Chapitre 12

Par Ohana

Les deux jours suivants, ils avancèrent à pas de tortue. Au début, ils avaient pu continuer leur route sur leurs montures. La petite troupe dut néanmoins ralentir la deuxième journée, Alaric peinant à rester conscient. Puis ce fut au tour de Talia. Gadriel, inquiet, remarqua que sa peau avait commencé à anormalement se réchauffer. De la fièvre. Les deux guerriers avaient finalement mis pied à terre, brides à la main, pour continuer. Le plus grand gardait un œil sur l’état des Voyageurs, leur teint de plus en plus blafard l’inquiétait. Ils avaient besoin de soin et d’un réel repos. Ce magicien avait intérêt à être aussi doué que dans les histoires qu’il avait entendues.

Heureusement, le temps était clément. Ils avaient entrepris ce voyage avant la saison des pluies et des tempêtes, ils devraient avoir traversé l’ancienne Dungannon avant que le ciel ne leur tombe sur la tête. Ils purent donc profiter de la nuit fraîche mais agréable pour sillonner les terres dévastées par la guerre, se reposant autant qu’ils le pouvaient en journée.

Mais la chance finissait toujours par tourner. Leur voyage déjà catastrophique semblait vouloir leur réserver une dernière funeste surprise.

Les guerriers entendirent les cris bestiaux avant de voir ce qui allait leur tomber dessus.

  • Des écorcheurs ? Si loin d’Argon ?
  • Ils ont dû être attirés par la magie de mages guetteurs, et de fil en aiguille se frayer un chemin à travers Dungannon, pesta Gadriel, à l’intention de Loric, même s’il savait que les deux adolescents les entendaient.

Talia se recroquevilla sur la selle. Alaric n’en menait pas large non plus, perdant le peu de couleur qu’il avait réussi à reprendre ces dernières heures.

  • Ça ne va jamais s’arrêter, murmura Talia, la fièvre mêlée à la peur lui donnant envie de vomir.

Son frère dirigea difficilement vers elle la monture qu’avait quittée Gadriel pour parler avec son coéquipier, lui touchant le bras. Il n’arrivait pas à lui dire que tout allait bien aller. Il était aussi perdu qu’elle, se laissant gagner par le désespoir et la fatigue.

  • On n’abandonne pas, claqua la voix de Loric, sévère.

Ils tournèrent la tête vers lui. Le voir aussi sûr de lui, le visage dur comme le marbre, leur redonna confiance en leurs guides. Un peu. Un maigre espoir. Les guerriers enfourchèrent leurs montures, prenant place devant les adolescents. Ces derniers s’accrochèrent tant bien que mal malgré la fatigue et la douleur qui irradiaient de leurs membres. La peur de se faire attraper par ces créatures qu’ils avaient vu dans cette forêt maudite qui les avait accueillis les maintenait éveillés, assez alertes pour ne pas tomber.

Ce fut une autre paire de manche lorsque les guerriers talonnèrent leurs destriers pour partir au galop. Au bout d’un moment, Gadriel sentit l’emprise des bras d’Alaric autour de sa taille s’affaiblir. Il jura.

Un hurlement se fit entendre. Cela prit quelques secondes au guerrier pour comprendre que le cri d’alerte venait de son passager. Sur le qui-vive, il se tourna sur sa selle. Il ne voyait plus la monture de son coéquipier. Il jura à nouveau, perdant définitivement la maîtrise de lui-même. Au même moment, il sentit son passager basculer. Alaric venait délibérément se jeter en bas du destrier, sûrement pour venir en aide aux autres.

  • Idiot ! gronda l’homme.

Une fraction de seconde plus tard, le guerrier fut lui aussi au sol, l’épée dégainée.

X

Loric n’avait rien vu venir. Il cherchait à suivre son coéquipier tout en s’assurant que la jeune femme derrière lui ne tombe pas. Mais un de ces diables verts était soudainement apparu dans son champ de vision, sautant d’une branche. Trop tard pour l’éviter. L’écorcheur les emporta dans sa chute avec son poids. Le guerrier entendit à peine Talia crier, de peur ou de douleur, probablement les deux. D’un geste rapide, il avait égorgé la créature et repoussé son corps ballant.

  • Loric !

