La respiration de Nialh était profonde et paisible, aidée par le masque à oxygène que lui avait aussitôt mis Wanda en diagnostiquant une commotion cérébrale. La médecin l'avait pris en charge sans le moindre commentaire, avec expérience et rapidité, dès que Sibéal et Apollo l'avaient hissé dans le catamaran. Sibéal se rappelait comme dans un rêve ce sauvetage dans la mer démontée. La vision chimérique du Yak aussi blanc que la mer était sombre, lui avait coupé le souffle. Une intense bouffée d'espoir l'avait saisi, elle n'avait pu décrocher ses yeux de lui de peur de le voir s'évaporer comme un fantôme évanescent. Elle avait cru à un mirage, un dernier vertige à travers ses larmes. Lorsque la corne de brume avait retenti, elle n'avait plus pu retenir la bouffée de soulagement qui l'avait envahie. Ils étaient venus, contre toute attente, contre la météo et contre le monstre. Ils étaient venus. Ils avaient entendu son appel désespéré et avaient bravé la tempête.
Sibéal s'était faite toute petite et immobile près de la médecin, ne lâchant la main de son frère que lorsque c'était nécessaire à la manipulation médicale. Elle avait écouté attentivement le diagnostic de Wanda, avec crainte et espoir. Sa gorge était encore terriblement nouée, Nialh devait se réveiller maintenant. Il devait ouvrir les yeux pour finir de lui assurer qu'il allait vivre. C'est tout ce qu'elle demandait, un battement de paupière et un regard. Un petit rien qui pourrait enfin apaiser son coeur.
Elle sentit le Yak ralentir sensiblement, un coup d'œil à travers le hublot et elle comprit qu'ils avaient atteint le port. Elle serra les doigts de son frère, affreusement immobile dans le lit.
« Allez Nialh, souffla-t-elle autant pour elle que pour lui, on est en sécurité maintenant, hein ? Tu vas t'en sortir, d'accord ? »
Elle le répéta comme un mantra, une formule magique qui allait finir par lui rendre son petit frère.
L'arrivée d'Anak et Valérian fit éclater sa transe, elle se tourna vers eux. Un intense sentiment de gratitude la submergea, tout comme une reconnaissance sans borne pour la jeune femme. Elle avait prouvé à ses yeux tout ce que son instinct lui avait chuchoté des jours plus tôt. Elle se précipita pour l’enlacer avec ferveur, murmurant des paroles qu'elle espérait compréhensibles. Le sourire que la Sioux lui adressa valait toutes les explications qu'elle aurait pu dire. Elle serra fermement son bras, incapable de prononcer plus.
En un instant la petite pièce sembla pleine à craquer. Elle se sentit perdue, agressée par cette arrivée massive. Elle se plaça devant son petit frère, comme pour lui épargner l'agitation. Puis, Moh apparut devant elle et l'enlaça avec chaleur. Elle se laissa aller à sa sincère compassion, il murmurait des mots rassurants, lui assurant que tout allait aller pour le mieux maintenant. Elle ne comprit qu'en l'écoutant à quel point elle avait eu besoin d'entendre ces paroles d'espoir. Elle lui souffla un faible merci, retenant ses larmes contre son épaule.
« Il a besoin de repos, si on veut pas que tous ses efforts aient été faits en vain ! claqua sèchement Wanda, dégagez de mon infirmerie ! »
Le gros de l'équipage sortit sous les ordres de sa médecin. Sibéal eut un regard borné pour la jeune femme. Il était hors de question qu'elle abandonne son petit frère. Wanda haussa les épaules.
« Tu peux rester. »
Elle hocha la tête et s'accroupit près du lit. Elle caressa doucement le front de son frère pour écarter une mèche poisseuse de sang de sa figure. Un mouvement et des bruits étouffés dans le salon du catamaran la firent détacher ses yeux de Nialh. Dehors, le Modsognir venait d'entrer dans le port. Oriag et Apollo amarraient fermement le navire au quai. Elle jeta un regard à Wanda, celle-ci debout devant, hocha la tête. Elle se releva alors lentement, ses jambes étaient cotonneuses et faibles. Elle dut s'appuyer contre la petite pharmacie. Elle tremblait, comme pour décharger la trop haute adrénaline que ses nerfs supportaient depuis des heures.
