Théo recouvre la vue quand on lui ôte le sac noir qu'il avait sur la tête. La caresse du velours et la lumière crue des néons forment un contraste cinglant.
Après une tape sur la joue et le passage d'une main paternaliste dans ses cheveux, on le presse entre quatre murs. Le petit carrelage gris rappelle les sorties scolaires à la piscine. Si l'on poussait l'analogie, on pourrait dire que Théo en est au pédiluve. Avant que le garçon soit emmené à sa cellule une fouille sommaire est réalisée dont il ne ressort rien. Une voix grave et rude intime l'ordre à Théo de mettre ses mains contre un mur de béton froid. Les doigts écartés, Théo attend d'avoir la paix. À la place il reçoit un rappel à l'ordre de ne pas regarder derrière lui alors que s'active son hôte.
Il ne faut pas longtemps avant que Théo ne se retrouve sous le jet de la lance du détenteur de l'autorité. La pression est forte. Théo contracte chacun de ses muscles pour ne pas glisser et ainsi maintenir son équilibre afin de rester debout. L’apprenti pompier le passe au « kärcher » avant de le mettre « au frais » selon ses termes. L'eau glacée est insupportable et doit être supportée de longues minutes.
Une fois le travail estimé comme satisfaisant, il est donné une tenue réglementaire à Théo assortie d'un compliment bien cocasse :
« T'as de la chance d'avoir une bonne gueule. Tu m'as suffisamment amusé pour que je me passe de te savater un peu. Voyou. »
Théo est amené là où il va être entreposé au frais. Neuf mètres carrés s'offrent au garçon ainsi qu'à son compagnon de cellule qui dort à côté des latrines. Les barreaux rongés par la rouille s'accordent parfaitement à l'uniforme réglementaire orange.
Théo s’assoit dès que cela lui est permis sur le sol gris béton. Son arrivée et le tintement des barreaux provoqué par la porte ne manquent pas de réveiller son compagnon de cellule.
Sous des oripeaux crasseux remue un vieillard au souffle fatigué. Il se tourne vers Théo en lui dévoilant des rides qui s'avèrent familières.
« C'est vous ? On s'est déjà vus ; c'est pas possible, déclame Théo stupéfait.
– Ce n'est pas impossible. Ce n'était pas récemment en tout cas, répond-il poussivement.
– C'est vous. Le sans-abri à côté de la banque que j'ai vu emmené par la police, c'était vous.
– Je te reconnais moi aussi mon garçon. Il n'y a pas beaucoup de jours où quelqu'un prend la peine de s'adresser à un mendiant et encore moins où l'on s'extasie de le croiser à nouveau.
– Je ne voulais pas vous attirer d'ennuis. C'est à cause de moi qu'ils vous ont emmené ? Je suis désolé, je... je ne voulais pas.
– Laisse-moi répondre, si ma réponse te préoccupe davantage que tes remords. Déjà, sache que tu n'as pas à te sentir responsable. Ce n'est pas la première fois que je passe du temps à l'ombre. Les prétextes ne manquent pas quand il s'agit de cacher la misère. Quand tu vis dans la rue, tu apprends que la loi s'y prête à merveille. Le droit du pauvre est un mot creux. Je suis par contre plus curieux que tu me dises ce qui t’a amené dans ces geôles.
– Je... je ne sais pas, je ne sais plus. Peut-être la naïveté ou un excès de confiance dans ce que pourrait être le monde ou encore notre capacité à le changer...
– C'est triste de parler ainsi. As-tu fait quelque chose que tu regrettes ? demande l'homme d'une voix aux tonalités empreintes d'un brin d'emphase.
– Sincèrement, je l'ignore. J'aurais peut-être dû faire comme avant, après vous avoir vu... Si j’étais passé à autre chose, je ne serais pas dans cette situation. Si je m'étais comporté ainsi, bien des personnes auraient eu la vie sauve. »
C'est avec le regard renfrogné que Théo ressasse des souvenirs pour le moins douloureux. Pour autant, son compagnon de cellule ne compte pas le laisser se perdre dans ses pensées et le rappelle à lui en répondant à sa question après une profonde inspiration.
