Chapitre 110 : Qui mérite la paix et le bonheur ?

Par Kieren

« Gamin... Je suis rempli de doutes... Est ce que je ne suis pas entrain de faire une connerie en vous élevant ? »

Nous étions avec nos moutons et ma chienne, cette dernière reposait sa tête sur mes genoux, dormant un peu. Le gosse regardait l'horizon, tout comme moi. Le Soleil commençait à se coucher, le ciel était en feu, les nuages perlaient du sang.

Je soupirai. « Depuis que ta sœur m'a dit qu'elle avait déjà mangé quelqu'un... je me demande jusqu'où elle ira... ce qu'elle fera dans le futur...ce qu'elle deviendra. Qu'elle ait déjà tué, ça, ça ne m'étonne pas. Pourquoi fuirez vous si ce n'était pas le cas ? Il semblerait que vous ayez pas mal foutu le boxon là où vous êtes passés. »

Le Gamin haussa les épaules.

« Tu as déjà mangé des humains, Gamin ? »

Celui-ci secoua la tête, calmement.

« Tu as déjà tué des humains, Gamin ? »

Une fois de plus, il secoua la tête.

« Tu arriverais à arrêter ta sœur si elle recommencerait dans le village ? »

Il me regarda, sans rien faire, juste, il me regarda. Il enleva son T-shirt et je le regardai. Il était toujours très maigre. Il avait gagné un peu de poids, mais il n'avait toujours que la peau sur les os. Il n'avait pas la force d'arrêter sa sœur. Il se désigna, secouant la tête, puis il me pointa du doigt, en souriant.

« Tu penses que je pourrais l'arrêter ?... Physiquement, sûrement, oui. Mais je ne serais pas tout le temps là, ptit gars... Et lorsque j'arriverai trop tard, je devrai prendre mes responsabilités. »

Il me fixa gravement, puis il versa quelques larmes en silence, tout en caressant la tête de ma chienne.

Je suis désolé. « J'espère ne pas en arriver là. Ta sœur le sait que je ne tolérerai pas un tel manque à l'usage. Elle n'est pas stupide, mais elle s'emporte vite. Il ne faut pas qu'elle perde de vue ce qui lui est important, mais elle y arrive très bien, je crois... Elle n'a pas menti, n'est ce pas ? C'était la seule et unique fois qu'elle a mangé de l'humain ? »

Le Gamin ferma les yeux et il hocha la tête.

« Mmmh... et elle l'a fait pour respecter son adversaire. Au moins, ne pas mourir pour rien... Mais il faut vivre avec après... Elle se considérait déjà comme une bête sauvage avant cet épisode ? »

Hochement de tête, pas de contact visuel.

« Ah... Donc ça vient encore d'avant... Tu sais ce qui lui est arrivée pour qu'elle soit comme ça ? »

Il restait silencieux, il caressait ma chienne, sans rien faire d'autre, juste... Le silence.

Puis, il secoua la tête, et couvrit sa bouche de ses mains. Il recroquevilla ses jambes et bascula d'avant en arrière, comme pour se bercer. Mais il avait les yeux grands ouverts, noyés de larmes, exorbités, fixant le vide derrière l'horizon.

Il aurait crié, s'il l'avait pu.

Mais il ne le pouvait pas. Alors je le pris dans mes bras.

Gamine... Soit tu as créé un gardien du secret inébranlable, soit tu ne lui as jamais dit ce qu'il t'était arrivé. Je ne sais pas quel est le pire...

Vraiment... Qu'est ce que c'est fatigant de s'occuper de ces gosses.

Quelque chose d'humide essaya de se frayer un chemin dans notre câlin. Il s'agissait de la truffe de ma chienne. Nous lui laissâmes une petite place, et elle en profita pour lécher la figure du Gamin en long, en large et en travers. Puis elle tira sur sa manche et l'emmena au loin, voir les agneaux. Elle m'adressa un regard... puis elle continua de guider le gosse, lentement, pour lui comme pour elle.

Je soupirai doucement, puis me levai, et parti en direction de la cabane. En y pénétrant, j'aperçus les post-it, l'arbre à origami, les dessins, les kapplas... le bordel ambiant qui n'avait jamais eu sa place auparavant.