Elle sortit de l'infirmerie, croisa sans les voir l'équipage de Yakta. Elle avala les trois marches du catamaran et bondit sur le quai.
« Sibéal ! »
La voix d'Apollo lui fit tourner la tête en direction du Mod. Elle crut pouvoir courir vers eux mais en fut incapable. Ce fut lui et Oriag qui furent sur elle en un instant. Leurs visages étaient épuisés, blafards et rongés d'inquiétude. Elle avait la voix enrouée, Apollo lui saisit les épaules douloureusement. Elle hocha frénétiquement la tête, il était en sécurité. Il était en vie.
« Mulugu soit loué, chuchota Oriag d'une voix faible. »
Apollo eut un soupir étranglé et la dépassa pour se presser jusqu'au Yak, Sibéal lâcha les mains de la jeune femme pour se tourner vers Murdock qui descendait du Mod. Le masque rigide de sang froid et d'autorité qu'il avait revêtu pendant la tempête avait disparu. Ses yeux, en se posant sur elle, lui apparurent lasses et attristés. Elle s'approcha vers lui.
« Il... il... bafouilla-t-elle. »
Il esquissa un geste inquiet dans sa direction. Elle hocha la tête avec un faible sourire puis l'attira à elle pour l’étreindre. Elle sentit le corps du demi-nain se détendre contre le sien, et l'entendit murmurer :
« Il va s'en sortir ? »
Elle hocha la tête contre son épaule, s'accrochant avec avidité à cette certitude.
OoOoOo
Elle ouvrit les yeux, se rendant compte qu'elle avait dû s'endormir sans savoir réellement quand. Il faisait nuit, on avait déposé une couverture sur ses épaules. Elle resta un instant perdue par le balancement plus rond et lent du bateau, avant de se rappeler qu'elle était sur la Yak. Nialh était étendu près d'elle. Elle se redressa, ses muscles étaient douloureux. Elle souleva son t-shirt pour examiner la marque bleutée qui était apparue sur ses côtes due au choc sur le pont lors de la tempête. Elle la tâta en grimaçant, et chercha des yeux un baume capable de soulager l'hématome.
On toqua alors à la porte et Anak entra dans la petite pièce, lui adressant un sourire lumineux. Elle apportait avec elle un plateau.
« C'est le ravitaillement ! souffla-t-elle gentiment en s'accroupissant à côté d'elle. Faut reprendre des forces !»
Sibéal s'empara de la tasse de tisane, grignota un morceau de cookie sous le regard attentif de la Sioux.
« Merci.
- Oh t'inquiète, c'est Moh qui les a fait ! Ils sont bons hein ?
- Non, je veux dire, merci pour ce que tu as fait. Je... je t'en serais éternellement reconnaissante tu sais.
-Tu aurais fait pareil si ça avait été Moh, assura Anak.
-C'était courageux, et... sans toi.... secoua-t-elle la tête pour chasser cette pensée. Yakta ne t'en veut pas trop ?
- Si, grimaça-t-elle, mais elle m'a pardonné ! Tout s'est bien passé au final. »
Sibéal hocha la tête, reportant son attention sur le souffle paisible de Nialh. Anak posa doucement sa main sur la sienne.
« Il va finir par se réveiller, tu vas voir. »
Sibéal referma ses doigts entre les siens, lui adressant un faible sourire de gratitude. Dans ses pensées s'entremêlaient les événements de cette terrible journée, le vent violent, la mer vorace et cette longue forme sinueuse et menaçante sous l'eau. Elle frissonna et interrogea Anak du regard.
« Tu l'as vu hein ? La chose sous l'eau.
- Le Jormungand, oui je l'ai vu, avoua-t-elle. C'était effrayant.
- Jormungand ? C'est son nom ? Tu sais ce que c'est ?
- Euhm..., rougit Anak, je l'ai lu dans un livre.
- Un livre ? fronça des sourcils Sibéal, mais... ce n'est pas... ce n'est pas animal, il n'existe pas. »
Etait-ce une forme de serpent des abysses, une espèce qu'aucun scientifique n'avait encore découverte et étudiée comme il en restait encore dans les profondeurs in-sondées des océans ? Un fourmillement de questions rampait dans son esprit.
« Plutôt un livre sur les mythes, précisa Anak. Dans la mythologie scandinave, il y a un grand serpent de mer qui crée des typhons pour couler les navires et dévorer leurs passagers.