La voix de son partenaire lui parvint et il lui répondit en retour, pour lui faire comprendre qu’il était toujours en vie. Gadriel, rassuré, se saisit brusquement d’Alaric, lui ordonnant de remonter en selle. Ce dernier se défit de son emprise, des éclairs dans les yeux. Mais il ne put aller bien loin, ses jambes cédèrent sous lui.

  • Merde ! jura à nouveau Gadriel, plus inquiet de la tournure de la situation qu’en colère contre l’intenable adolescent.

Ils avaient de sérieux problèmes. Des problèmes en un nombre qu’il ne put définir, qui commençaient à les entourer. Au sol et dans les arbres, les écorcheurs les avaient pris au piège.

Loric, soutenant la jeune femme chancelante du mieux qu’il le pouvait, se fraya un chemin, abattant un autre monstre, pour rejoindre son coéquipier et l’autre adolescent.

Talia se retrouva rapidement à genoux près d’Alaric, s’accrochant à lui, incapable de se défaire de la terreur qu’elle ressentait. C’était trop. Beaucoup trop. Elle plaqua ses mains sur ses oreilles, ne voulant plus entendre les cris bestiaux des écorcheurs. Alaric l’entoura de son bras tremblant, le visage blême, son poignard dans une main. Il était prêt à s’en servir, à faire bouclier de son corps, mais il n’était pas bête. Il savait qu’il n’avait aucune chance. Un coup d’œil aux deux guerriers lui confirma qu’ils étaient en très mauvaise posture.

Était-ce la fin ?

Alaric ne voulait pas finir ainsi, dans cette forêt, sur ce territoire brûlé et décimé par la guerre. Ce n’était pas juste. Qu’avaient-ils fait pour mériter de se retrouver dans ce monde impitoyable qui leur rappelait à chaque instant qu’il ne voulait pas d’eux ? On ne leur avait pas laissé le choix. Sa prise tremblante se resserra autour de Talia. Elle avait elle aussi souffert à cause de cet endroit et plus que tout, il aurait aimé ne pas avoir cédé à cette impulsion de retourner voir cette porte.

Un froid glacial lui poignarda le cœur. Ils eurent l’impression que le temps se suspendit pendant une fraction de seconde.

Le bruit puissant d’un clairon vint briser les ricanements des monstres qui les avaient encerclés et les ramena à la réalité. Un vent de panique semblait soudainement agiter les écorcheurs. Quelques téméraires ignorèrent le son et tentèrent de percer la barrière qu’avaient formé Gadriel et Loric. Leurs cadavres jonchèrent rapidement le sol à leurs pieds.

Alors que le clairon se tut, ils purent apercevoir des éclats brillants jaillirent d’entre les arbres. Alaric entendit les exclamations joyeuses de Gadriel.

  • Vous allez tous regretter de vous être frottés à nous, bande de déchets sur deux pattes ! beuglait le guerrier, les narguant.

Plissant les paupières, essayant de percer le voile du début de fièvre, le jeune homme aperçut enfin ce qui avait envahi la route : des hommes vêtus d’armure. La lumière de la lune qui parvenait à traverser la cime des arbres se reflétaient sur eux, donnant un aspect irréel à la scène.

  • On est sauvés, gamin ! lui hurla presque Gadriel, qui s’était approché d’eux.

Alaric sentit ses forces complètement l’abandonner et il lâcha son arme. Poussant un long soupir, il posa son front contre Talia, toujours recroquevillée dans ses bras.

X

Le branle-bas de combat avait fini par s’estomper, mais les hommes et femmes en armure continuaient de fourmiller autour d’eux. Certains se chargeaient de brûler les cadavres des écorcheurs, pour éviter de répandre des maladies parmi les charognards. D’autres soignaient les quelques blessés. Talia, qui avait fini par reprendre quelques couleurs, assise à côté de son frère, ne put s’empêcher de remarquer que les nouveaux venus évitaient tout contact avec eux, gardant une distance prudente. Ça la rendit mal à l’aise, même si elle se savait ne pas être en état de gérer une conversation avec des inconnus.

Voyant le malaise des deux jeunes mages, Gadriel, après avoir discuté brièvement avec l’homme en charge de la petite troupe, vint s’asseoir à leurs côtés.

  • Qui sont-ils ? lâcha Alaric d’un ton morne, fatigué.

