« Donc, pour résumer, au cours de runes que tu as initialement choisi contre ton gré, Apocryphos t’as contraint à créer un portail vers son royaume devant tout le monde pour se venger des propos insultants de ton enseignante qui n’imaginait pas s’adresser à lui, forcément… »
« Oui. Et la truffe de Cerbère est apparue à travers le portail. » précisa Thalion.
« Ah, oui, Cerbère, bien sûr, comment ai-je pu oublier ce détail… »
Thalion pouffa en visualisant le désarroi que devait afficher le visage de Berry en ce moment. Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis la rentrée et beaucoup de choses s’étaient passées entre temps. Son tuteur l’avait déjà contacté avec le papimédia pour prendre de ses nouvelles, s’inquiétant de la façon dont on le traitait après les méfaits d’Eris. L’adolescent avait été ravi de lui apprendre que tout se passait bien, scolairement parlant, et même mieux que l’année dernière. À l’image des professeurs, les élèves restaient fidèles à eux-mêmes, se comportant parfois avec hostilité, peur ou mépris, mais tâchaient de ne pas s’approcher de lui. Des rumeurs aussi calomnieuses qu’aberrantes persistaient, mais son harcèlement était moins intense. Camille ne cherchait plus à nuire à qui que ce soit et Ayden s’en tenait aux piques verbales. Peut-être attendait-il le bon moment pour agir, ou bien avait-il pris en maturité ? À moins que l’attroupement autour du maudit soit assez dissuasif. Il n’était plus aussi isolé qu’avant. En plus de Nohan et Cally, Aglaé les avait rejoints tandis que Camille et Léosus traînaient parfois avec eux. Ils n’étaient pas ses amis les plus proches, mais représentaient un soutien non négligeable. Berry s’était aussi réjoui que la présence d’Apocryphos lui apporte du positif, lui permettant de manipuler la magie sans douleur. Malheureusement, il y avait aussi du négatif. Thalion s’était justement isolé dans un des salons de l’académie pour discuter avec son tuteur de la catastrophe en cours de runes.
« Je n’arrive pas à savoir si je suis fasciné ou horrifié par cet évènement. Je pense pencher sur la deuxième option. » écrivit le conseiller.
« Imagine si le portail avait été plus grand et qu’une des têtes de Cerbère était apparue… »
« Arrête, tu vas me donner des cauchemars. »
Cette fois-ci, Thalion s’esclaffa franchement. Maintenant qu’il avait récupéré et que rien de grave n’avait résulté de cet événement, il préférait en rire. Apocryphos ne s’était pas manifesté depuis, terré dans un coin de son esprit. Dans ces moment-là, Thalion savourait le seul bruit de ses pensées et l’impression que rien ni personne ne pouvait les entendre. C’était d’autant plus réconfortant quand il était seul. Ses amis étaient retournés aux dortoirs pour se changer avant leur cours d’invocation, lui laissant une occasion de discuter tranquillement avec Berry. Le temps hivernal s’effaçait progressivement, revenant à une météo d’automne. Thalion observa à travers la fenêtre du salon le ciel gris parmi lequel quelques rayons de soleil se faufilaient, et les arbres prématurément dévêtus de leurs feuilles. Dehors, les températures s’étaient adoucies, ce qui n’empêchait pas les feux de cheminée de crépiter. Un vent froid persistait à rafraîchir l’atmosphère, un vestige de ce dérèglement climatique, ou bien un effet l’approche de Samhain qui rendait la présence des fantômes plus perceptible. Thalion appréciait la chaleur qui se répandait dans la pièce, l’enveloppant pendant qu’il écrivait sur la table, stylo en cuivre à la main.
Il reporta son attention sur le parchemin où des traits d’encre apparaissaient.
« Ce genre d’incident n’a plus intérêt à se reproduire. » ajouta Berry.
« Tu m’en veux de ne pas avoir pu l’en empêcher ? »
« Si quelqu’un était à blâmer, il ne s’agirait pas de toi. »
Un sourire satisfait échappa à Thalion. C’était peut-être déplacé, mais il se délectait de cette fierté qui gonflait dans sa poitrine et le ragaillardissait. D’ordinaire, il était toujours la cause des troubles et à l’origine des ennuis. Pour une fois que ça changeait !
« Nohan m’a dit la même chose. » remarqua-t-il.
