Chapitre 13

Par Ohana
Notes de l’auteur : TW : crise d’angoisse
  • Tu crois qu’il va falloir qu’on s’incline ou quelque chose comme ça ? lui demanda Talia, un peu trop nerveuse pour qu’elle réussisse à le cacher à son frère jumeau. Je ne sais pas faire !

Ce dernier grogna comme toute réponse, aussi perdu qu’elle. Il était de mauvais poil encore plus que d’habitude. Son bras, serré en écharpe contre lui, le démangeait atrocement. La magicienne lui avait fait boire quelque chose d’absolument infect et, depuis, il n’avait qu’une envie : enlever son attelle de fortune et secouer son bras pour en faire partir la sensation d’un millier de fourmis courant sous sa peau. Le regard que lui avait jeté la guérisseuse l’avait dissuadé de se plaindre devant elle. Finalement, elle pouvait se montrer terrifiante, sous son air tranquille et doux.

Les deux adolescents ne savaient plus où donner de la tête. La veille, ils avaient dû dire au revoir à leurs protecteurs. Talia avait tenté de retarder l’inévitable, mais ils voulaient absolument reprendre la route pour retrouver leur unité. Elle s’était inquiétée de leur état, mais Gadriel lui avait assuré qu’ils allaient se permettre une bonne nuit de sommeil dans un village du coin, avant d’entamer le chemin inverse. Ils n’avaient pas non plus à se rendre jusqu’à Madragore, Oza-Fynn ayant été envoyée en mission un peu plus à l’est.

Peu rassurés, les Voyageurs leur avaient cependant souhaité une bonne route. Ils espéraient secrètement les revoir. Eux et la guerrière au tempérament de feu. Mais ils ne parvinrent pas à verbaliser leur souhait, se doutant qu’il ne risquait pas d’être réalisé. Pas dans ce monde, pas avec cette guerre dont ils n’avaient eu qu’un bref aperçu.

Ainsi, après s’être réveillés, un peu la boule au ventre, ils avaient pu profiter sommairement d’un déjeuner qui leur fit cependant très plaisir, n’appréciant pas particulièrement avoir eu à se contenter de viande séchée ces derniers temps.

Alaric ne le montra pas, mais il était aussi content que Talia d’avoir pu se décrasser et revêtir des vêtements propres. Cette dernière avait émis quelques réserves, s’attendant à ce qu’on lui demande de mettre une robe ou quelque chose dans ce genre, ce qui l’avait fait rougir. À sa grande surprise, elle put retrouver des habits à son sens beaucoup plus confortables : une tunique beige avec de jolies broderies rouges tenue par une fine ceinture, un pantalon plus sombre tout à fait à sa taille et une solide paire de mocassins qui la ravirent, ayant beaucoup trop d’ampoules après cette chevauchée infernale. Alaric s’était vu offrir des vêtements assez semblables, dans des tons verts et dorés.

La question des vêtements n’était pas la seule qui lui trottait dans la tête. Il allait vraiment falloir qu’elle mette de côté tout ce qu’elle pensait savoir. L’idée qu’ils étaient dans un monde sans le moindre repère la rendit cependant un peu nerveuse. Ne pas savoir se comporter ou ne pas avoir le contrôle, c’était quelque chose qu’elle détestait au plus haut point.

Ils sursautèrent lorsqu’une des portes s’ouvrit, laissant passer un homme bien habillé, qui posa sur eux un regard réservé.

  • Vous pouvez entrer, Sa Majesté vous attend, leur fit-il d’une voix neutre, se décalant pour leur laisser l’espace pour passer.

Talia tira nerveusement sur ses manches, ayant soudainement envie de tourner les talons. Elle n’avait pas besoin de regarder son frère et voir son visage blême pour savoir qu’il avait aussi certainement envie de se retrouver ailleurs.

Prenant une grande inspiration, elle prit cependant les devants. Alaric n’eut d’autre choix que de lui emboîter le pas.