« Si l'insouciance des uns repose sur l'ignorance de l'autre, elle n'a pas vocation à être préservée, bien au contraire. Enfin, je dois dire que je comprends ta peine à côtoyer un vieillard un peu fou. Laisse-moi t'offrir quelque chose qui n'a pas de prix, la patience. Celle-ci est sans valeur, mais si tu peux en tirer ne serait-ce qu'un peu de recul, voire du réconfort, ce sera beaucoup. La vie est longue et la mémoire discursive est courte. Dehors on dit que ceux qui n'ont rien ont de la chance car ils n'ont pas à se gérer. Ils n'ont pas tout à fait tort. Quand on n'a rien on ne se gère pas longtemps, murmure-t-il tristement.
– Vous avez raison, les gueules qui ont été brisées aujourd'hui porteront pour toujours la violence de l'oppresseur. Rien ne sert de tenter quoi que ce soit.
– Tu ne m'as pas compris. Je ne porte pas d'espoirs atrophiés, pas plus que je ne suis atteint de la cirrhose du renoncement. Chacun sait ce qu'il veut, ce qu'il fait quand il passe. Moi je suis encore là et je ne bouge pas beaucoup, j'ai essayé grâce à Dieu, mais le résultat n'est pas fameux.
– Pas fameux parce que vous êtes pauvre ?
– Ça aurait pu, mais non. Pas fameux parce que je suis en prison dans un monde horrible. Je ne cherche pas l'argent, la richesse, l'opulence. Le profit est un vol déguisé qui habille de soie le fruit du travail d'autrui avant qu'il soit accaparé. Le tour de passe-passe passe par les éléments de langage et la supposée courtoisie du seigneur à laisser les sans-dents user de ses machines. La dîme, l'impôt que constitue ce profit n'est pas suffisant pour le bourgeois. Il attend avec celui-ci, courtoisie et révérence, ce qui termine de distiller le doute dans l'esprit de l'exploité.
– Ah...
– Si tu préfères, on se fait avoir, et ce n'est pas tout, mais je ferais bien de me bouger un peu si je ne veux pas me retrouver avec une escarre. »
Ainsi celui qui est probablement le patriarche de la prison se met à se dégourdir les jambes. Ses pieds tapotent la poussière. Ses percussions s'accompagnent d'une minutie presque imperceptible. Il ne perd pas le rythme pendant qu'il piétine sa paillasse et poursuit avec harmonie sa danse aux pas cocasses. Cette performance inattendue intrigue Théo :
« Pourquoi vous dansez ?
– Pourquoi je ne danserais pas ?
– Car nous sommes malheureux en prison.
– On est d’accord, mais si l'on devait attendre d'être heureux pour danser, certains n'en auraient pas souvent l'occasion... répond-il en interrompant ses pas.
– Et maintenant ?
– Que devrait-il arriver maintenant ?
– Je ne sais pas. Vous allez certainement me le dire ?
– Tu n'as rien écouté. Joindre le geste à la parole est nécessaire pour ne pas tomber dans une confortable hypocrisie. Pose-toi un instant et dis-moi ce que tu vois.
– Il est 13h30, il n'y a que ça à voir de l'autre côté de nos barreaux, fait remarquer Théo en posant ses yeux sur l'horloge murale.
– Oui, sommes-nous pressés ? Dois-tu aller quelque part ?
– Je n'ai pas vraiment le choix, mais...
– Il n'y pas de « mais » ! Si l'on met de côté notre condition actuelle, as-tu quelque chose qui te presse ? coupe de façon intransigeante le démuni.
– Je ne pense pas. Mes amis sont en danger, enfin je ne sais pas ce qu'ils font ou où ils sont, mais je ne suis pas sûr que je leur serais d'une quelconque utilité.
– Très bien, on peut donc attendre patiemment.
– Et si je ne voulais pas rester ici. Si je ne voulais de cette situation. Pourrais-je m'en défaire ? reprend-il après quelques minutes de silence.
– Il n'a tenu qu'à toi que tu arrives ici. Je ne vois pas de raisons qu'à l'avenir il en soit autrement. Mais comment penses-tu sortir ?
– Eh bien ça peut vous paraître bizarre, mais je crois avoir un pouvoir. Je ne sais pas si cela est bien ni légitime, mais j'ai l'impression que je peux convaincre les gens. C'est dur à expliquer, ce n'est pas ce que vous croyez, ce n'est pas simplement des mots qui les font changer d'avis, c'est plus que ça. Je les convaincs étrangement facilement. J'ai peur que ce soit mal et qu'ils agissent à leur insu. S'il vous plaît, croyez-moi, imaginez juste que ce soit vrai.