« Thalion. Je remercie chaque jour les dieux d’avoir mis sur ta route quelqu’un doué de gentillesse et d’intelligence. »
« Tu dis ça comme si je n’en étais pas capable… » rétorqua le maudit, vexé.
« Si trouver un moyen de te mettre en danger d’une façon ou d’une autre était une forme d’intelligence, personne ne serait meilleur que toi. »
Le jeune homme demeura bouche bée, la pointe du stylo suspendu dans l’air, outré par les propos de son tuteur. Il louait allègrement son ami, mais ne lui accordait qu’un compliment factice ? Quel favoritisme ! D’autant que Thalion pouvait parfaitement réfuter ses propos.
« Eh ! Je te signale que je n’ai dérogé à aucune règle de l’académie pour l’instant, et que je n’ai rien fait qui puisse mettre ma vie en danger ! Flatte-moi mieux que ça ! ».
« Tu as raison de souligner cet exploit. Pour fêter ça, je vais suggérer à M. Cowen d’organiser un banquet en ton honneur à l’académie. »
Thalion hésita entre rire de cette idée saugrenu et grimacer. Il n’osait pas imaginer ce que donnerait une fête organisée pour un corbeau dans le réfectoire. L’ambiance serait similaire à celle d’un enterrement.
« Parce que vous êtes capables de discuter sans vous insulter ? » répliqua-t-il.
« Allons, on n’est pas des enfants. Quand il s’agit de toi ou de la protection de l’académie, on sait mettre nos rancunes de côté. »
Ça, Thalion voulait bien le reconnaître. D’ailleurs, il ne s’était toujours pas fait à l’idée que le proviseur aurait pu être son père adoptif. C’était trop absurde pour qu’il puisse considérer cette éventualité sérieusement. Il n’avait pas non plus revu M. Cowen depuis. Après tout, il restait le dirigeant de l’établissement. Thalion ne pouvait pas le déranger sans raison valable, mais si un problème l’incluant survenait, il supposait que M. Cowen agirait à ce moment-là.
Le regard perdu dans les flammes rougeoyantes du feu de cheminée, l’envie de le questionner sur ses parents s’agrippa au cœur de Thalion. Toutefois, la prochaine fois qu’il reverrait le proviseur, il tâcherait plutôt de le convaincre de le laisser partir au camp. Il refusait d’être le seul deuxième année à rester ici. La mission accomplie, il s’occuperait de Berry.
Il se reconcentra sur la conversation en écrivant :
« J’ai vu ça avec l’attaque des vampires. D’ailleurs, qu’en est-il du vampire que vous avez maîtrisé ? »
« Comment es-tu au courant de ça ? »
« M. Cowen l’a laissé échapper… »
« Cette tête de troll ne sait pas se taire quand il faut… »
Thalion esquissa un sourire devant l’insulte de Berry. Il était rare qu’il soit aussi grossier, même à l’écrit.
« À vrai dire, on n’en a pas tiré grand-chose. Il était bel et bien sous emprise mentale car une fois le sort annulé, il a arrêté d’attaquer tout magérien qui passait devant lui. En revanche, son cœur s’est dissout avant qu’on puisse l’interroger. De la magie noire, sans aucun doute. »
« Tu penses que c’est du fait de l’Enfant Sanglant ? »
« Je ne pense pas qu’Eris ait une maîtrise aussi poussée de la magie noire. »
Thalion ne comprit pas le léger soulagement dans sa poitrine. Qu’Eris soit responsable de cet acte n’aurait rien changé au sang qu’elle avait sur les mains. Elle était une meurtrière recherchée dans tout le pays, son cas ne pouvait pas être pire. Que sa liste de victime s’allonge ne regarde qu’elle et sa conscience, et pourtant…
« Les services de renseignements ont trouvé quelque chose sur l’Enfant Sanglant ? » s’enquit Thalion.