La relative sobriété des lieux les surprit. Ils s’étaient imaginé cet endroit différemment, influencés par tout ce qu’ils avaient pu voir ou lire. Mais ils s’attendaient tous les deux à une grande salle richement décorée, avec une foule de nobles aux vêtements extravagants, avec un homme assis sur un trône et une couronne sur la tête.

Ils se retrouvèrent dans une salle quasiment vide, si ce n’était une petite troupe formée autour d’une table, dans un coin. Ils parlaient de manière animée, semblant être plongés dans une conversation intéressante et importante.

Alaric sentit une légère poussée dans son dos et il tourna la tête, pour voir le regard insistant de l’homme qui les avait fait entrer. D’un signe de tête, ce dernier les invita à avancer. Alaric déglutit, la gorge lui faisant de plus en plus mal. Il se força à prendre une grande inspiration, puis sentit la main de sa sœur se glisser dans la sienne.

Les jumeaux s’approchèrent donc à pas incertains, Talia ne se gênant pas pour dévisager chaque homme et femme qui discutaient, tandis qu’Alaric regardait ses pieds.

  • Vous êtes donc les deux jeunes mages que mon cher ami m’a enjoint d’envoyer mes troupes pour vous sortir de ce mauvais pas, fit une voix masculine.

Elle provenait du groupe. Toutes les personnes s’arrêtèrent instantanément de parler, se tournant vers les deux nouveaux arrivants. Ceux-ci avaient le visage rivé vers l’homme qui leur avait adressé la parole. Rien ne le distinguait vraiment des autres, si ce n’était qu’il ne portait pas d’armes à son côté comme les hommes et femmes présents. Son regard posé les fixait avec bienveillance et une certaine curiosité.

Le roi Wallon s’approchait de la quarantaine. Il était un roi jeune mais tempéré, et apprécié. La situation actuelle dans les royaumes le préoccupait énormément, ayant commencé à former quelques signes qui ne trompaient pas à propos de son esprit occupé. Il semblait épuisé.

Se détachant du groupe, il s’approcha des deux adolescents. Ceux-ci restèrent tétanisés sur place, incapables d’émettre le moindre son ou de faire un mouvement.

Talia, se rendant compte qu’ils dévisageaient l’homme – et entendant quelques grognements désapprobateurs derrière lui – se racla la gorge.

  • Oui … Euh … Nous sommes vraiment reconnaissants … de … de nous avoir envoyé de l’aide, fit-elle d’une voix qui se voulait forte et assurée.

Si elle avait pu se gifler pour reprendre contenance, elle l’aurait fait. Elle releva le menton. La jeune femme aurait voulu jeter un coup d’œil à son frère mais elle s’abstint. Elle risquait de flancher. Ou peut-être d’éclater d’un rire nerveux en voyant son air atterré.

L’homme leur répondit d’un sourire. Il se tourna légèrement vers ses généraux et autres conseillers, n’ayant pas besoin de formuler à haute voix sa demande. Ils inclinèrent tous légèrement la tête et quittèrent la pièce.

Ils ne restaient plus qu’eux deux, le roi … et un vieil homme, dont ils n’avaient pas remarqué la présence jusqu’à présent, obnubilés par tous les autres et Wallon.

Non, en fait, ils n’avaient pas perçu sa présence car l’homme ne voulait pas que ce soit le cas. Ils frémirent lorsque le vieillard arrêta de dissimuler son aura magique. Tala s’accrocha au bras valide de son frère. Ce dernier retint sa respiration quelques secondes.

  • Mais … C’est vous ! s’exclama-t-il soudainement, les yeux écarquillés.

L’homme dans le bassin. Celui qui les avait enjoint de le retrouver pour qu’il puisse leur apprendre ce qu’ils étaient, ce qu’ils pouvaient faire. L’homme qu’ils cherchaient pour pouvoir rentrer chez eux. Le haut-mage Talaman.

Ce dernier se mit à glousser face au soudain éveil de l’adolescent, qui semblait jusqu’à présent effacé. Alaric rougit violemment, rentrant la tête dans les épaules, se rendant compte de sa voix qui venait de se répercuter fortement dans toute la pièce.