Bien que ses traits étaient tirés, son regard ne cessait de guetter les alentours. Il n’aimait pas qu’il y ait autant d’inconnus autour d’eux, même si ceux-ci les avaient sauvés.

  • La garde héodenienne du roi Wallon. Normalement ils se chargent de garder les frontières du royaume et d’assurer la sécurité dans la capitale, mais Sa Majesté a reçu un message du commandant Konra. Il a accepté d’envoyer quelques unités au-delà de son royaume pour nous accueillir. Ne nous voyant pas arriver dans les délais prévus et ayant eu vent d’attaques d’écorcheurs dans le coin, ils ont eu la merveilleuse idée de venir jeter un coup d’œil.

Une aide inespérée. Les adolescents comprirent que Gadriel ne s’y attendait pas. Ils avaient à nouveau frôlé la catastrophe. Mais était-ce vraiment terminé ?

Talia dévisagea les hommes et les femmes qui continuaient de s’activer. S’ils n’avaient pas été là, il en aurait été fini d’eux. Une grande lassitude lui tomba sur les épaules.

  • Des vrais chevaliers, marmonna-t-elle, pensive.
  • Hey ! protesta Gadriel, pour la forme, avec un petit sourire malicieux que la jeune femme ne vit pas.
  • Non, je veux dire … Ils ressemblent plus à ceux qu’on voit dans les films … tenta-t-elle de se rattraper, confuse.

Le regard interrogateur que lui jeta le guerrier la ramena à la réalité. Elle secoua la tête puis haussa les épaules. Elle était trop éreintée pour essayer de lui expliquer ses paroles qui lui étaient apparues un peu étranges. De plus, elle n’était pas certaine d’avoir envie de discuter du fait qu’ils ne venaient pas de ce monde avec tous ces inconnus autour d’eux.

  • À quel point ils savent … demanda-t-elle soudainement à Gadriel, inquiète.
  • Pas grand-chose, répondit l’homme, hochant la tête d’approbation face à l’intuition de la jeune femme. Konra ne pouvait pas se permettre d’être totalement honnête et risquer que le message soit intercepté. Pour eux, pour le roi et probablement pour le haut-mage, vous êtes deux jeunes magiciens qui doivent rejoindre la cour pour intégrer l’enseignement de Talaman.

Talia opina du chef. Ainsi, les chevaliers autour d’eux étaient méfiants seulement par crainte de la magie. Elle n’osait pas imaginer ce qu’ils feraient s’ils savaient qu’ils venaient aussi d’un autre monde, qu’ils faisaient partie de ces terribles Voyageurs, oiseaux de malheur. À quel point ce roi Wallon pouvait-il les protéger ? En aurait-il envie ?

Elle en eut le vertige. Alaric, la soutenant toujours, lui tendit une gourde d’eau. Elle le remercia d’un hochement de tête.

Une heure plus tard, ils étaient fins prêts à partir. Un petit groupe avait pris les devants à la recherche du village le plus proche, revenant avec une charrette et quelques vivres. Alaric, bien que mal à l’aise à l’idée qu’ils aient dépouillé de pauvres gens déjà bien dans la misère, émit un faible commentaire pour protester. Il ne se sentait pas en mesure de faire le reste de la route à cheval, mais tout de même. Gadriel le rassura aussitôt. Les chevaliers qui avaient débarqué dans le village avaient rémunéré généreusement les habitants, en plus de faire peur aux brigands qui avaient décidé d’y élire domicile. Cela ne résolvait pas le problème, mais permettrait aux villageois d’avoir un répit, ou encore les moyens nécessaires pour quitter les terres saccagées.

Les deux Voyageurs se retrouvèrent alors à l’arrière de la charrette. Leur moyen de transport de fortune tremblait, mais cela n’empêcha pas Talia de s’endormir rapidement dans les bras de son frère, exténuée. Ce dernier, même s’il désirait échapper à la douleur pour quelques heures, ne parvint pas à faire de même. Les événements récents ne cessaient de tourner dans sa tête. Et la sensation glacée avait recommencé à le tourmenter.

Par moment, son regard se tournait vers l’autre passager. Un jeune chevalier, à peine plus vieux qu’eux, qui avait été malencontreusement blessé pendant l’attaque.