« Oui… Et avant que tu ne me le demandes, je ne te dirai rien. Ce n’est pas à un adolescent de seize ans de se soucier de l’identité d’un criminel. »
« Dans la mesure où ce criminel veut me nuire d’une façon ou d’une autre, je suis concerné. »
« Je comprends ton ressenti, mais outre la confidentialité de cette affaire, tu dois laisser les adultes s’occuper de ça. Malgré ta situation particulière, tu restes un apprenti magérien, ta seule préoccupation devrait être tes cours, ta vie sociale, amoureuse éventuellement… Pas de savoir s’il s’agit du véritable Enfant Sanglant. Dans tous les cas, que ce soit véridique ou pas, si quelqu’un se présente à toi sous ce nom, fuis très loin. »
Si ce genre de situation arrivait, Thalion doutait d’en avoir l’opportunité. L’individu se serait probablement assuré d’empêcher toute évasion.
Le maudit croisa les bras sur son torse en s’adossant sur le dossier de sa chaise, ruminant en silence. Le refus de Berry était justifié, mais Thalion aimerait connaître l’identité de son ennemi afin d’être mieux armé. Non pas qu’il ait prévu de se confronter à lui, mais qui sait ce que les dieux lui réservaient à l’avenir.
« D’ailleurs, on est d’accord que ni lui ni Eris ne t’ont contacté ? » l’interrogea Berry.
« Comment le pourraient-ils ? L’Arbre-monde et les défenses de l’académie empêche tout échange avec l’extérieur. »
« On ne sait jamais. L’Arbre est instable en ce moment, même si j’ai cru comprendre que ça s’arrangeait. Si l’un d’eux te joint d’une manière ou d’une autre, tu préviens M. Cowen ou moi-même, d’accord ? »
« Oui. »
« Pourquoi je ne suis pas rassuré ? »
« Parce que tu t’inquiètes trop. »
Berry avait surtout perçu le manque d’assurance qui imprégnait les lettres. Si l’Enfant Sanglant le contactait, il les avertirait sans remord. Mais s’il s’agissait d’Eris… Tout dépendait du but de la discussion et des informations récoltées. Il était inutile d’inquiéter pour rien ses proches s’il s’agissait juste une discussion à cœur ouvert.
« Je sais que tu as du mal à faire confiance aux adultes, et plus généralement à te reposer sur les autres, mais tu as besoin d’être aidé et protégé. Ne t’inquiète pas, cette année, je me suis assuré à ce que les professeurs ne soient pas submergés si un malheur, et qu’en tant que cible, ils devaient… faire attention à toi. » assura Berry.
L’adolescent plissa les yeux devant la courte pause qui subsista avant que la fin de la phrase apparaisse.
« Berry, tu ne les as quand même pas menacés pour qu’ils me surveillent ? »
« Allons, je n’oserais pas. Je leur ai simplement rappeler leur devoir de protéger tous les élèves quel que soit leur signe. »
Thalion soupira. Sous ses airs aimables, Berry pouvait se montrer sacrément intimidant. On ne devenait pas conseiller sans être capable de s’imposer ou de faire preuve d’autorité.
« Tant qu’on ne me colle pas un œil d’Argos aux fesses, ça me va. Mais on a assez parlé de moi comme ça. Tout va bien de ton côté ?
« Hélas, je fais face à un terrible problème… »
L’estomac de Thalion se resserra. Berry évitait toujours de l’inquiéter avec des « soucis d’adultes », refusant de se confier tant que ça ne l’impactait pas directement. Autrement dit, le problème qu’il comptait évoquer devait être important.
« Dis-moi. »
« Mes chaussettes perdent leur jumelle. Un intru s’infiltre dans le manoir et me les volent, m’obligeant à mettre des chaussettes dépareillées. Je suis sûr que le fautif est un lutin de jardin, mais impossible de m’en débarrasser. »
Thalion secoua la tête, désabusé. Berry, l’un des cinq magériens les plus puissants du pays, était dépassé par un lutin de jardin.
La vie était pleine de surprise.
— J’ai une grande nouvelle à vous annoncer, déclara solennellement Camille.
— T’as enfin commencé à grandir ?
Fier de sa réplique, Thalion ricana devant la mine irritée de Camille. Léosus pouffa tandis que Nohan soupira, las de leurs prises de bec.
Le visage crispé de Camille se détendit.
— La bave du corbeau n’atteint pas le blanc lapin, répondit-il avec maturité.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? s’étonna Léosus. D’habitude, t’aurais pas loupé cette occasion pour vanner Thalion. T’as bouffé un saumon de la sagesse ou quoi ?
Le magérien gonfla le torse, un sourire suffisant sur les lèvres.
