13
William étala une grande carte sur un établi et je me penchai pour l’examiner.
Instinctivement, je cherchai les points de repère et les noms sehaliens qui m’étaient familiers… Je ne fus pas surprise par le pincement au cœur qui me prit lorsque je réalisai que j’étais complètement perdue.
La carte représentait le pays d’Erydd, divisé en trois royaumes principaux : Banderve à l’est, Gharmen au sud et le troisième qui s’appelait Melahel. Les territoires étaient séparés les uns des autres par des chaînes de montagne ou des fleuves. Un grand lac se distinguait, le « Lac Drych », au nord des montagnes. Le territoire du Royaume de Melahel était lui-même divisé en une douzaine de domaines.
Ce n’était pas le pays où j’avais grandi.
Je fus tirée de l’étude de cette carte par William qui commença ses explications :
— Que ce soit clair, commença-t-il, nous devons nous rendre chez Lelawala qui habite dans les Montagnes d’Edyrn. D’après ce que je sais d’elle, sa mère était une sorcière puissante qui est morte lors du siège du palais, mais inutile de te l’expliquer, n’est-ce pas ?
Il grimaça. C’était confirmé : il avait entendu toute notre conversation.
— Peu de temps après le siège, on ne sait pas trop ce qu’il s’est passé à la cour, mais Lelawala a été traitée de sorcière maléfique et de charlatan et est partie se terrer quelque part dans les Montagnes d’Edyrn.
— Tu as l’air d’être bien renseigné… remarquai-je.
Il haussa les épaules et continua de sa voix toujours aussi indifférente :
— J’ai mes sources.
William posa son doigt sur la route principale, la « voie Gyllenhaal » et traça un chemin jusqu’à une première intersection :
— C’est à partir de-là que nous risquons de nous faire attaquer par le peuple agramien mais nous devons nous débrouiller pour aller jusque dans le territoire suivant sans encombre. Nous passerons en plein milieu de la forêt pour éviter les Agramiens et être plus rapides.
Il traça directement le trajet d’Azraald jusqu’au « Clan Shanedor », juste à côté de celui des « Ogres ».
— Nous devrons prendre garde à ne pas nous tromper. Sinon… sinon.
C’était incroyable comme ce garçon pouvait être expressif quand il le voulait…
— Isolde m’a raconté l’origine du conflit, et ce que cela t’a coûté. Je suis désolée, William, et je te remercie de m’avoir déjà tant aidé, fis-je.
Il me lança un regard hésitant, comme s’il ne savait pas quoi répondre à une telle chose. Isolde intervint rapidement :
— Prudence, tu n’as pas encore mangé, viens prendre des forces. Puis tu pourras aller te reposer. Tu as traversé beaucoup d’épreuves et tu as besoin de repos.
— Je… d’accord…
Elle me prépara à manger mais je n’avais pas faim. Le cauchemar m’avait rappelé le sort de ma mère, les évènements qui m’avaient menée jusqu’ici, et la perspective de partir dans cette quête si dangereuse me coupa définitivement l’appétit. Bien que craignant un autre cauchemar, je décidai d’aller dormir. Je suivis Isolde à l’étage mais je m’arrêtai un court instant en haut de l’escalier pour observer William qui continuait d’étudier la carte, bien plus inquiet et nerveux que ce qu’il avait montré un peu plus tôt. Je me dépêchai de suivre Isolde qui me guida dans sa chambre.
— Je te laisse ma chambre pour cette nuit, je resterai avec William. Voici de quoi te changer. Je viendrais te réveiller demain matin. Tu as besoin de quoi que ce soit ? demanda-t-elle en posant une robe de nuit sur le lit.
— Je… non, ça ira, merci, mais j’ai une question.
Je retirai de ma poche l’onguent que j’avais pris au palais ce matin. Cela semblait déjà si loin…
— Est-ce que tu sais de quoi il s’agit ? m’enquis-je.
Isolde ouvrit le pot et ses yeux s’agrandirent.
— C’est de l’onguent d’Aredd ! C’est extrêmement rare, surtout avec la guerre ! C’est si cher ! Où as-tu trouvé un tel trésor ?!
— Je l’ai… um, emprunté, au palais. Je ne savais pas s’il y aurait la moindre médecine dans les environs alors je l’ai pris.
— Tu en as besoin ? Tu es blessée ? demanda-t-elle, penchant la tête sur le côté.
C’était étonnant qu’elle n’ait pas remarqué que je boitai, mais elle avait toujours son attention fixée sur William.
— Ma jambe a été blessée lors de mon départ de Sehaliah, répondis-je, aussi vague que possible.
Elle hésita avant de me mettre le pot d’onguent dans les mains.
— Tu en as besoin… Tu devrais en appliquer sur ta blessure, de cette façon tu seras rapidement soignée.
— Mais… et la mère de William ? Si cet onguent est si incroyable, cela pourrait peut-être la soulager ? proposai-je.
—Peut-être bien mais… je veux que tu prennes cet onguent, vous allez traverser des lieux dangereux. Si William est blessé, je veux qu’il ait cet onguent avec lui.
Avant que je ne puisse répondre, Isolde passa derrière moi pour quitter la chambre.
— Je suis rassurée de savoir qu’il ne partira pas tout seul, même si…
Elle ne finit pas sa phrase. Elle sourit puis me souhaita bonne nuit.
Je me laissai tomber sur le lit. Je pris mon arc et mon carquois pour les serrer contre moi. Isolde était étouffante.
