Chapitre 13

Les Passages ne sont pas chose commune. Il en existe quelques-uns seulement, du moins à notre connaissance. Ils sont apparus lors de la Séparation, quand la Déesse Néa a voulu protéger sa fille des hommes et a créé les deux mondes.

Traverser peut provoquer des sensations différentes, selon les voyageurs : nausées, vomissements, courbatures, maux de tête… mais on finit toujours par s’y habituer. Cependant, bien qu’il soit physiquement possible de faire plusieurs voyages à la suite, cela n’est pas conseillé : le corps n’est pas fait pour supporter un tel bouleversement.

Je ne saurais décrire la matière composant les Passages : elle s'assimile le plus à du verre mais, quand on le touche, il nous engloutit, nous sonde. Seules les personnes possédant du sang de notre monde peuvent y pénétrer : en cela, Nea a voulu encore une fois protéger sa fille Infiniti.

Traverser un Passage, c’est emprunter un chemin entre deux mondes. On ignore encore aujourd’hui s’il est possible d’influencer ce chemin et de choisir l’endroit où l’on ressort. En général, un Passage mène à un endroit précis.

Je ne détaillerai pas dans ce livre les entrées et les sorties, car ces connaissances sont la propriété de la famille royale et, au cas où cet ouvrage tomberait entre de mauvaises mains, les locations ne doivent pas être couchées sur le papier. Cependant, il arrive parfois que certains voyages ne s’effectuent pas comme prévu, et qu'une personne se retrouve à un endroit inconnu. Aucune de ces personnes ne se souviennent de leur trajet, ni n’ont eu conscience d’influencer d’une quelconque manière leur destination. J'ai eu beau chercher, étudier, je n'ai pu déduire de ce phénomène que, si le passager n'aboutit pas au bon endroit, c'est que telle en était la volonté de la déesse Nea.

 

Cairn O'Sintai, scribe royal, De ce que j'ai appris sur les Passages

 

* * *

 

Maxence et Benjamin furent mis au courant. Il fut difficile de convaincre Carmen de ne pas raconter l’entière vérité à son mari. Ils leur en expliquèrent une part déformée : Léana savait d’où venait son père, un recoin de la Mongolie avec un très mauvais réseau. Elle avait trouvé son grand-père, qui y vivait encore mais était très malade. Elle souhaitait partir le voir avant qu’il ne meure. Cela leur permettait de justifier son départ précipité, l’arrêt des cours et le fait qu’elle ne pourrait pas les appeler très souvent.

Maxence fut triste d’apprendre qu’elle devait s’en aller, mais quand Léana lui rappela qu’il serait alors fils unique et chouchouté, il se consola. La jeune fille décida aussi de mettre son cousin au courant. Lucas et elle s’écrivaient très souvent : elle ne pouvait pas partir sans lui donner d’explication. Il eut l’air sceptique à l’idée de ce voyage, mais ne tenta pas de la convaincre de rester en France. Comme leur grand-mère, il comprenait que Léana ait besoin d’aller découvrir ses origines.

Deux jours après la révélation faite à Carmen, Léana était prête à partir. Elle avait préparé un sac, bourré de sous-vêtements et de quelques souvenirs et photos qui lui étaient chers. Inutile de prendre des habits : elle ne pourrait pas les porter en Aélie. Maxence et Benjamin lui dirent au revoir chez eux. Ils avaient voulu les accompagner à « l’aéroport », mais Léana avait prétexté que ça serait trop dur pour elle de leur dire au revoir une fois là-bas. Carmen seule l’emmena chez Claire. Morgan y était déjà, comme toujours. Il avait dormi chez la vieille femme durant ces deux jours. Lorsque Léana et sa mère arrivèrent, il portait déjà sa tenue aélienne.

« Princesse », la salua-t-il en s’inclinant.

Léana eut un petit sourire, mais sa mère dévisagea Morgan comme s’il était fou. La jeune fille devina que Carmen aurait besoin de temps pour s’habituer à sa nouvelle position.

