12
Les cheveux roux encadraient le visage de ma mère, remués par une brise qui ne m’atteignait pas. Ses yeux verts étaient si tristes que ma gorge se noua et des larmes brûlantes menacèrent de me noyer.
— Je t’en prie, Prudence… ne me déteste pas… chuchota-t-elle.
Un éclair m’aveugla, mon hurlement y fit écho. La sensation électrique qui m’avait parcourue lorsque mon corps avait percuté le Bilderŵ me revint. Je vis une fleur de lys éblouissante. Le tronc du portail millénaire s’imposa à ma vue. La fée Dara me fit tomber dans un autre monde de Dareia, à Erydd. Ce rêve où une femme me portait bébé, agenouillée face au chêne, apparut. D’autres flash que je pouvais à peine comprendre s’enchaînèrent : une ombre noire à la main tendue, une silhouette brûlante, un arbre de lumière si immense que la plus haute montagne était minuscule en comparaison, des cris indistincts dont je ne pouvais comprendre les mots.
— Ne me déteste pas…
— Non ! hurlai-je en me réveillant soudainement.
Ma tête tournoya et je retombai immédiatement contre l’établis contre lequel je m’étais endormie. Les vertiges me rendirent nauséeuse. Je levai la main pour masser mes temps mais mon regard fut attiré par le bracelet de cuir qui cachait la marque de naissance en forme de fleur de lys à l’intérieur de mon poignet gauche. Comme la fois où je m’étais retrouvée face au Bilderŵ et Dara, elle me brûlait. Peut-être qu’une sorte d’ortie s’était glissée dans mon bracelet et provoquait cette sensation ? Mais j’avais beau vérifié l’intérieur du cuir, je ne trouvais rien qui pourrait explication une telle réaction.
Regardant autour de moi, je reconnus l’intérieur de la forge, mais j’étais seule. En me redressant, une couverture, qui avait été posée sur moi, tomba de mes épaules. Je me sentais fébrile et inconfortable dans ma robe trop serrée. Ma jambe était lourde et douloureuse, mon boitillement pire après cette sieste. J’avais dû m’assoupir pendant quelques heures. La nuit était tombée, William et Isolde avaient dû juger bon de me laisser dormir autant que possible pour la quête à venir.
— Cathe… Prudence ?
Je me tournai vers les escaliers au fond de la pièce. Isolde descendit avec un sourire.
— Je t’ai entendue crier, que se passe-t-il ?
— Juste… un mauvais rêve…
Elle m’emmena dans la cuisine, une petite pièce adjointe à la forge, et s’approcha d’une table sur laquelle était posée une carafe. Elle versa un verre d’eau frais et entoura mes épaules d’un bras réconfortant.
— Comment vas-tu Catherine, pardon, Prudence ?
— Aussi bien que je puisse l’être quand je dois partir dans une quête qui va sans doute me coûter la vie. Sans compter… que ma mère me manque… répondis-je en baissant le regard.
— Désolée, je n’aurais pas dû te poser une telle question.
Son sourire ne faiblit pas. Je déglutis, et ma sensation de soif se fit plus brûlante.
— Tu es la seule à m’avoir demandé comment j’allais, alors, merci… Et, je dois m’excuser… continuai-je en me tournant vers elle.
— Pourquoi ?
— Je ne… je n’ai pas su vous faire confiance, à tous les deux, et j’ai caché mon prénom.
— Je comprends parfaitement ta peur, tu viens d’arriver et tu ne connais personne. J’aurais fait la même chose. Tu as… tu as appelé ta mère dans ton sommeil. Ici, pratiquement tout le monde a perdu une partie de sa famille. Mes parents adoptifs sont morts il y a trois ans, à cause d’une attaque agramienne.
— Tu as été adoptée avant de perdre tes parents ? répétai-je en la fixant.
Son visage s’attrista et elle baissa le regard. Peut-être y avaient-ils plus de points communs entre Isolde et moi. Ma mère… ma mère m’avait adoptée aussi, mais elle m’avait cachée la vérité jusqu’à ce que Calador me révèle tout.
— « Lajoie », c’est mon nom, c’est le nom que l’on donne à chaque bébé abandonné à Azraald. Ils m’ont adopté, mais ils m’ont toujours rappelé que je n’étais pas leur fille.