— Je n’ai pas eu besoin de manger un poisson qui a goûté au sang de Divithrum pour avoir l’illumination. J’ai réalisé que la vie était trop courte pour la passer à chercher des noises et que le plus important était de prendre soin de son prochain. Désormais, je me dédie à Prucia, déesse de la pureté, pour qu’elle lave mon cœur de ses vices.
Un silence accueillit sa déclaration. Les trois adolescents échangèrent un regard avant de s’esclaffer.
— Je comprends que ma sagesse nouvelle vous perturbe, admit Camille, imperturbable face à leurs rires.
— Tu as surtout compris que tu n’arriverais pas à invoquer une licorne avec ton tempérament de diablotin, devina Thalion.
Camille fit la sourde oreille, ce qui accentua le rictus moqueur du maudit. Son attention dériva vers l’estrade circulaire autour de laquelle leur classe se tenait. D’ordinaire, chaises et tables occupaient l’espace, mais pour aujourd’hui, la salle avait été aménagée différemment, le mobilier flottant au plafond pour faire de la place. Leur professeur d’invocation terminait de tracer l’enchantement runique sur le plancher. M. Trèz, un homme bon mais superstitieux qui croyait que croiser le regard de Thalion lui apporterait sept ans de malheur, avait installé cette scène en bois sphérique pour passer à la pratique du cours d’invocation. Après avoir étudié pendant plusieurs séances les théories d’invocateurs célèbres et les mécanismes de l’enchantement, il était temps. Tous les élèves attendaient avec impatience de découvrir qu’elle serait leur familier, bavardant avec enthousiasme et sautillant sur place.
— Si tu veux mon avis, celui qui a le plus de chances d’invoquer une licorne, c’est Nohan, dit Léosus en posant sa main sur l’épaule du concerné.
Nohan esquissa un sourire embarrassé.
— Même si ma personnalité conviendrait, je n’ai pas le niveau.
— T’en as pas marre de ta modestie ? s’agaça Camille. Je passe pour une ordure à côté de toi. Sois plus arrogant.
— Ne le contamine pas avec tes vices, ordonna Léosus. D’ailleurs, je vois ta pureté disparaître à vue d’œil. Pense à ta licorne.
Encouragé par son ami, Camille s’adonna à des exercices de visualisation pour « nettoyer son esprit de ses dépravations ». Le choix du familier dépendait de la personnalité de l’invocateur, mais aussi de son niveau. Les créatures se classaient sur différents grades. En tant que novice, il était difficile d’invoquer autre chose que des êtres du petit-peuple tels que les fées, les lutins, les gnomes… Des créatures de rang A. La licorne était de rang B. Considérée comme l’animal de Prucia, elle était exigeante en matière de maître, apparaissant uniquement devant les magériens purs et innocents. En général, ceux qui la convoitaient ne parvenaient jamais à l’obtenir.
— Ça ne sert à rien de faire tant d’effort, tu tomberas forcément sur une fée. Tu es aussi enquiquinante qu’elle, affirma Thalion. Si tu es gentil avec elle, elle acceptera peut-être de faire quelque chose pour ta tronche de crapuleux.
— Comme je ne suis que bienveillance, je lui demanderai plutôt de te porter chance puisque c’est quelque chose dont tu sembles cruellement manquer, renchérit Camille.
Thalion serra des dents alors que Nohan s’enjaillait de cette idée. Le pire était de ne pas pouvoir le contredire. Il devrait se créer un porte-bonheur.
— Avec ta poisse, tu casserais l’objet en quelques jours.
Thalion sursauta. Après plusieurs jours de silence dans son esprit, il avait presque oublié qu’il n’était pas seul dans sa tête. La nette surprise sur son visage attira l’attention de Nohan.
— Tout va bien ?
— Crys a fini de bouder.
— Quel insolence ! Je suis un dieu, je ne boude pas !
— Bien sûr, tu t’étais simplement isolé pour te ressourcer…
Le visage de Nohan s’illumina.
— Ah ! Il revient pour s’excuser ?
— Pourquoi je m’excuserai ? Je ne regrette rien, lui répondit directement Apocryphos.
Nohan secoua la tête, dépité.
— Ça me rappelle quelqu’un.
Thalion feignit ne pas comprendre de qui il s’agissait.