Pendant un bref instant, le Voyageur avait ressenti une pointe de culpabilité à l’idée que ces gens se soient mis en danger pour leur venir en aide. Mais il dût se rendre à l’évidence : pour ces gens, c’était ça leur vie. La guerre, la violence, la douleur. Qu’ils aient été là ou pas, ça n’aurait rien changé. Du moins, ce fut ce dont il eut l’impression, lorsque l’autre jeune homme avait posé un regard bienveillant curieux sur lui et sa sœur endormie. Il n’avait pas la même méfiance que ses compagnons d’armes, mais Alaric ne put s’empêcher de se fermer totalement, détournant la tête pour éviter que l’autre n’engage la conversation. Ce qui ne semblait pas décourager le chevalier.

La troupe s’était remise en marche, après une pause pour que leurs montures puissent se désaltérer. Le chevalier blessé avait commencé à s’agiter, semblant s’ennuyer à mort à se faire trimbaler ainsi. Alaric l’avait entendu parler avec ce qui semblait être un de ses supérieurs, un peu plus tôt, pour essayer de le convaincre qu’il allait bien.

L’ennui que l’inconnu ressentait finit par briser la barrière que ce dernier avait ressenti chez le jeune magicien.

  • Vous venez d’où, vous deux ?

Alaric se crispa. Évidemment, il fallait qu’il lui pose la question qui risquait d’envenimer la situation. Le jeune homme jeta un coup d’œil à sa sœur, mais celle-ci était prostrée dans un coin de la charrette, semblant dans ses pensées, à moitié endormie. Il jugea préférable de ne pas la déranger. Son regard méfiant se tourna à nouveau vers l’autre jeune homme.

  • Un petit village près d’Argon, mentit-il, préférant faire dans la simplicité pour éviter de faire une bourde, ne connaissant pas bien ce monde.

Le jeune chevalier eut un regard surpris.

  • Ça ne doit pas être un endroit facile à vivre.
  • C’est sûr qu’ils n’ont pas de types en jolies armures brillantes pour les protéger, répliqua de manière cinglante Alaric, se frottant inconsciemment le bras de sa main encore valide pour tenter de faire disparaître ce froid qui le gênait.

Son interlocuteur leva les mains en signe de paix, son air se rembrunissant. Alaric se sentit aussitôt mal de l’avoir agressé aussi gratuitement, mais il balaya rapidement ses remords, voyant que l’autre type ne chercha pas à poursuivre la conversation. Pendant la minute qui suivit, du moins.

  • Moi c’est Castelis, Cast, fit soudainement le jeune homme.

Surpris, Alaric releva le regard vers lui. Ce dernier avait à nouveau un sourire candide. Mais la petite lueur amusée dans son regard ne le trompait pas, il cherchait vraisemblablement à l’embêter. Le Voyageur pinça les lèvres, le fusillant du regard.

  • Alaric, elle, Talia, finit-il par répondre du bout des lèvres.

Semblant prendre sa réponse pour une victoire, Cast chercha à se caler plus confortablement là où il était assis, son regard intéressé vrillé sur le jeune mage.

  • C’était la première fois que je voyais des écorcheurs, et toi ?

Alaric secoua la tête, ne pouvant empêcher l’image fugace de leur première rencontre avec ces créatures de lui traverser l’esprit.

  • Il est certain que si tu vis près d’Argon, tu as dû en voir plusieurs fois, admit le jeune chevalier.

S’il vivait près d’Argon. Son ton et la formulation lui firent comprendre qu’il n’avait pas totalement gobé sa réponse. Alaric se crispa, ce qui ne fit que renforcer le sourire de Cast, qui ressentait de plus en plus de curiosité.

À son tour, Alaric chercha une position plus confortable, gêné par ses blessures et son bras immobilisé. Il suspendit son geste automatique lorsqu’il vit le jeune chevalier poser son regard curieux sur sa main blessée.

Ignorant ostensiblement l’autre jeune homme, Alaric ferma les yeux pour tenter de se reposer un peu, même si chaque sursaut brusque de leur moyen de transport faisait entrechoquer ses côtes déjà malmenées. Quelle idée il avait eu, aussi, de se jeter en bas de la monture de Gadriel. Ce dernier l’avait rafistolé comme il l’avait pu, certainement en réfrénant son envie de lui mettre une claque derrière la tête. Le jeune mage ne comptait plus le nombre de plaies qu’il avait. Et Talia ne voulait pas non plus lui parler de ce qu’elle avait vécu.