- Un mythe ? Comment ça ? souffla Sibéal, mais... mais alors... »
La mine d'Anak confirma la pensée horrible qui s'imposait dans son esprit.
« La malédiction annonce les monstres..., murmura-t-elle lentement, elle est réelle. Elle est réelle !
- C'est ce que je pense aussi, fit Anak en hocha la tête.
- Sur l'atoll, se rappela Sibéal horrifiée, cette... cette tentacule qui m'a agrippé.
- C'en était un aussi, peut-être. C'est presque sûr en fait...
- Muturangi.
- Quoi ?
- Muturangi, c'est... c'est le nom de la pieuvre géante dans la mythologie maori, non ? »
Anak sembla comprendre et hocha la tête. Sibéal serra avec inquiétude sa main. Cette aventure n'était plus une lubie, ce n'était plus une expédition pour berner un milliardaire maori. C'était réel, et ça avait failli leur coûter la vie. Des forces, plus puissantes qu'elle ne l'avait jamais imaginé, se réveillaient pour provoquer la destruction de l'Humanité. Et ils étaient dressés devant elles sans armes.
« ça veut dire qu'elle peut être levée, comprit-elle aussitôt, ça veut dire que tout n'est pas perdu.
- Non, assura Anak avec ferveur, on peut sauver tout le monde ! »
Sibéal plongea ses yeux dans ceux noirs et brillants de la Sioux. Leurs mains étaient entremêlées sous le coup de l'émotion. Elles pouvaient agir, elles pouvaient permettre au monde de perdurer. Plus que jamais, cette alliance fragile acceptée par Murdock et Yakta lui parut le seul avantage qu'ils avaient face à la force destructrice invoquée par l'antique divinité. Elle pouvait lire le même espoir, la même détermination chez la jeune femme.
Un faible grognement la détourna d'Anak. Elle se pressa sur le rebord du lit avec inquiétude. Son frère était lourd et immobile sur les couvertures. Lentement, très lentement, ses paupières s'ouvrirent. Sibéal eut un gémissement de soulagement. Il tourna son regard hagard sur elle. Elle sentit les larmes remonter dans sa gorge, alors que les bras d'Anak l'enlaçaient avec douceur. Un espoir brûlant enflamma sa poitrine.
OoOoOo
« Nodens, jura Nialh, ce mal de tête. »
Il avait interdiction de se redresser, Wanda lui avait à peine autorisé le fait de mettre quelques oreillers derrière son dos pour se soutenir. Sibéal l'écoutait geindre et se plaindre depuis deux jours sans oser l'interrompre. La médecin semblait au contraire passablement agacée par ses jérémiades et rouspétait à tout bout de champs. Elle le rembarrait avec fermeté dès qu'il ne faisait que penser potentiellement à évoquer la possibilité d'aller prendre un bol d'air frais sur le pont. Nialh, étonnamment, obéissait à tous les dires de Wanda et restait couac dès qu'elle posait son regard gris-vert courroucé sur lui. Il avait sûrement trop peur, dans son état, de subir ses foudres.
« Anak, soupira-t-il pour l'intéressée, tu veux pas essayer de plaider ma cause ?
- Je veux pas me faire assassiner, grimaça-t-elle assise à côté de lui.
- Tssss courageuse mais pas téméraire, répliqua-t-il avec une pointe d'humour.
- Tu peux parler ! répliqua-t-elle, c'est toi le damoiseau en détresse ! »
Sa boutade fit rire le frère et la sœur. Ce sauvetage insensé d'Anak avait fini de briser définitivement la glace entre Nialh et la Sioux. Il restait plus mesuré sur le reste de l'équipée du Yak. Cependant, les paroles de gratitude qu'il avait réussi à prononcer après son réveil à Valérian, Wanda et Anak débordaient d'une confiance timide et sincère.
Sibéal les abandonna, elle échangea un regard avec Anak. Elle avait confiance en elle pour la prévenir si son frère faisait un malaise. Elle alla prendre l'air sur le pont du Yak, s'assit pour respirer le vent frais et parfumé qui montait de l'île Comor.
Le petit village portuaire était niché entre une végétation luxuriante et dense. Il n'y avait rien d'autre sur cette île que ces maisonnées blanchies à la chaux et un centre d’études scientifique de la faune et la flore qui se dressait sur la colline au loin. Apollo et Chad semblaient en pleine discussion sur le quai. Elle aperçut la silhouette de Valérian qui lisait, calé confortablement par un coussin contre le bastingage, et vint le rejoindre.