« Tu devrais te changer avant de partir, lui dit le jeune homme. Comme ça, tu peux laisser ces habits ici.

− Je les garderai pour ton retour », confirma Claire.

Léana s’enferma dans la chambre de sa grand-mère et enfila la robe qu’elle y avait laissé. C’était une de ses tenues les plus simples, pratique pour chevaucher. Bleue, elle avait de longues manches et la taille fine. Le seul inconvénient était le col en V, qui descendait largement sur sa poitrine. Elle remit son gilet par-dessus afin de cacher le décolleté. Elle laissa ses cheveux pendre, puisqu’elle n’avait pas le talent des aéliennes pour les belles coiffures. Lorsqu’elle ressortit, sa mère la regarda d’un air ahuri.

« C’est comme ça que tu t’habilles, là-bas ? »

La jeune fille se félicita d’avoir caché le décolleté.

« Oui. Tenue de princesse, tu sais.

− C’est ce que je vois », répondit sa mère d’une voix morne.

Elle n’était apparemment toujours pas d’accord avec ce voyage, mais s’était résolue à ce que Léana s’en aille. Claire lui sourit.

« Tu es très belle. Tu as tout ce qu’il te faut ?

− Je crois que oui. »

Ils descendirent à la cave.

« Regarde le système », lui montra Claire.

Elle décala une plaque de bois de la façade de droite du garde-manger et dévoila un levier. Elle fit un signe à Morgan. Le jeune homme appuya sur la barre de métal. Il y eut un clic, puis, lentement, l’armoire descendit de quelques centimètres. Léana se pencha, surprise, pour constater que les pieds avaient été rentrés. Le meuble lourd était à présent posé sur des roues. Un sourire fier aux lèvres, Claire décala son armoire.

« C’est ton grand-père qui a mis au point ce système, il y a quinze ans. Il ne savait pas que c’était pour cacher une porte magique derrière, bien sûr. Je lui avais dit que je voulais pouvoir déplacer le meuble facilement sans le vider.

− Papa non plus n’était pas au courant ? demanda Carmen.

− Non. Tu sais comme il adorait parler : jamais il n’aurait pu tenir sa langue sur un tel sujet. »

Claire ouvrit la porte du petit cagibi. Léana sentit les battements de son cœur accélérer quand le miroir apparut. C’était le moment : une fois qu’elle aurait posé sa main dessus, elle ne pourrait pas faire demi-tour.

« Et si je venais ? demanda brusquement Carmen. Tu crois que je pourrais t’accompagner ? Rencontrer le père de Jack ? »

Stupéfaite, Léana la dévisagea.

« Euh… Ce n’était pas vraiment prévu.

− De toute façon, je pense que tu ne peux pas traverser, fit Claire.

− On peut toujours essayer, rétorqua Carmen. Montre-moi, Léana. »

La jeune fille haussa les épaules.

« Attends, Léana, fit Morgan. Je vais… »

Mais elle s’était déjà approchée du miroir, son sac dans une main. Elle posa l’autre sur la glace. La sensation de s’ouvrir à des milliers de possibilités la saisit durant quelques fractions de seconde. Alors qu’elle sentait le sol aélien prendre forme sous elle, elle songea qu’elle avait déjà ressenti cela, en dehors de ses passages par le miroir. Cette puissance, cette omnipotence. Mais quand ? Impossible de s’en souvenir.

Le soleil se levait sur l’Aélie, baignant la Prairie d’une lumière orangée. Il était prévu qu’ils chevauchent jusqu’à Kaltane dans la journée. La jeune fille se redressa, heureuse d’être de retour. C’était ce qu’elle avait ressenti en revenant chez elle, après l’année passée en Amérique. La sensation d’être chez elle.

Léana s’écarta de quelques pas et se retourna vers le passage. La pierre blanche polie se troubla comme de l’eau. Une main apparut. La jeune fille écarquilla les yeux alors que le bras de Morgan sortait du sol, puis sa tête, et enfin son corps en entier. Il fut projeté en avant et se retrouva à quatre pattes, comme elle quelques instants plus tôt.