— À qui ils parlent ? s’inquiéta Léosus.
— À Crys. La voix intérieure de Corvus, précisa Camille, ce qui ne fit qu’accroître sa confusion. Un conseil : laisse tomber.
M. Trèz termina de tracer le sort. Les élèves s’agitèrent en même temps que le brouhaha s’ébruita. L’enseignant dû fournir un effort significatif pour se faire entendre, ce qui lui donna une voix de crécelle.
— Un peu de silence je vous prie ! On ne commencera pas tant que j’entendrai du bruit !
Rapidement, les élèves cessèrent leurs bavardages pour se concentrer sur M. Trèz. Ce dernier se racla la gorge en réhaussant ses lunettes rondes sur son nez.
— Bien. Aujourd’hui, vous allez établir votre premier pacte avec un familier. Comme je vous l’ai montré en cours, le processus est sans danger, et il est inutile de vous mettre la pression. Ce n’est pas vous qui décidez quelle créature apparaîtra, mais votre affinité avec celle-ci. N’espérez pas non plus tomber sur des familiers de rang C ou S ou vous serez déçus du résultat.
Tout le monde savait que même des troisièmes années peinait à pactiser avec des créatures de rang C comme des golems. Seuls des magériens spécialisés y parvenaient. Le rang S était la classification pour les créatures mythiques tels que les griffons, ou d’appartenance divine. Mais les spécialistes les plus expérimentés craignaient de céder à cette ambition.
— En même temps, vous oubliez vite votre reconnaissance, remarqua Apocryphos. Une fois, j’ai répondu à la prière désespérée de Seyrès en acceptant de lui prêter Cerbère pour sauver sa bien-aimée. Il a réussi, mais avoir Cerbère pour familier lui ait monté à la tête. Je n’ai pas aimé la façon dont il traitait mon chien alors je lui ai ordonné de manger ce mortel impudent.
C’était précisément la raison pour laquelle les magériens invoquaient avec prudence des rangs S. Pacte ou pas, les créatures se soumettaient avant tout à leur maître originel. Autrement dit, déplait une fois à la divinité et c’est un allé simple pour l’Enfer.
— Avant de débuter, avez-vous des questions ? Oui ? dit M. Trèz en voyant une main se lever.
— Monsieur, on ne sait pas ce que l’affinité d’un corbeau peut invoquer comme créatures. Et si un démon apparaissait ?
Thalion jura intérieurement en reconnaissant la voix d’Ayden. Automatiquement, des regards effrayés se braquèrent sur lui et les élèves à proximité de lui et des trois autres magériens s’éloignèrent.
— Invoquer et pactiser avec un démon nécessite un rituel différent, répondit M. Trèz. Depuis l’affaire de Séline Blanchet, toutes les traces de l’enchantement ont été effacées. Le seul cas où un démon surgirait aujourd’hui sous l’effet du sort serait dans l’éventualité où l’élève a déjà pactisé avec. Mais je… je ne pense pas que ça se produira…
L’enseignant s’agenouilla pour toucher le bois de l’estrade en marmonnant une prière, ce qui fut loin de rassurer les élèves. Pactiser avec un démon avait conduit les magériens à de nombreux malheurs, comme en témoignait l’histoire du corbeau surnommé le Pyromane, qui avait pactisé avec l’un d’eux. Mêmes coincés dans une autre dimension, les démons avaient survécus grâce à ces hommes gangrenés de vices qui avaient trouvé le moyen de se lier à eux. Le Conseil avait interdit cette pratique depuis longtemps, mais la peine de mort avait été proclamée pour les coupables depuis qu’une magérienne nommée Séline Blanchet avait tué plusieurs personnes après s’être fait possédée par un démon, il y a plusieurs années.
— Ils s’inquiètes trop, soupira Léosus en constatant l’espace qui s’était créé autour d’eux. C’est évident que tu n’aurais pas fait quelque chose d’aussi dangereux. Pas vrai ?
Il lui jeta un coup d’œil. Thalion répondit d’une voix neutre :
— Je pense que c’est le bon moment pour vous dire que Crys est en réalité la voix du démon qui me possède.
— Très drôle. Vraiment très drôle. Il plaisante, hein ? demanda nerveusement Léosus à Camille.
Le magérien haussa les épaules.
— J’en sais rien. On verra bien.