« Je ne t'ai peut-être pas remercié, fit-elle en s’asseyant à côté de lui, pour avoir aidé Anak. »
Le regard bleu de Valérian l'examina sans rien ajouter. Sa posture rigide et altière était particulièrement intimidante. Sibéal ne se laissa pas démonter, et insista. Il finit par hausser les épaules.
« Je ne dirais pas que c'était de mon plein gré, expliqua-t-il avant de replonger dans sa lecture, mais de rien.
- Comment cela ?
- Disons que j'ai été réquisitionné manu militari, fit-il. »
La remarque n'avait probablement pas vocation à être drôle mais elle fit s'esclaffer Sibéal. Elle imaginait l'air indigné de Valérian, sa soyeuse chevelure légèrement décoiffée par la poigne d'Anak l'embarquant d'autorité dans cette périlleuse expédition. Il y avait quelque chose de particulièrement cocasse à le concevoir ainsi pris de court. Il ne sembla pas comprendre d'où lui venait ce rire et la dévisagea avec hauteur.
« Peu importe, secoua-t-elle la tête. Merci.
- Je t'en prie, fronça-t-il les sourcils, je suppose.»
Elle lui adressa un sourire et se redressa comprenant qu'il ne désirait pas plus poursuivre l'échange. Elle vit sur le quai Moh et Oriag qui transportaient du matériel destiné à réparer le réservoir d'eau douce du Mod. Ils l'aperçurent, firent un geste en sa direction. Elle leva la main pour les apostropher et descendit leur proposer son aide, laissant Valérian telle une statue antique lire sous le lumineux soleil des Açores.
OoOoOo
Sibéal s'était dressée sur le rebord de la petite fontaine au centre du village. Elle brandissait son téléphone vers le ciel dans l'espoir de réussir à capter le réseau comme le lui avait conseillé Moh. Il avait les mêmes difficultés à joindre sa petite amie, Cherry. La connexion était visiblement incertaine dans les Açores. Apparemment les scientifiques et villageois militaient contre son amélioration qui pouvait gêner la nidification d'une espèce endémique d'oiseaux déjà menacée de disparition et du coup elle était vétuste. Elle agitait sa main depuis de longues minutes déjà quand soudain le petit voyant de connexion apparut sur l'écran. Une dizaine de messages provoquèrent une cascade de petits bruits aiguës. Elle les ignora pour trouver le numéro de Gauvain
« Allô ? Décrocha-t-il.
- Gauvain ? Ça va, mon chéri ?
- Sibéal ? Mais tu sais quelle heure il est bon sang ? »
Sa voix renfrognée la doucha instantanément. La voix de Sibéal perdit de sa légèreté.
« Vous êtes où ?
- On est arrivé aux Açores, sur l'île Comor, expliqua-t-elle, on a eu un peu de retard... il y a eu une tempête.
- Une tempête ? Fit-il avec incrédibilité, C'est pas le boulot d'Oriag de prévenir que vous vous foutiez pas dans ce genre de merde ?
- Elle a rien pu faire, c'était... c'était pas naturel. »
Il avait à juste titre accordé peu de crédit de cette histoire de malédiction, si elle lui évoquait le Jormungand il la croirait folle à lier. Elle tut cette information.
« Nialh a été blessé pendant la tempête, souffla-t-elle.
- Qu'est-ce qu'il a encore fichu celui-là ? soupira Gauvain.
- Arrête, le coupa-t-elle sèchement, c'était grave, d'accord ? J'ai... j'ai cru qu'il allait mourir. »
Sa voix était prise de tremblements quand elle repensait à cet instant horrible où elle l'avait vu sans vie, le front en sang, dans le carré du Mod. Elle s'était vue devoir le dire à sa mère, à son père. Devoir leur avouer qu'elle n'avait pas protégé le cadet de la famille.
« Ouais bon, il va bien maintenant, non ?
- Oui, acquiesça-t-elle, il va s'en sortir mais...
- Tant mieux, lâcha-t-il avant de s'agacer, m'enfin tu pourras pas dire que j't'avais prévenu.
- Comment ça ?