« Tu aurais pu m’écouter, pour une fois, grommela-t-il. Je voulais passer devant, au cas où il y ait eu du danger à la sortie.

− Ouah, c’est super bizarre à voir, répondit Léana. Tu es vraiment sorti de la pierre.

− Oui, c’est assez incroyable, s’amusa-t-il. Mais ne change pas de sujet.

− Et ma mère ?

− Elle a posé sa main après toi, mais le miroir est resté solide. Comme pour Claire. Désolé, mais elle ne pourra pas venir.

− C’était une idée stupide, de toute façon. C’est ma mère, ça, elle refuse que je m’en aille, puis sur un coup de tête elle décide de me suivre. »

Elle s’accroupit près du passage.

« Bon, ben, j’y retourne, pour leur dire au revoir. A tout de suite. Je te laisse mon sac.

− Je t’attends ici. »

La fin de sa phrase se perdit dans le silence de l’immensité de l’univers. Le miroir l’engloutit et la recracha presque aussitôt dans l’autre monde. Elle tituba, nauséeuse. Le voyage retour l’avait plus retournée que l’aller. Devant ses yeux pétillaient des tâches de lumière. Où était-elle ? Qui était-elle ? Durant quelques instants, ces questions s’imposèrent à elle.

« Léana ? »

La jeune fille retrouva ses esprits et cligna des yeux. Carmen et Claire la regardaient depuis la cave.

« Oui, répondit-elle en s’avançant. Je suis là.

− Je ne peux pas venir, fit sa mère d’un air déçu. Mais au moins, je vous crois, maintenant…

− Je sais. »

Il y eut un silence gêné.

« Tu peux encore changer d’avis, tu sais, tenta Carmen.

− Désolée, maman. »

Carmen soupira, puis, brusquement, s’avança vers elle et la prit dans ses bras. Léana n’était plus habituée à avoir des câlins de sa mère. L’émotion l’envahissant, elle lui rendit son étreinte.

« Fais attention à toi. Et… reviens vite nous voir, s’il-te-plaît. Et… fais attention, ma chérie. Ne fais pas de bêtises. Écoute tes guides. Ne t’implique pas dans des bagarres. Et puis…

− Ça ira, maman, l’interrompit Léana, légèrement agacée. Je sais me débrouiller, je n’ai plus cinq ans. »

Elle s’écarta de sa mère.

« A bientôt, ma chérie, lui sourit Claire. Va découvrir ton pays. »

Elle la serra à son tour dans ses bras. Léana se recula, les embrassant toutes les deux du regard.

« A bientôt. »

Elle toucha de nouveau la glace. Alors qu’elle se sentait glisser, elle comprit que quelque chose n’allait pas. Son esprit s’ouvrit, s’étendit, mais fut repoussé, comme si elle faisait face à une bourrasque de vent. Incapable de lutter, elle se sentit dévier. Elle le vit alors : des dizaines de chemins partaient devant elle. Le plus large était celui qu’elle prenait d’habitude. Mais cette fois, elle fut envoyée sur un autre.

Le baiser glacé de l’eau lui coupa la respiration. Léana s’étrangla en voulant prendre de l’air. Le monde était gris et bleu autour d’elle. Que se passait-il ?

Soudain, pendant quelques secondes, elle aperçut un visage. Celui d’un jeune homme, aux cheveux noirs. Léana le reconnut avec stupeur. Kaevin. Le décor derrière lui était flou.

Brusquement, des mains agrippèrent Léana et la ramenèrent à la surface. Le visage de Kaevin disparut. Elle se retrouva à quatre pattes, crachant de l’eau et hoquetant.

« C’est une fille ! Ben dis donc ! »

La princesse tremblait. Elle leva les yeux vers ses sauveurs. C’étaient deux jeunes garçons, les pantalons trempés.

« Qu’est-ce que... »

Elle se laissa tomber au sol, frissonnante. A ses pieds coulait tranquillement un fleuve. Sur l’autre rive, une forêt sombre la dominait. Le cœur de Léana accéléra. Elle avait l’impression que quelqu’un l’observait, derrière le couvert des arbres.