J’enfilai la robe de chambre blanche. J’appliquai un peu d’onguent sur ma jambe, soupirant de soulagement lorsque je sentis la médecine me faire du bien. Ce produit était vraiment miraculeux.
J’entendis des pas grincer depuis le couloir. Me levant, j’observai les environs et comme il n’y avait personne, j’avançai le plus discrètement possible. Trouvant une porte entrouverte, je la poussai légèrement et vis une femme allongée dans un lit. Il faisait sombre mais je pouvais voir à quel point elle était faible… Je m’avançai vers elle. Elle dormait profondément mais sa respiration était difficile.
— Que fais-tu ? siffla une voix derrière moi.
Je me retournai en sursautant, voyant William se précipiter vers moi. Il me poussa loin de sa mère en me foudroyant du regard puis se tourna vers elle d’un air inquiet, craignant sans doute que j’avais tenté de la tuer dans son sommeil. Soulagé de voir qu’elle n’avait rien, il se tourna de nouveau vers moi et son regard s’abaissa vers le pot d’onguent que je voulais lui donner.
— Isolde a dit que c’était de l’onguent de…
—De l’onguent d’Aredd ! s’écria-t-il, l’attrapant comme s’il s’agissait de l’élixir de vie.
— Je me suis dit que ta mère pourrait en avoir besoin… si c’est aussi efficace que ce que vous dites.
— Comment peux-tu être en possession d’un tel produit ?! C’est bien trop précieux pour qu’une fille dans ton genre y ait accès. Ton monde a-t-il cet onguent en quantité ?
— N-non, je l’ai emprunté au palais.
Il me dévisagea d’un air surpris. Puis, son regard hésitant vola entre l’onguent et sa mère. Et il me tendit à nouveau le produit.
— Tu pourrais en avoir besoin pendant la quête, garde-le.
— À quel point as-tu confiance en tes capacités à l’épée ? Si tu crois pouvoir nous protéger, je te fais confiance. Je pense. Tu dois m’emmener avec toi, tu vas être retardé, sans doute embêté, mais si ça peut aider ta mère… Tu devrais lui donner.
Il délibéra longuement, manifestement tenté.
— Pour vous remercier de tout ce que vous avez fait pour moi, ajoutai-je.
Avant qu’il ne puisse dire non, je me mis à boitiller pour quitter la pièce.
— Prudence, appela-t-il.
Je me retournai vers lui mais il eut l’air étrangement embarrassé et à court de mots.
— De rien, répondis-je avec un sourire.
Après un court instant de silence, je finis par quitter la pièce. Avant d’atteindre la chambre d’Isolde, William sortit de la chambre de sa mère.
— Prudence.
Il ferma doucement la porte pour ne pas réveiller sa mère et me rejoignit. Il n’avait pas l’onguent d’Aredd dans les mains, ce qui voulait sans doute dire qu’il acceptait le cadeau.
— Tu en as rapidement parlé, et Myrddin l’a également mentionné, mais que s’est-il passé avec le Connétable Durand ? questionna-t-il curieusement.
— C’est l’homme aux yeux bleu et à l’air mauvais ?
Il acquiesça, un fantôme de sourire sur les lèvres à la description que je lui avais donnée.
— Je ne sais pas vraiment, mais… il avait l’air de me détester. C’est pour cela que je suis partie du palais, je ne lui faisais pas confiance et je ne voulais pas prendre le risque d’être arrêtée ou décapitée pour quelque chose que je ne comprenais pas. Pourquoi me demandes-tu cela ?
Il hésita avant de sortir un papier plié de sa poche. Je restai bouche-bée en reconnaissant mon visage dessiné. Durand cherchait à me retrouver à tout prix.
— Finalement, c’est peut-être une bonne chose que tu quittes temporairement Azraald. Tu es recherchée. Je ne sais pas pour quels crimes, mais Durand a définitivement une dent contre toi.
J’espérai que la raison pour laquelle il voulait me capturer était parce que je m’étais échappée en volant de l’onguent précieux, mais… je craignis que ce soit pour une autre raison. Il n’y avait rien d’écrit sur le document autre que ma description et la promesse d’une récompense de cinquante pièces d’or. Si elles avaient la même valeur qu’à Sehaliah, c’était une fortune.
— Tu n’es pas intéressé par la récompense ? m’enquérai-je, lui rendant le papier.
William continua de m’observer curieusement, sans dire un mot, comme s’il essayait de lire mes pensées, de connaître les raisons pour lesquelles Durand était si déterminé de m’attraper.
— Pas pour l’instant. Tout ce que je veux c’est sauver ma mère et ma sœur. Et je ne suis pas vu d’un très bon œil par Durand non plus.
« Pour l’instant » ? Cela voulait-il dire qu’il serait capable de me livrer à Durand lorsque sa mère sera sauvée ?
— Est-ce que… cela risque de mettre ta famille en danger ? continuai-je, inquiète que cela pose des problèmes à la famille Smith.
— Personne d’autre que nous ne te connaît. Isolde ne dira rien. Du moment que personne ne te voit quitter la forge lorsque nous partirons demain matin, tout ira bien. Tu devrais aller dormir maintenant. Et c’est… c’est incorrect pour une jeune femme de se montrer si dévêtue devant un homme.
Je baissai les yeux vers ma tenue. Une longue robe de nuit qui était loin de pouvoir être considéré comme « dévêtue » mais il se retourna et disparut.
Je ne savais pas ce qui m’attendrait à mon retour à Azraald mais les années à venir risquaient d’être mouvementées. Si je survivais la quête.