Thalion ricana devant les yeux écarquillés de Léosus, avant de se taire devant le regard réprobateur de Nohan.
M. Trèz commença à faire passer les premiers élèves. Cally et Aglaé profitèrent de ces instants pour les rejoindre, se frayant un chemin entre la masse d’élèves.
— Qu’est-ce que vous faisiez ? les interrogea Nohan en les voyant approcher.
— On discutait avec Anthéa, la cousine de notre nouvelle coloc, expliqua Cally.
La jeune fille avait meilleure mine depuis qu’elle était guérie de son rhume, mais les cernes sous ses yeux persistaient. Malgré son épuisement et sa nervosité perceptible, elle souriait.
Aglaé prit la parole.
— Alors, vous pensez obtenir quel familier ?
— Une licorne, affirma Camille.
— Pas mal, la blague.
Toujours dans le déni, Camille s’énerva.
— Votre manque de soutien me blesse. Je vais vous montrer que j’ai raison d’espérer !
Sur ces mots, il fila vers le professeur pour passer. Lorsque vint son tour, il se plaça au centre du cercle runique. Aucune appréhension ne transparaissait dans son attitude, il semblait parfaitement sûr de lui.
Les traits au sol scintillèrent, et devant lui surgit… un diablotin. De la taille d’une main, la créatures squelettiques et coraline dotée de yeux globuleux volait grâce à ses petites ailes de chauve-souris, un sourire carnassier dévoilant ses dents aiguisées. Ses deux petites cornes blanches scintillaient. Elle s’élança sur Camille pour lui tirer les cheveux à l’aide de ses mains crochues. L’adolescent jura en essayant de décrocher le diablotin de sa tignasse.
— Aïe ! Je refuse d’avoir ce… ce truc pour familier ! Monsieur, je veux recommencer !
— Non, la créature t’a choisi. Vous semblez fait pour vous entendre, en plus. Concluez le pacte.
M. Trèz lui tendit un papier carré verglassé. Pour établir un contrat, il fallait que la créature pose son empreinte sur la feuille qui avait trempé toute une nuit dans de l’eau-de-lune.
Comme les autres élèves, Thalion ne put s’empêcher de rire devant le spectacle. Camille eut le plus grand mal à calmer la créature qui ne tenait pas en place. Les diablotins faisaient à l’origine partie du clan des démons, mais ces derniers les avaient rejetés à cause de leur faiblesse. Ils étaient inoffensifs et ne pratiquaient pas la magie comme les fées. Ils se nourrissaient de fruits et d’insectes, et avaient pour passe-temps de semer la pagaille.
Le contrat établi, Camille revint auprès d’eux, le papier froissé dans son poing. Son visage exprimait autant de fatigue que de rage.
— Ta licorne était magnifique. Quoi que, un peu plus rouge qu’ordinaire, se moqua Thalion.
— Tu as eu de la chance, une licorne avec deux cornes, c’est super rare ! surenchérit Léosus.
Ils rigolèrent tandis que Camille fusilla le maudit du regard.
— Tu te payes de ma tête mais on sait tous que tu vas te retrouver avec un nuton. Vous vous entendrez parfaitement puisque dès que vous ouvrez la bouche, c’est pour dire quelque chose de désagréable.
Thalion grommela alors que tout le groupe s’esclaffa. Il ne voyait pas en quoi un lutin misanthrope serait son familier idéal. Son attention se porta sur Nohan qui paraissait particulièrement amusé par la situation.
— Toi, je te vois bien avec un Servan, lui lança Thalion.
— Un lutin espiègle et protecteur, ça me plaît bien.
— Il est aussi réputé incroyablement têtu au point d’en être insupportable.
Ce fut au tour de Nohan d’être la nouvelle source d’amusement. Il se rebiffa :
— Je ne suis pas aussi entêté ! Vous allez voir…
Il s’avança jusqu’à l’estrade en attendant de passer. Quand il se positionna et que l’enchantement s’enclencha, une créature aussi grande que son avant-bras apparut. Avec ses yeux étincelant comme de l’aigue marine et ses cheveux d’or, il ressemblait à Nohan. La différence venait de son teint hâlé et de ses oreilles pointues. Le lutin sautilla jusqu’à son maître pour faire un câlin à sa jambe.
Un Servan.
