qu'il avait récupéré les données du téléphone et qu'il avait mis la main sur cet enregistrement. Il savait qu'il n'était qu'un pion pour son patron. Si les choses tournaient mal, il lui ferait porter le chapeau.

Yoon Ki-won avait conservé cet enregistrement pour se couvrir. Il avait également enregistré d'autres conversations incriminantes où Ahn Gi-eun donnait toutes sortes d'ordres impliquant des activités criminelles. Il avait aussi gardé les traces de ses transactions financières et de son lien évident avec les activités du gang. C'était suffisant pour les mettre, lui et ses associés, derrière les barreaux pendant quelque temps.

[ 10 ]

Jong-goo aussi faisait l'objet d'une enquête. Dès qu'il avait été apte à les recevoir, la police était venue l'interroger à l'hôpital. Le Dr Ahn était sorti du coma et il avait immédiatement porté plainte contre Jong-goo pour tentative d'homicide, mais étant donné les circonstances un peu particulières de cette affaire, ils n'avaient pas placé l'adolescent en arrêt. D'une part parce qu'il s'agissait d'un mineur de moins de seize ans, et d'autre part, même si la plainte du Dr Ahn était légitime, elle était totalement ridicule.

— Tu ne comptes pas prendre la fuite et quitter le pays ? demanda un des inspecteurs sur le ton de la plaisanterie.

— Non.

— Bien. Dans ce cas, on va transférer l'affaire directement au parquet. Tu recevras une convocation du ministère de la justice d'ici quelques jours pour faire une déposition et donner ta version des faits. Ne t'en fais pas trop. Je doute que cette plainte aboutisse. Le procureur invoquera probablement la légitime défense pour invalider la plainte. Cet enfoiré de Ahn Gi-eun a du cran. J'espère qu'il va croupir un long moment en prison.

— Pourquoi vous pensez que c'était de la légitime défense ?

— Ce n'est pas le cas ?

Jong-goo secoua la tête.

— Non. J'avais vraiment l'intention de le tuer. Si Yerin ne m'avait pas arrêté, je lui aurais tranché la tête. La tentative d'homicide, ça me semble assez juste.

— Tu n'es pas sérieux ? Pourquoi tu admettrais avoir voulu le tuer ?

— Parce que je n'aime pas les menteurs. C'est pour ça que personne ne croit en la justice dans notre pays. Vous racontez l'histoire qui vous arrange et vous distribuez les peines au petit bonheur la chance. À quoi bon avoir des lois si c'est pour les appliquer inéquitablement?

— Je vois. Tu n'as pas entièrement tort, mais petit, une tentative d'homicide c'est trois à cinq ans de réclusion criminelle pour un mineur de ton âge. Tu veux vraiment passer toute ton adolescence dans un centre rééducatif ? En ce qui me concerne, tout ce que je vois, c'est un gamin qui a essayé de sauver son amie des griffes d'un dangereux prédateur sexuel. Et à en juger par ton état, tu aurais très bien pu te faire tuer. Ce sabre t'a sauvé la vie. Tu as bien fait de t'en servir.

Jong-goo resta silencieux. L'inspecteur avait raison. Cinq ans c'était trop long. Il ne pouvait pas se permettre de perdre tout ce temps. Au final, la décision ne lui revenait pas vraiment. M. Kim et M. Choi décideraient de son avenir. Qu'ils le fassent acquitter ou qu'ils l'envoient purger sa peine en centre rééducatif, ils étaient les seuls à avoir le bras assez long pour faire pression sur le ministère de la justice.

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