Je remuai légèrement, rendue inconfortable par l’amertume de ses mots. Comment aurait été ma vie si ma mère m’avait racontée la vérité ?
Mon silence se prolongea trop longtemps et le regard aiguisé d’Isolde vira vers moi. Elle avait l’air plus suspicieuse qu’aimable à présent.
— Je… je suis désolée…
— Ne le sois pas. Les Smith m’ont prise en charge, et m’ont aidée. Ils m’ont offert un toit et une nouvelle famille. Je suis si heureuse d’avoir eu cette chance, et surtout d’avoir William dans ma vie.
— Tu es donc… sa sœur adoptive ? conclus-je.
— Oh non ! s’exclama-t-elle avec un rire amusé. On est fiancés !
— Quoi ? m’étonnai-je. Mais il n’a pas l’air de…
Je ne finis pas ma phrase quand son expression se fit plus dangereuse.
Je ne pus m’empêcher de la fixer, étonnée de ses paroles. Malgré la façon dont elle parlait par moments, elle avait un air rêveur et une lueur magique dans le regard. Elle était si satisfaite et si heureuse de son sort. William avait l’air, au contraire, si… morne.
— Enfin, nous le serons bientôt, corrigea-t-elle en relevant le menton d’un air fier. William veut attendre la fin de la guerre pour que l’on se marie, répéta-t-elle en me fixant droit dans les yeux d’un air déterminé.
Ce n’était pas la première fois que je croisais un couple aussi jeune, mais ils étaient si différents.
Le mot « guerre » me rappela que je n’arrêtais pas d’entendre parler de ce conflit contre les Agramiens.
— Est-ce que tu peux me raconter cette histoire de guerre, s’il te plaît ? demandai-je.
Isolde acquiesça sans hésiter et s’assit près de moi.
— Il y a une trentaine d’années, un peuple est arrivé des mers, ils se sont installés dans la cité d’Agela, sur le territoire d’Agram, à l’ouest de Melahel. Ils étaient passés par un portail magique dans l’océan Cleirwy. Notre roi et notre reine à ce moment-là, le Roi Arnaud III et la Reine Adélaïde ont tous deux ouvert les portes de Melahel et leur hospitalité. Seulement, après avoir appris la culture de notre peuple, avoir eu la possibilité de s’installer dans leur propre cité fortifiée, les Agramiens sont entrés en guerre contre nous sans la moindre raison, dit-elle, plus hésitante.
— Ils doivent avoir une raison, ils n’auraient pas provoqué un tel conflit ans une bonne raison, répliquai-je, étonnée d’un tel évènement.
Isolde haussa les épaules.
— Ce ne sont que des envahisseurs, ils nous ont manipulés, voilà tout. La guerre a débuté quand ils ont assassiné la Princesse Sarah. Et deux ans après le début du conflit, le Roi Arnaud IV est mort et le Palais Royal d’Azraald fut assiégé. La Reine Aurore et la Princesse Héritière sont mortes cette nuit-là, même si certaines rumeurs disent que la princesse a été enlevée par les Agramiens. Dans tous les cas, elle a disparu de la circulation depuis toutes ces années… Je pense qu’elle est morte durant le siège mais que le Connétable Durand a trop peur de perdre le pouvoir si on l’apprend.
Je ne pus m’empêcher de penser à la « mission » que m’avait confiée Myrddin. Celle de retrouver la « princesse disparue ».
Un peu plus tôt, quand on traversait Azraald, William avait dit que les Agramiens leur avaient volé une chose précieuse. Cette princesse était-elle cet être si important à laquelle tout le monde semblait si attaché ? Si je devais écouter Myrddin, cela voulait-il dire que cette princesse était quelque part à Erydd ou Agram et que je devais la retrouver ? Mais s’il savait où elle se trouvait, pourquoi n’envoyait-il pas des soldats la chercher ? Pourquoi m’avait-il choisie, moi ?
— Cela fait dix-huit ans que nous sommes officiellement en guerre contre eux, et les Agramiens attaquent souvent Azraald comme aujourd’hui. Tu vois ce drapeau noir ? poursuivit Isolde en se levant jusqu’à la fenêtre, pointant vers le vieux château fort qui surplombait la place. C’est pour indiquer que nous sommes en guerre. Une façon de se remémorer tous les jours qu’il ne faut pas baisser sa garde et qu’il ne faut pas oublier toutes les personnes qui sont mortes pour le royaume.