Heureusement, cette fois, Cast le laissa tranquille. À force de bouder dans son coin, le jeune Voyageur finit par trouver le sommeil, même si celui-ci était agité de cauchemars.

Il rouvrit les paupières, confus et encore moins reposé qu’il l’avait pensé, lorsqu’on le secoua. Le visage blême de Talia emplit son champ de vision et il se redressa vivement, la questionnant mentalement d’un air inquiet. Elle secoua la tête et posa une main sur son bras. Pas de danger.

Au contraire.

Ils parcouraient maintenant une route dégagée et pouvaient voir ici et là quelques habitations. Mais ce qui capta son regard, ce fut l’immense château à l’horizon. Alaric eut le souffle coupé par cette vision, qui eut le mérite de le distraire de son inquiétude pour ses pouvoirs qu’il pouvait à nouveau ressentir sous sa peau. Ils en étaient encore loin, mais ils pouvaient apercevoir une ville qui l’entourait.

Une sensation étrange les saisit en voyant tous ces vas-et-viens sur les routes. Tout semblait si … tranquille ? Plutôt paisible. Talia en vint à se demander comment des gens pouvaient avoir envie de détruire tout ça. La vie ne semblait pas si mal, comparée à ce qu’ils avaient vécu et vu récemment.

  • Bienvenue à Belvrior la Magnifique ! fit Cast.

Ce dernier s’était légèrement redressé pour mieux voir là où il avait passé la majorité de sa jeune vie. Il semblait plus qu’heureux d’être de retour au bercail, alors que les jumeaux, bien que fascinés, restaient silencieux dans leur coin.

Une demi-heure plus tard, ils laissèrent le paysage rural et tranquille derrière eux, pour s’enfoncer dans la ville. De larges rues dallées rendaient le passage de la charrette beaucoup moins cahoteux. Rapidement, ils furent entourés par la vie frénétique de Belvrior. Ils retrouvèrent néanmoins cette même tranquillité d’esprit. C’était comme s’ils n’avaient jamais eu conscience de ce qui se passait au-delà de cette région paradisiaque. Ou bien, ils se voilaient la face.

Talia aurait voulu descendre de cette charrette, fascinée par tout ce qu’elle voyait. De chaque côté de la rue qu’ils avaient empruntée se dressaient de hauts bâtiments en pierre polie. De jolies boutiques défilaient, et au-dessus de chacune d’elles se trouvaient une rangée de balcons appartenant aux habitations. Elle pouvait voir les mêmes boules de lumière magiques qu’à Madragore, mais en plus grande quantité. Certaines rues en étaient illuminées, alors que le soleil commençait à disparaître à l’horizon. Le contraste avec le petit village, beaucoup plus pauvre, était saisissant.

Mais à peine chercha-t-elle à se hisser sur le bord de leur moyen de transport qu’elle sentit la faiblesse dans ses bras et se laissait retomber, boudeuse. À défaut de pouvoir s’occuper l’esprit en assouvant sa curiosité, elle commença à ressentir de la nervosité, appréhendant la suite.

Alaric n’avait pas attendu pour se montrer peu réceptif à tout ce qui les entourait. S’il avait pu, il se serait caché sous la couverture pour se couper de tout ce bruit et ces regards.

Car évidemment, la troupe scintillante ne passa pas inaperçue. Ils avaient pu commencer à apercevoir quelques jeunes personnes courir derrière le cortège, sur la route. Une fois sur les rues pavées de la ville, la foule ne se fit pas attendre, s’agglutinant autour d’eux, puis se reculant pour garder une distance un peu plus respectueuse, lorsque quelques hauts gradés demandèrent à faire de la place.

  • C’est tout le temps comme ça ? demanda Talia, à l’intention de Cast.

Il haussa les épaules.

  • C’est ma première mission officielle, répondit-il, un rictus moqueur sur le visage. J’ai suivi jusqu’à présent mon maître d’armes mais nous n’avons jamais eu des sorties aussi imposantes. C’était surtout de la surveillance de nos frontières, rien de bien glorieux.