« Pourquoi elle était dans le fleuve, tu crois ?

− Pour nager, forcément ! Pourquoi aller dans le fleuve sinon ?

− Mais t’es une face de tarte, toi ! Elle irait pas pour nager avec sa robe. Et puis elle se noyait.

− Peut-être qu’elle sait pas nager ? »

Léana détacha difficilement son regard des arbres. La forêt la remplissait d’une étrange sensation. Peur et attirance mêlées.

Elle releva la tête. Les deux garçons écarquillèrent les yeux.

« Qu’est-ce que tu faisais dans le fleuve, madame ? » demanda le plus jeune des deux.

Léana se rendit compte qu'elle ne comprenait pas ce qu'il disait: elle entendait ses pensées. Elle prit une brusque inspiration. Ne cesserait-elle jamais d'être choquée par son pouvoir de télépathe ? Elle se contenta de secouer la tête. Pourquoi n’avait-elle pas pris d’aria avant de partir de chez elle ?

Le plus grand des deux garçons avait les cheveux d'un roux flamboyant et des yeux marrons. L'autre était blond et avait encore une bouille d’enfant. Tous les deux portaient des habits abîmés aux coudes et aux genoux. Le roux était trempé jusqu’aux coudes.

« Je ne sais pas, avoua-t-elle. Vous m’avez sauvée ?

− Oui, répondit précipitamment le petit. Je suis Jonat. On devait aller chercher des mertiles et on t’a vue dans l’eau. Comme t’avait l’air de te noyer on est venus t’aider.

− Merci... »

Léana ne comprenait pas ce qui s’était passé. Son regard se posa de nouveau sur les arbres menaçants. La sensation d’être observée ne la quittait pas.

« Où sommes-nous ? » demanda-t-elle.

Ils échangèrent un regard. Le blond tendit la main.

Tim est trop bête, de toute façon, c’est à moi de m'occuper de la fille. Et puis elle est très jolie et peut-être qu'elle m’aimera si je l’aide. D'abord, il faut l'emmener à maman. Maman, elle saura quoi faire.

« Viens », dit-il.

Il est bête, il n’a pas répondu à la question de la fille ! Jonat est un voleur, il essaye déjà de voler toute l’attention !

« On est à Azir, répondit Tim, le roux, en regardant Léana. C’est la forêt de Tridor, là-devant. Vous savez ? »

Jonat lui lança un regard furieux.

« Bien sûr qu’elle sait ! C’est une belle femme et riche, elle doit connaître tout le pays. Pas comme toi bête comme tes radis !

− C’est toi le radis ! »

Léana sentit ses propres pensées s’emmêler à celles des garçons. Elle tenta difficilement de s’en défaire.

« Et vous avez réussi à me sortir… à vous deux ? »

Ils hochèrent la tête avec des sourires.

« T’étais juste au bord, expliqua Tim.

− Pas vraiment en train de te noyer, à vrai dire, ajouta Jonat. Mais Tim a dit qu’on devait te sortir quand même. »

Léana ne comprenait plus rien. Elle n’avait pas senti de sol sous ses pieds.

Et puis d'abord, Tim est moche, la fille ne l'aimera pas. Il fallait qu'elle bloque ses pensées et comprenne ce qui s'était passé, mais si Jonat se croyait plus important, eh bah il se trompait. Déjà mon papa, c’est le maire du village, alors que son papa à Jonat bah c’est rien qu’un menuisier. C’est quand même beau une fille, mais pourquoi elle est là ?

Léana ferma les yeux et posa les mains sur ses tempes. Elle avait l’impression que son cerveau allait exploser.

Elle devait empêcher leurs pensées d'envahir sa tête. Gregor et Ian Ommone lui avaient répété que fermer ses pensées et maîtriser sa magie étaient indispensables : elle en comprenait la raison, à présent ! Pourquoi ne lui avaient-ils pas expliqué comment le faire, concrètement ? Si elle parvenait à retourner à Kaltane, il faudrait qu’elle aille voir Ian.