Le drapeau, aussi sombre que les ténèbres, me fit frissonner. Je savais ce qu’était la guerre dans les histoires que me racontaient Calador. J’avais un vague souvenir des nains du Royaume de Dharndum qui avaient souffert des conquêtes guerrières de l’Impératrice de Sombor. Cela me faisait terriblement peur, mais jusqu’à présent, c’était une menace lointaine qui ne me concernait pas tant que cela ne m’atteignait pas.
Jusqu’à l’attaque à Lamania et la destruction de tout ce qui m’était cher.
Imperturbable, Isolde reprit son récit :
— Il y a quelques mois, la sœur de William, Anthéa, fut enlevée et aujourd’hui il t’a évité de subir le même sort, expliqua-t-elle d’une voix dure.
Dire que le seul moyen que j’avais trouvé pour le remercier avait été de ne pas lui faire confiance et de lui mentir… Si ce n’était pas pour lui, à l’heure qu’il était, je serais quelque part dans les geôles de ces Agramiens, ou de retour auprès de l’aimable Connétable Durand. Pourquoi personne ne faisait rien pour stopper cette guerre ridicule ?
— Comme si cela ne suffisait pas, la mère de William, qui est malade depuis longtemps, a vu sa santé s’aggraver. Le physicien nous a dit que le seul moyen de la sauver était d’utiliser un remède utilisant un bourgeon de lune. Il nous avait dit que Myrddin devait être le seul à en posséder, puisque cette fleur a presque totalement disparu.
— Pourquoi a-t-elle disparu ?
— Elle ne poussait qu’en un seul endroit : Gaenor’s Glyn, des immenses plaines au nord du royaume. Mais c’est également là-bas que les bataille contre les Agramiens ont fait le plus rage. Après les feux et les combats, plus aucune fleur n’y pousse.
— C’est terrible… chuchotai-je.
Elle acquiesça et continua :
— C’est pour ces deux raisons que Will est allé voir Myrddin. Il voulait le bourgeon de lune pour soigner sa mère et maintenant qu’il part avec toi, il pourra faire un détour pour aider sa sœur. Mais…
Elle se mordilla la lèvre et me lança un regard nerveux. J’haussai un sourcil pour l’encourager à parler. Elle baissa les yeux avant de prendre la parole, l’air terriblement gênée.
— Mais… je pense qu’il va prendre trop de risques, il ne doit pas aller sauver sa sœur… C’est malheureux pour elle mais, je ne veux pas perdre mon William.
Mes yeux s’agrandirent. Ce que William avait vécu était terrible, et expliquait ses airs froids. Mais le vœu d’Isolde qu’il n’aille pas sauver sa sœur était si égoïste. Isolde était très amoureuse de William, trop amoureuse… Je comprenais les intentions de William, après tout, il s’agissait de sa sœur. Il avait la possibilité d’aider et sauver sa famille. Si je pouvais en faire autant pour ma famille, je n’hésiterais pas. Surtout qu’avec cette stupide guerre qui n’avait pas l’air de vouloir se terminer, William n’était pas près de revoir sa sœur… si elle survivait d’ici la fin. Si… elle était encore en vie.
Mes pensées furent interrompues par Isolde qui attrapa mes mains et plongea ses yeux verts tachetés de brun et d’or dans les miens.
— Prudence, je peux te demander quelque chose ? me demanda-t-elle en se mordant la lèvre d’un air nerveux et innocent.
— Oui, bien sûr… hésitai-je.
— Je t’en prie, empêche Will d’aller sauver sa sœur ! Fais tout pour éviter qu’il n’aille à Agela ! Je… je ne veux pas qu’il l’aide, sinon, cela signifierait pour moi, le perdre pour toujours…
Isolde avait beau être accueillante et aimable, là, en cet instant, elle me parut être la personne la plus acerbe et la plus insensible qui soit.
J’ouvris la bouche pour répondre quand la voix de William retentit derrière nous :
— Prudence. Viens.
J’espérai qu’il n’avait pas entendu la fin de notre conversation. Isolde dut penser la même chose car elle gigota sur place en se pinçant les lèvres d’un air soucieux.