– Que ce soit vrai ou non, je doute que tu aies à t'inquiéter. Personne ne peut contraindre qui que ce soit par des idées, on ne peut que susciter quelque chose de déjà présent ou tout au plus inspirer, mais pas davantage. Il serait par exemple trop facile d'excuser nos geôliers qui malgré leurs jeux de dupes sont bien plus complices qu'on ne se l'autorise à penser.
– Je ne suis pas sûr.
– Comme tous tu disposes de ta vie. Qu'elle soit sobre et dépouillée d'artifices, tournée vers les autres, ou encore égocentrique, elle ne sera que le reflet que de ce que tu en feras.
– Et je fais comment ?
– Très bonne question, il te revient de choisir ton avenir. Je suis tout ouïe.
– Hmm déjà je pourrais dire non à notre détention, et puis ne pas me laisser déborder aussi facilement.
– Oui avoir une vision plus globale, plus holistique. Ça ne mange pas de pain d'y croire.
– C'est décidé, je ne vais pas abandonner ! Je vais nous sauver, les sauver, et sauver tout ce qui peut l'être. Il y a eu trop d'efforts de fournis. Beaucoup de monde a tout risqué pour faire bouger les lignes. Ça ne peut pas se terminer comme ça.
– C'est joli tout ça, mais ce n'est pas parce ce qu’une histoire est belle qu'elle va bien se finir, en tous les cas je vous souhaite de vivre vos idées et non de les regarder mourir.
– Oui ! Si on ne se relève pas on ne le fera pas pour nous, ou cette idée d’égalité dormira encore longtemps avant de se manifester à nouveau.
– Fonce ! Mes pensées t'accompagnent mon garçon ! J'ai peut-être plié sous le poids des années, mais je n'en ai jamais fait de même face à eux. Il est nécessaire d'aller au-delà de la manifestation, là où notre exploitation trouve toutes ses déclinaisons. Il est temps de se retrousser les manches. Je ne suis peut-être plus assez vaillant pour te suivre dans ton entreprise, mais je suis de tout de cœur avec toi. »
Théo s'époumone et s'agite contre les barres de sa cage pour attirer son geôlier. Il tape du pied, se balance en arrière et force sur ses menottes. Ses mains frêles virent au rouge tout comme son visage sous l'effet de l'effort. Rien n'y fait, personne n'intervient. Théo s'arrête, vacille puis s'effondre.
Il ne faut que peu de temps avant que n'entre un surveillant. Il s'adresse à Théo et lui ordonne de se lever. Il invective le vieil homme, et lui ordonne de faire bouger le garçon. Il s'active comme demandé et lui remue l'épaule, ce qui ne donne rien. Théo reste là, immobile.
Les bottes de cuir à la semelle épaisse approchent tel l'orage. Elles embrassent le béton et lorsqu'elles s'arrêtent au seuil de la porte de la cellule, Théo redresse la tête et plonge son regard en haut de celles-ci et clame :
« Laisse-nous sortir, nous devons briser les fers de beaucoup de monde dehors. »
Le surveillant ouvre la porte et défait les liens de ses prisonniers. Théo demande que lui soit remis son appareil de communication radio portatif. Peu après que Théo ait parlé au travers de l'appareil, les portes adjacentes s'ouvrent.
Théo reprend possession de ses affaires et plus particulièrement de son carnet auquel il tient tant. Son ami de cellule prend congé après avoir renouvelé ses remerciements et ses encouragements et voilà Théo qui se penche au micro de la salle d'urgence :
« Bonjour à toi qui m'écoutes, je te prie de continuer à le faire un court moment. Je suis persuadé que tu ne penses pas à mal et suis même sûr que tu ne le vois pas non plus. Dans le cas contraire ce message sera creux ou alors il te soulagera en te donnant l'occasion d'agir.
Ceci est le prélude de demain, une brique visant la construction de jours meilleurs. Pour qu'ils surviennent, il faut agir. Il n'est pas un jour où la main du marché renoncera à manipuler la fourberie ou le couteau pour courber les masses aux intérêts d'une élite sans frontières.
Nous ne gagnerons jamais d'acquis, mais seulement des conquis sociaux qui resteront à défendre. La liberté débute au-delà de la frontière de la nécessité et cette idée devient force dès lors qu'elle est portée par la masse.
À ceux qui nous ont fait souffrir je vous adresse ce message :
Nous ne pouvons pas faire revenir les vies que vous avez détruites, mais nous pouvons nous réapproprier ce que vous avez volé et surtout vous empêcher de faire d'autres victimes.
L'histoire est à nous et ce sont les peuples qui la font. Proclamons la fraternité, camarades de tous horizons, unissez-vous.