Nohan adressa une moue boudeuse à Thalion avant de s’occuper du contrat. Même si le familier était plus docile que le diablotin, Nohan dut le convaincre de poser son emprunte avec sa main, et non avec ses pieds nus comme il le souhaitait.
Au prix de longues négociations, son ami parvint à réaliser le pacte conformément aux règles et les rejoignit.
— Ne dis rien, ordonna-t-il à Thalion en voyant son air rieur.
Ne pas rire devant son visage irrité relevait de l’impossible.
— Puisque ça te fait autant rire, tu n’as qu’à y aller, se vexa Nohan.
— J’aurai d’abord voulu voir le familier des filles…
— On n’est pas pressées… déclara Cally.
Leurs regards insistants poussèrent Thalion à s’avancer jusqu’à l’estrade. Lorsqu’il monta dessus, les bavardages se turent, remplacés par un silence assourdissant. Rien qui ne lui mette la pression.
Tâchant d’ignorer la soudaine attention sur lui, il fixa le cercle orné de runes sur le bois. Afin de s’assurer du bon déroulement du processus, il questionna mentalement Apocryphos :
— Rassure-moi, tu n’as aucun contrat préalablement établi avec une quelconque créature ?
— Les dieux n’ont pas besoin de pactiser avec un animal pour qu’il se soumette. Autrement dit, je n’ai pas la moindre idée de ce qui va se présenter à toi. Ça va être la surprise !
Chouette. Thalion adorait les surprises.
Il prit une profonde inspiration pour desserrer le nœud dans son estomac et pénétra dans le cercle. Les runes scintillèrent. Les spectateurs retenaient le souffle. M. Trèz était prêt à prendre ses jambes à son cou si un démon apparaissait. La tension était à son comble.
La créature qui se montra ne subsista que quelques secondes avant de disparaître. Ce fut rapide au point que Thalion n’aurait rien vu s’il avait cligné des yeux au même moment. Pourtant, à l’image de la classe pétrifiée, il avait aperçu les immenses ailes noires occuper l’espace, et le sceptre surmonté d’un crâne tenu par l’individu. Ces attributs étaient souvent associés à un être, en particulier sur les peintures et les sculptures.
Spoiler : ce n’était pas une créature de rang A, B ou C. Un rang S, et encore, ce n’était pas un animal.
Un bruit sourd retentit à sa gauche. M. Trèz venait de s’évanouir. Thalion jeta un coup d’œil à ses amis qui étaient dans le même état de sidération et d’effroi que lui. Que les Enfers l’engloutissent s’il se trompait, mais la personne qui venait de se manifester n’était autre que…
— Ça alors ! s’étonna Apocryphos. Je n’aurais jamais pensé que mon fidèle et pénible serviteur, Nécros, apparaîtrait !
Je me demande si Thalion sera capable de le réinvoquer plus tard pour lui demander des trucs. J’imagine qu’il va se rendre utile à un moment ou à un autre en tout cas.
J’aime bien l’idée de ces invocations et de ces familiers. Ça enrichie encore l’univers, ça donne un pouvoir de plus à nos héros, et pis moi j’aime bien les créatures. <3
Les répliques de Thalion et Léosus quand Camille revient avec son espèce de lutin, ça m’a beaucoup fait rire. Même s’ils vivent leur petite vie d’écolier, comme toujours, on en s’ennuie pas.
Les petites coquilles que j’ai pu relever :
« Un vent froid persistait à rafraîchir l’atmosphère, un vestige de ce dérèglement climatique, ou bien un effet l’approche de Samhain qui rendait la présence des fantômes plus perceptible. » → « un effet de l’approche... »
« Que sa liste de victime s’allonge ne regarde qu’elle et sa conscience, et pourtant… » → « ne regardait qu’elle »
« Non pas qu’il ait prévu de se confronter à lui, mais qui sait ce que les dieux lui réservaient à l’avenir. » → « mais qui savait »
« Ne t’inquiète pas, cette année, je me suis assuré à ce que les professeurs ne soient pas submergés si un malheur, ... » → si un malheur quoi ? Survient ? On dirait qu’il manque un mot ^^
« — Tu te payes de ma tête mais on sait tous que tu vas te retrouver avec un nuton. » → je crois que le « de » dans « de ma tête » est en trop
A bientôt sur la suite !