Il est dit que la vie est un continuel déséquilibre équilibré. L'existence elle-même est changeante et polymorphe. Elle a besoin d'énergie pour être. L'amour, la honte, l'envie, l'ennuie... la mort... le respect. Rien n'existe de façon statique pour toujours. Amener sa vie vers un équilibre parfait est inutile et dangereux. Je l'avais fait pourtant. J'ai été le catalyseur qui a fait tourner la roue du temps, la roue de notre monde, mais après... je me suis créé une chrysalide à l'abri de tout changement, à l'abri de tout ce qui pouvait me permettre de rester vivant. Je me suis endormi, épuisé après ce long combat. J'étais parti pour ne jamais me réveiller.

Et puis ils sont arrivés.

Je me mis à casser des œufs dans un gros bol, et y rajoutai du sucre, de la farine et du lait. Merci mes poules, merci Robart, merci Billy, merci Riton.

Riton... Est ce que c'est ça qu'il veut en ayant un gosse ? Un changement dans sa vie ? Un petit lui-même ? Quelqu'un qui saura lui rendre son amour ?... Qu'est ce qu'il ferait si son gosse bouffait de l'humain ? Juste pour le délire.

Non... Je suis mauvaise langue. La Gamine est impulsive, mais elle a des principes. Elle disait elle-même que la viande humaine était mauvaise, qu'elle rendait humaine... et elle ne veut pas devenir humaine. Beaucoup d'animaux sont cannibales... Nous aussi... Au moins à la naissance, juste...que nous ne nous en rappelons pas.

Quel est le danger de manger ses congénères ? À part devenir fou... Recommencer ? Dans ce cas il ne s'agit que de la protection d'humain à humain dans une société qui se veut civilisée...

Civilisée... Quelle connerie... Depuis quand sommes nous civilisés ? Depuis que nous laissons mourir de faim ceux qui viennent rechercher de l'aide à nos portes ? Depuis que nous acquérons des terres par la force, la violence, la ruse et la manipulation des mots et des lois du monde et de la nature ?

Je ne suis pas convaincu de notre intelligence supérieure. Ce ne sont que des mots, du vent et des chimères.

Des chimères... Ces crêpes que je fais sauter dans la poêle ont la forme de la Lune... La nuit se lève, elle va bientôt accueillir des êtres nés de notre imagination, des pensées qui vont croiser tant et tant d'animaux. Comment perçoivent-ils notre présence, de nous les humains, depuis que nous disparaissons progressivement de la surface de ce globe ? Ils doivent bien se marrer, ou peut être qu'ils ne s'en aperçoivent même pas. Nous avons décimé des milliards de vies pour le confort d'une seule espèce, et cela pour quelques milliers d'années. Une chiure de mouche dans l'histoire de notre planète. Aurions nous été les plus gros parasites de cette Terre, pour si peu ?

Personne ne se souviendra de nous. Les animaux vont oublier, puis les plantes, puis les pierres. Nous allons sortir de la mémoire de la planète, en ayant fait tant de dégâts. Voici notre héritage, celui que nous léguons aux suivants, aux survivants.

Alors quoi ? Vais-je accepter une infraction dans un code de lois tacites ? Une infraction perpétrée dans un but... louable ? Manger pour survivre. Manger pour exister et faire exister.

Car si elle ne l'avait pas mangé, qu'est ce qu'elle aurait donné à manger à son frère, maigre comme il est ?

Le sacrifice... ce que veut la vie... tout le temps... pour continuer d'exister... pour continuer de tourner.


 

La porte claqua derrière moi. Il s'agissait de la Gamine. Elle tenait son frère par la main. Lui, souriait ; elle, elle avait le visage fermé. Puis elle me regarda, puis renifla l'air, les odeurs de crêpes de la cuisine. Puis elle soupira, sourit, me prit la main et commença à tourner, en chantonnant, en murmurant, doucement.

Et nous formions une ronde, qui tournait, et tournait, sans trop savoir pourquoi, mais nous tournions, emportés par la bonne humeur de la Gamine. Puis elle s'arrêta, nous prit dans ses bras et décréta : « C'est bon d'avoir enfin une maison. »

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