- Que votre délire ça allait mal finir ! Regarde moi ce bordel, vous avez pris la tempête et ton frère est blessé. J't'avais bien de pas y aller, pourquoi tu m'écoutes pas ? Tu vois ce qui arrive après ? »
Elle s'assit sur le rebord de la fontaine, prise d'un vertige de culpabilité. Nialh n'avait pas voulu partir dans cette expédition, il avait traîné les pieds et arguait à raison qu'ils avaient un contrat à honorer. C'était elle qui avait plongé tête baissée à la suite de la décision de Murdock. Elle passa sa main dans ses cheveux, ravalant ce sentiment amère. Il allait bien, tout avait fini par aller mieux.
« Rentre à Bleá Cliath Sib, c'est mieux. Laisse-les dans leurs délires.»
Une vague d'irritation rampait dans sa poitrine, prête à déverser sous le coup de la colère des mots de reproches pour sa froideur, son insensibilité... Elle pouvait regretter ses mots.
« Je ne vais pas rentrer Gauvain, ils ont besoin de moi, dit-elle froidement à la place. »
Plus encore depuis qu'elle avait compris que le danger qu'ils avaient aperçu sous l'eau était bel et bien réel. Elle ne partirait plus maintenant. Il ne répondit rien, elle fronça les sourcils et porta son téléphone sous ses yeux. Le signal était à nouveau coupé. C'était peut être mieux. Elle le rangea rageusement dans sa poche, passant ses mains sous ses verres pour venir masser ses yeux.
Elle descendit vers le port à pas lents, évacuant sa frustration en contemplant les arbres en fleurs qui s'accrochaient aux maisons. Le vent venant de la mer lui caressait paresseusement le visage, elle poussa un soupir. Apollo et Chad apparurent dans son champ de vision à l'embranchement pour rejoindre le quai où était amarré le Modsognir.
Elle eut un air attendri en voyant Apollo proposer son aide à Chad qui râlait de la charge qu'il devait porter jusqu'au navire. Son ami eut un petit sourire pour l'équipier du Yak aveugle à l'attention discrète dont il faisait l'objet. Il était trop occupé à s'agacer contre la lourdeur de la boîte à outils du Mod. La main d'Apollo se porta alors sur la poignée de la caisse, effleurant volontairement celle de Chad. Ils échangèrent un regard, aussitôt elle se détourna pudiquement.
Elle préféra prendre l'allée parallèle pour rentrer.
OoOoOo
Sibéal avait ouvert tous les hublots du Modsognir, laissant l'air plus frais que chaud finir de sécher le couloir humide de l'eau douce qu'avait relâché le réservoir en percutant le Jormungand. Murdock avait fini de le remettre en marche, non sans nombre de jurons bien sentis pour les serpents de mer. Elle avait accroché les serviettes qui avaient servi à éponger le plus gros de l'humidité aux cordages de la voilure. Le vent puissant, en provenance du large, fouettait violemment ses cheveux sur son front. Elles devraient être sèches très rapidement.
Une carte dans les mains, Apollo et Oriag étaient partis explorer l'île avec Chad, Esteban et Moh. Ce dernier semblait presque plus impatient d'en découvrir les essences rares de fleurs que le prochain indice lié à la malédiction. Nialh sous la surveillance de Wanda dormait depuis plusieurs heures dans le Yak. Yakta et Murdock avaient passé l'après-midi à démonter et tenter de réparer le GPS en vain. La capitaine du Yak était retournée à terre pour essayer d'en trouver un dont l'électronique convienne au Mod. Le demi-nain, bonnet vissé sur le crâne et couché sous la table aux instruments, était maintenant occupé à réparer la radio.
« Tu t'en sors ? demanda-t-elle en se penchant sous la table aux instruments.
- T'inquiète, ça va le faire, assura-t-il, passe-moi la pince. »
Elle farfouilla dans la caisse, en sortit l'outil avant de le lui donner. Une bourrasque s'infiltra par tous les hublots ouverts, faisant voler les papiers d'Oriag dans tout le cockpit. Sibéal se précipita pour les ramasser et les ranger soigneusement. Murdock ressortit triomphalement de dessous la table, elle lui adressa un sourire ravi :
« Alors, on va pouvoir économiser une radio ?
- ça sera au moins ça, acquiesça-t-il, ça m'aurait fait chier de devoir en payer une, elle était neuve.
- Elle avait cinq ans, nuança-t-elle.
- C'est bien c'que j'dis.