Les esprits des petits tournaient à cent à l’heure.

Elle est riche, c’est obligé, les filles pauvres comme Suzie n’ont pas de belles robes comme ça ! Et puis je veux l’épouser.

Sur ces pensées, Jonat pointa du doigt derrière lui.

« Tu peux nous suivre, on va t’emmener à nos parents. »

C’est moi, et pas Tim, qu’elle va épouser. Et si elle préférait un plus vieux ? Nan, Tim est moche et maman me dit que je suis le plus beau des garçons. Alors je…

STOP !

Elle les repoussa toutes : les pensées des gamins explosèrent sur le barrage qui se créa dans l'esprit de Léana. C'était comme si elle avait soudain mis un casque sur ses oreilles. Elle n'entendait plus rien, alors que la seconde d'avant c'était le brouhaha dans sa tête.

Comme elle n’avait pas prononcé un seul mot, les petits ne se rendirent pas compte de ce qui venait de se passer.

Léana inspira profondément. Elle était belle et riche, et... et elle devait se débarrasser des idées qui s'étaient imprimées dans son esprit. Elle comprit que c'était l'écho des pensées des petits qui tournait encore dans sa tête. Il fallait qu'elle reprenne le contrôle.

Elle prit donc quelques secondes pour faire taire son esprit et apaiser son cœur. Au bout d’un moment, elle ne perçut plus qu’une simple vibration autour des petits.

Elle saisit la main de Jonat. Un sourire s'épanouit sur le visage du gamin. Inutile d'entendre ses pensées : il devait déjà prévoir qui il inviterait à leur mariage. Tim, lui, fit mine de bouder. Il prit tout de même la tête de leur petit groupe. A présent débarrassée des pensées des enfants, Léana pouvait réfléchir posément à la situation.

Elle était chez sa grand-mère, avait touché le miroir, et le Passage l'avait emmenée au mauvais endroit. Elle ignorait que c'était possible. Elle était apparemment réapparue sous l’eau, s’était à moitié noyée. Kaevin lui était apparu. N’était-ce qu’un mauvais souvenir, rappelé par sa peur de mourir ?

Ayant reconnu la langue des enfants, Léana était sûre d’être en Aélie. Mais où ça, précisément ?

La forêt de Tridor. Ce n'était pas une information très utile : contrairement à ce que pensait Tim, elle ne connaissait pas tout le pays. Il fallait qu'elle voie un adulte, qui pourrait sûrement l'aider.

« Come ti alape ? » lui demanda Jonat.

Léana soupira : elle ne comprenait plus ce qu'ils disaient. Leur flux rapide et un petit accent déformait leurs mots. Elle parvint tout de même à reconnaître la phrase et répondit :

« Léana. »

Jonat se contenta de hocher la tête, agitant ses petites boucles blondes. Il ne faisait sans doute pas le lien avec la Princesse Léana O'legan. La connaissait-il seulement ?

 

Ils longèrent le fleuve, s’écartant un peu de la forêt, jusqu'à parvenir à un village. Un moulin à eau était posté au-dessus du fleuve. Les maisons s’étendaient des deux côtés de l’eau. Il devait y avoir plus d’une centaine de bâtiments. C’était la première ville de cette taille qu’elle voyait en Aélie, à part Kaltane. Les autres endroits où elle s’était arrêtée n’avaient été que de petits villages.

Les premiers habitants d’Azir qu’ils croisèrent les dévisagèrent avec des yeux ronds. Pour cause : elle avait une riche robe et était trempée. Ils descendirent une rue et parvinrent sur une place, où des étals de marché étaient exposés. Tim se précipita vers un grand bâtiment. Un homme et une femme discutaient devant l’entrée.

« Papa ! cria le petit. Jonat et moi on a trouvé une fille dans le fleuve ! Elle s’appelle Léana. »

L’homme portait une chemise et un veston. Léana devina que c’était le maire d’Azir. La femme, elle, portait un pantalon de toile et un panier plein de fruits sous le bras. Lorsqu’ils se tournèrent vers Léana, la stupeur s’afficha sur leurs visages. La femme attrapa le bras du père de Tim, sous le choc.