Il leur gratifia d’un petit sourire taquin à ces mots. Talia lui sourit faiblement en retour, se sentant désolée qu’il ait été blessé en venant à leur rescousse. Alaric se contenta du silence, le visage tourné sur le côté.

L’angoisse lui tordait l’estomac. Enfin, ils touchaient au but. Après avoir failli mourir plusieurs fois, il se serait attendu à ressentir un soulagement immense. Bientôt, ils allaient retrouver leur monde. Leur vie. Leur ancienne vie. Arriveraient-ils à oublier tout ce qu’ils avaient vécu ici ?

Ses pensées se tournèrent à nouveau sur cette magie incontrôlable. Il avait à nouveau peur de lui-même. Cette sensation d’être retourné quelques années en arrière, après l’accident de leurs parents, quand il n’arrivait plus à contrôler son propre corps et son esprit, lui pesait.

Il se jura alors de demander à ce mage s’il y avait un moyen de lui enlever totalement cette magie, avant de les renvoyer chez eux. C’était mieux pour tout le monde et surtout pour lui. Son regard se tourna vers Talia, qui avait toujours cette étincelle dans le regard, face à ce qui les entourait, malgré ses traits tirés. Le jeune homme préféra garder son plan pour lui-même. Il avait bien vu à quel point leurs avis divergeaient à ce propos, il ne voulait pas qu’elle cherche à l’en dissuader.

X

Les deux adolescents avaient été emmenés dans une grande pièce. Lorsqu’on avait tenté de les placer dans des salles différentes, ils ne s’étaient pas gênés pour protester avec virulence. Épuisés et blessés, ils ne pensaient plus vraiment au fait qu’ils devaient être plus prudents.

Il était tout simplement hors de question qu’ils se perdent de vue dans cet endroit. Gadriel et Loric n’avaient pas pu les accompagner, sûrement obligés de fournir un quelconque rapport de la situation, et cette absence de visages familiers les rendait anxieux.

Une vieille femme vint alors les rejoindre. Peu bavarde, elle leur fit cependant comprendre, distante mais avec une certaine douceur, qu’elle allait s’occuper d’eux et de leurs blessures, en tant que magicienne guérisseuse de la cour. À ces mots, Talia lui jeta un regard fasciné alors qu’Alaric ne put s’empêcher de se crisper, hostile à l’idée d’être la cible d’une quelconque magie.

Après que leurs plaies et autres ecchymoses aient été pansées avec des bandages propres et frais, ils purent se reposer quelques instants. Un pur bonheur, s’ils mettaient de côté le fait qu’ils étaient dans un château gigantesque, entouré d’inconnus, dans un monde qui n’était pas le leur. Leurs dos malmenés par ces deux dernières semaines de cavale ne purent que profiter de cet instant de répit.

Répit qui ne dura pas aussi longtemps qu’ils l’auraient voulu. Ils entendirent les bruits de pas avant même que la magicienne guérisseuse ne revienne, cette fois accompagnée.

S’ils se crispèrent au début, les Voyageurs se détendirent légèrement en voyant que Gadriel et Loric étaient avec elle.

  • Alors, comment vont les grands blessés ? s’exclama Gadriel, qui avait retrouvé sa bonne humeur et son sourire malicieux.

Il semblait effectivement plus détendu, serein. Il avait tenu sa promesse, et c’était une des choses les plus importantes pour lui. Pendant un instant, le grand guerrier avait réellement cru qu’il les avait définitivement perdus, laissés à eux-mêmes dans ce monde différent du leur, et vraisemblablement plus dangereux.

  • En un seul morceau, c’est déjà bien, grogna Alaric, pour la forme.

Certes, ils risquaient devoir se reposer encore un peu avant d’être à nouveau en forme, mais l’adolescent était content d’être en vie. Et il savait pertinemment que c’était grâce aux deux guerriers qu’ils étaient toujours là. Ils ne s’en seraient peut-être pas sortis sans la garde du roi Wallon, mais Gadriel et Loric avaient veillé sur eux du mieux qu’ils le pouvaient, sans arrière-pensée. Alaric ne savait pas comment les remercier, ni comment se faire pardonner pour l’incident avec la magie.

Loric, qui l’observait en silence jusqu’à présent, eut un petit sourire rassurant en coin, à son intention, réponse muette à ses pensées. Alaric se détendit.

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