  • Je vois que tu as trouvé mon message, mon garçon, finit par répondre le vieux mage. Je suis plus que ravi que vous ayez suivi mes conseils et que Konra ait eu la brillante idée de vous envoyer jusqu’ici.

Le mage se tourna légèrement vers le roi et inclina légèrement la tête, un air reconnaissant sur le visage. Ce dernier accepta les remerciements silencieux de son vieil ami et conseiller.

  • Je suis pourtant étonné que le haut-mage accorde autant … d’importance à deux jeunes gens comme vous, commença Wallon. Ne vous méprenez pas, je suis heureux de vous savoir en sécurité, mais … (Il se tourna vers le vieillard.) Mon vieil ami, tu as déjà plusieurs apprentis à tes côtés.

Sa voix s’était fait interrogative. En effet, il ne regrettait pas d’avoir envoyé ses hommes à la rescousse des deux adolescents et des deux membres de la Garde des Maraudiens, après que ceux-ci aient eu un retard inquiétant quant à leur arrivée. Mais Talaman n’était pas du genre à aller chercher des apprentis aussi loin, encore moins au-delà des terres en guerre. Il avait déjà plusieurs apprentis mages sous son enseignement, la relève était assurée depuis quelques années déjà.

Talaman garda le silence quelques instants, observant les deux jeunes gens jusqu’à les rendre à nouveau très mal à l’aise.

  • Une intuition, répondit-il simplement.
  • Pardon ?

Wallon le fixait sans comprendre, les sourcils légèrement froncés. Parfois, l’attitude de son conseiller et ami le dépassait. Ils avaient déjà eu quelques prises de bec à ce propos. Mais il avait appris à faire confiance au mage. Le vieillard se racla la gorge.

  • Il y a plus de deux semaines, j’ai senti une énergie nouvelle. Quelque chose que je n’ai pas ressenti depuis … quelques années, je dirais. Quand le commandant Konra a envoyé son message, je me suis dit que cela ne pouvait être une coïncidence. Deux jeunes mages en difficulté au même moment que cette nouvelle … apparition ?

Les traits du roi s’étaient soudainement durcis, commençant à comprendre les paroles alambiquées de son conseiller. Plongé dans un silence qui ne fit qu’alourdir soudainement la pièce, et accentuant par le fait même l’angoisse des deux adolescents, Wallon se laissa tomber sur une des chaises autour de la table précédemment désertée. Se passant une main sur le visage, il finit par poser son regard sur Talaman.

  • Ce sont des Voyageurs.

Ce n’était pas une question. Si les deux adolescents ne perçurent aucune colère dans la voix de l’homme, ils ne purent s’empêcher de le regarder nerveusement, avant de se jeter mutuellement un coup d’œil. Qu’allait-il leur arriver ?

Talia inspira et prit son courage à deux mains.

  • Tout ce que nous voulons c’est …

Le haut-mage l’interrompit d’un geste de la main, posant un regard calme sur elle, puis sur Alaric, pour finalement revenir vers le roi.

  • Oui. Maintenant j’en ai la confirmation, leur aura est différente. Mais cela n’empêche pas que nous avons eu raison de leur venir en aide.

Son ton cinglant fit sursauter les deux Voyageurs. Le mage gardait un air calme malgré tout, affrontant du regard le roi. Ce dernier secoua la tête en soupirant, avant de se relever.

  • Mon ami, je ne voulais pas insinuer une telle chose, commença-t-il d’une voix ferme.

Talaman hocha la tête, retrouvant son petit sourire à travers sa barbe blanche.

  • Par contre, je n’apprécie pas ce genre de cachotterie. Je suis en droit de savoir qui j’accueille sur ces terres. Surtout si ceux-ci risquent de rendre la situation … plus compliquée.

Le mage accepta la remontrance en silence, sans se démonter. Effectivement, il aurait dû lui parler de ses doutes. Son roi n’était pas du genre à se laisser berner par des superstitions, mais il restait prudent. Il aurait accepté la requête de son conseiller même s’il le savait. Cependant, ce dernier n’avait pas voulu lui mettre un autre poids sur ses épaules déjà bien alourdies. Talaman évita cependant de lui en faire la remarque.