« Kan Léana ? »

Ils l’avaient donc reconnue. Jonat resta bouche bée et Tim se tourna vers elle.

« Kan Léana ? » répéta-t-il.

Le maire retrouva ses esprits et s’avança vers elle. Il inclina la tête pour la saluer.

« Bonjour, princesse. Je suis Rick. Voici Molly.

− C’est ma maman ! intervint Jonat, ravi. Tu es princesse ! Wouah !

− Jonat, tais-toi ! » gronda la femme.

Rick se mit à parler en aélien. Léana sentit la panique l’envahir. L’accent était trop prononcé : elle ne comprenait presque rien. Néanmoins, elle était quasiment certaine que ce n’était pas l’accent nordique du Seigneur O’nerra. Elle n’avait donc probablement pas atterri dans le nord du pays.

« Elle ne comprend pas, Rick, fit Molly d’une voix calme.

− Pardon. »

L’homme hocha la tête, et reprit la parole en articulant lentement.

« Venez - vous - mettre - au - chaud, Princesse. »

Il pénétra dans la maison. Léana le suivit. Molly et les deux enfants leur emboîtèrent le pas. Ils arrivèrent dans une grande pièce à vivre, avec une longue table en bois au milieu, et un coin salon. Sous l’ordre de Molly, Tim courut vers la cheminée. Il mit des bûches dans le feu, saisit une petite boîte et en sortit des allumettes. Alors qu’elle s’installait sur le fauteuil que lui proposait Rick, Léana observa avec curiosité l’enfant. Ils avaient donc des allumettes, dans ce monde aussi.

« Couvare », fit le maire.

Au même moment, Molly posa une couverture sur les épaules de la princesse. Ce n’est qu’en se serrant dans la chaleur du tissu que Léana se rendit compte qu’elle grelottait.

« Merci, souffla-t-elle.

− Que faisiez-vous dans le fliss ? »

Léana supposa que ça voulait dire « fleuve ».

« Je traversais un passage. Je venais de mon monde. Et j'ai... été dans le fleuve. Un homme m'a... »

Sortie ? Sauvée ?

« Aidée », finit-elle par dire.

Son cerveau tournait à toute vitesse pour retrouver les mots qu’elle apprenait depuis bientôt deux semaines.

« Où sommes-nous ? demanda-t-elle.

− Azir. En Serre. »

Léana écarquilla les yeux. Elle avait atterri dans la région qui avait le plus de colère envers la famille royale. Quelle poisse !

« Oh, murmura-t-elle. A combien de jours de Kaltane sommes-nous ?

− Un peu moins de deux jours. Nous sommes à une heure de Bohâm’Ga, la capitale du Royaume Elfique.

− Cette forêt… c’est le Royaume Elfique ? »

L’homme acquiesça. Léana sentit son cœur accélérer. Elle était à deux pas de l’endroit où son père était décédé.

« Vous alliez à Kaltane ? demanda le maire.

− Oui. Je ne sais pas pourquoi… je suis là. »

Les deux adultes échangèrent un regard.

« Tu as pris un passage ? » s’émerveilla Jonat.

Léana acquiesça en souriant.

« Que s’est-il passé ?

− Je… je ne sais pas. »

Tim se lança dans une tirade qu’elle ne comprit pas, faisant de grands gestes. Apparemment, il leur expliquait comment les deux petits l’avaient vue se débattre dans l’eau et l’avaient héroïquement sauvée.

Léana regarda autour d’elle. La pièce était simple, avec de grandes armoires et de nombreuses chaises autour de la table. Deux hommes pénétrèrent dans la pièce. Ils lancèrent des regards curieux à la princesse, puis se dirigèrent vers les armoires. Ils en sortirent des verres et une bouteille, puis vinrent s’installer à la table.

« Sar note folover », déclara Molly.

Léana la regarda.

« Je ne comprends pas, désolée, répondit-elle.