- Arrête un peu, c'est pas comme si ta famille dormait pas sur une montagne d'or..., taquina-t-elle.
- Ma tante est une pince, précisa-t-il avec théâtralité, je suis sans le sous Sib ! Tu crois que je cours après cinq millions pour quoi hein ?
- Le goût de la compétition ?
- Tssss, tu veux pas reconnaître que ya un sacré bon mécano sur le Mod.
- Que ferions-nous sans toi ? fit-elle avec un désespoir excessif.
- J'me demande bien Sib, susurra-t-il narquoisement, content de voir que tu le remarques enfin !
- Tant d'arrogance... on se demande comment ta tête passe encore par la porte. »
Il eut une moue amusée en se lavant les mains puis s'affala avec contentement sur la banquette du carré. Elle s'assit à côté de lui, contemplant le chantier qu'était devenu le navire. Nialh allait mieux, elle se sentait parfaitement contentée.
« Il reprend plutôt bien du poil de la bête l'animal sur le Yak non ? dit-il.
- Dans deux jours, il sera à nouveau sur ton dos !
- Fini la tranquillité, soupira-t-il.
- Oui... fit-elle pensive. Je me demande si les autres ont trouvé quelque chose... »
Le vent sifflait dans les cordages dehors, faisant vibrer la vitre des hublots et s’infiltrant jusque dans la cale. Bientôt, tout ça ne serait qu'un mauvais souvenir. Elle tourna un regard apaisé vers Murdock. Il eut un regard étrange avant de porter sa main près de son visage. Elle tressaillit. Ses doigts effleurèrent son front pour en dégager délicatement quelques mèches ébouriffées par le vent. Le cœur de Sibéal eut un raté, une rougeur lui monta ses joues. Timidement, elle s’approcha et rabattit doucement un bord de son bonnet pour lui en recouvrir l’oreille. L'ombre d'un sourire se lut sur le visage du Murdock.
Un fracas lui fit tourner la tête. Anak avait débarqué dans le carré et les dévisageait avec une expression étrange. Sibéal s'empourpra et s'éloigna vivement de Murdock. Anak eut une petite mine entendue qui la plongea dans un profond embarras. La Sioux brandit aussitôt un pack de bières qui finit de détourner l'attention du demi-nain sur elle.
« TADAAAAAM ! Qui veut une bière bien fraîche ?!
- Bordel Anak, s'exclama-t-il en se redressant pour l'accueillir, t'es sûre d'être dans le bon équipage ? J’te fais une p'tite place quand tu veux sur le Mod.
- Naaaan c'est gentil mais bon, secoua-t-elle la tête, j'pourrais pas faire ça à Yakta ! Et faudrait prendre Moh et Chad aussi hein !
- Ils sont les bienvenus aussi va, assura-t-il, on va pas faire la fine bouche. T'as sauvé Nialh.»
Il farfouillait pour chercher des verres, Anak sortit deux bouteilles tout en en proposant une à Sibéal. Cette dernière hocha vaguement la tête, ses yeux restaient irrésistiblement accrochés au dos de Murdock. La Sioux versa le liquide frais et doré dans le verre à bière, Sibéal porta machinalement le verre à ses lèvres tandis que son capitaine balançait amicalement un bras autour des épaules d'Anak.
« T'es une sacrée pilote, j'te l'ai dit ?
- Oui, mais c'est toujours agréable de recevoir plein de compliments ! s'exclama-t-elle avec ravissement. »
Il s'esclaffa, lui ébouriffant la chevelure.
« On t'en doit une en tout cas, je l'oublierai pas. »
Anak eut une petite rougeur flattée, Murdock ne sembla pas s'en formaliser et trinqua bruyamment avec elle avant de s'enfiler une longue gorgée de bière. Des pas descendaient prudemment l'échelle menant du cockpit au carré. Yakta émergea alors, portant un épais carton. Elle fronça les sourcils face à ce comité d'accueil bien jovial et décontracté.
« Murdock, lâcha-t-elle, il faudrait arrêter de dévergonder ma co-pilote. On ne boit pas sur un bateau.
- J'crois pas qu'elle ai eu besoin de moi pour ça la p'tite, répliqua-t-il en adressa un regard de connivence à Anak. Hein, gamine ?»
Anak eut une petite mine désolée, Sibéal s'esclaffa aussitôt. La Sioux n'était pas le moins du monde sincère.