− Les gens, expliqua lentement la femme. Tous viennent ici manger, parler, jover. Comme une grande maison.

− C’est sympathique », sourit la jeune fille.

Rick renifla, marmonna quelque chose et se leva en faisant racler sa chaise par terre. Léana tressaillit. Molly foudroya l’homme du regard, puis regarda Léana.

« Excusez-nous. »

Elle se leva pour rejoindre le maire. Ils échangèrent quelques paroles. Le plus jeune des hommes qui étaient attablés apostropha Rick. Il jeta un regard à Léana. Quand il vit qu’elle les regardait, il baissa la voix.

Comprenant qu’ils décidaient de ce qu’ils allaient faire d’elle, Léana les observa. Rick avait l’air tendu, Molly fronçait les sourcils. Le jeune homme, lui, ne cessait de regarder Léana. Soudain, il haussa le ton et elle comprit ses paroles :

« Mon frère est mort à cause de son père ! »

Molly lui frappa le bras et croisa le regard de la princesse. Celle-ci sentait la panique l’envahir.

« Pourquoi ils t’en veulent ? » demanda une petite voix près d’elle.

Jonat était assis sur la table basse. Tim avait disparu.

« Ils en veulent à mon père, je crois, répondit-elle d’une voix amère. Je n’ai rien fait, moi.

− Pourquoi ils en veulent à ton père ?

− Laisse la princesse tranquille, Jonat ! »

Molly s’était approchée et saisit son fils par le bras.

« Maman ! protesta-t-il.

− Pouvez-vous me ramener à Kaltane ? » demanda Léana, le cœur battant.

La femme évita son regard.

« Oui, oui. Mais vous devez être fatiguée, il fait bientôt nuit. Nous ne pouvons pas partir avant demain. »

Rick s’approcha.

« Si vous voulez bien me suivre, princesse… Nous avons une chambre pour vous. 

− Pouvez-vous prévenir le roi que je suis ici ? »

Rick la dévisagea.

« Oh, le roi le saura bien assez tôt. Suivez-moi. »

Léana vit le regard désapprobateur de Molly, qui tenait toujours Jonat. Elle se leva, la couverture enroulée autour de ses épaules, et suivit l’homme. Que pouvait-elle faire d’autre ? Le jeune homme qui avait crié la regardait, l’air mécontent.

« C’est enfin l’occasion de réparer le tort qui nous a été fait, siffla-t-il.

− Ça suffit, Eotan, répliqua Molly d’une voix froide. Tiens donc ta langue. »

Léana ne put se retenir plus longtemps. Elle ne pouvait pas les laisser décider de son sort sans rien dire.

« Je ne suis pas mon père, s’exclama-t-elle. Je ne vous ai rien fait. »

Eotan lui jeta un regard noir.

« Un enfant pour un enfant, princesse. »

Rick saisit le bras de Léana.

« Venez, s’il-vous-plaît. N’empirez pas votre situation. »

Elle sentit la colère monter en elle, mais elle se mordit la langue et le suivit.

« Impostrate », entendit-elle Eotan cracher dans son dos.

Rick avait raison : elle n’était pas en position de s’énerver. Il la mena hors du salon, traversa un couloir, puis ils gravirent un escalier. Au premier étage, il déverrouilla une porte. La pièce était petite, avec un lit simple et un coffre pour les vêtements. Déconfite, Léana se rappela que toutes ses affaires étaient restées avec Morgan dans la forêt de Leinne.

« Avez-vous une autre… »

Elle montra sa robe trempée. L’homme hocha la tête.

« Molly vous amènera ça. Avez-vous faim ?

− Un peu.

− Nous allons vous amener à manger. Il vaut mieux que vous restiez dans votre chambre. Les gens ne sont pas ravis de votre présence ici. 

− Rick, je… je ne suis pas mon père. Je suis désolée s’il vous a fait du mal. »

L’homme la dévisagea sombrement.

« Restez ici », fit-il pour seule réponse.

Il claqua la porte derrière lui. Le cliquetis fit frémir Léana. Elle était enfermée.

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