  • Quant à vous deux, fit le roi, se tournant vers les deux intéressés. Je suis désolé pour tout ce que vous avez pu vivre récemment, et d’avoir reçu un accueil … un peu déconcertant. Il faut cependant comprendre que votre venue ne sera pas vue d’un très bon œil par tout le monde. Je ferai ce qui est en mon pouvoir pour vous protéger, vous êtes en sécurité entre ces murs.

Leurs épaules s’affaissèrent légèrement et leurs traits se détendirent. Pendant un instant, ils avaient réellement cru que l’homme allait totalement retourner la situation en leur défaveur. Enfin, la chance était avec eux.

Wallon leur sourit, attendri de voir le soulagement sur leurs visages. Il n’aimerait pas être à leur place.

  • Vous êtes donc les bienvenus à rester auprès du haut-mage et de rejoindre son enseignement, conclut-il.

Alaric et Talia se figèrent, de l’incompréhension sur le visage. Ils tournèrent la tête en même temps, se questionnant du regard. Alaric ouvrit la bouche mais aucun son n’en sortit, alors il la referma, interdit. Talia retourna son attention vers l’homme et le mage.

  • Je … Nous … Merci de nous permettre de rester mais … Mais je crois qu’il y a une méprise, fit-elle, son cœur s’emballant.

Elle continua d’une voix plus ferme, désireuse d’aller au bout de sa pensée avant que toutes ses résolutions ne s’effondrent :

  • Nous voulons seulement rentrer chez nous. Dans notre monde, je veux dire.

Il eut un moment de silence, puis Talaman se racla la gorge, embêté. Le roi lui laissa répondre, alors qu’un air désolé apparut sur ses traits.

  • Je suis navré, mais il n’existe aucun moyen de retourner dans votre monde.

Talia se figea alors qu’elle sentait Alaric reculer, perdant le contact avec sa main. Mais elle fut incapable de se retourner pour le rejoindre. Son visage affichait une grande incompréhension. Puis ce fut le choc. Elle sentit comme si on venait de lui planter un couteau en pleine poitrine. Ses jambes se dérobèrent et elle tomba sur ses genoux, écorchant ceux-ci. Elle ne ressentirait la douleur que plus tard.

Tout ce chemin pour quoi ? Pour rien ?

Elle sentit une présence à ses côtés et elle leva les yeux, voyant que le vieillard, plus agile qu’il ne le laissait paraître, venait de poser un genou au sol pour être à sa hauteur, un air bienveillant sur le visage.

  • Ne vous approchez pas d’elle !

Alaric venait de sortir brutalement de sa torpeur, le visage tordu en une grimace de colère, de frustration et de désespoir. Incapable de contrôler son corps et son esprit qui se rebellaient, il voulut se jeter sur le vieil homme pour l’éloigner de sa sœur. L’air de la pièce s’était brutalement rafraichi.

Une fraction de seconde plus tard, il se retrouva assis à même le sol, complètement confus, se sentant comme s’il était entouré d’un nuage de coton. Hébété, il leva les yeux vers Talaman, qui le regardait, une tristesse sans nom sur le visage.

Ils étaient coincés ici, et ce pour toujours. Les épaules affaissées, il laissa tomber son menton contre son torse, le regard vide, s’abandonnant à la magie bienfaitrice et rassurante du haut-mage.

  • Est-ce qu’il va bien ? entendit-il au loin.

Wallon observait le jeune homme d’un air inquiet, après s’être adressé à son conseiller. Ce dernier hocha la tête, marmonnant quelque chose à propos d’un sort inoffensif.

Talia n’avait pas bougé d’un centimètre, même quand elle avait entendu son frère crier. Puis, incapable de se retenir, elle laissa la barrière qu’elle tenait désespérément céder, et les larmes jaillirent. Elle ne voulait pas avoir vécu tout ce qu’elle avait enduré pour rien. Elle s’entoura elle-même de ses bras, pleurant en silence, ignorant la présence des deux hommes non loin, témoins de son laisser-aller.

Les deux adolescents sous le choc ne virent pas Wallon, qui après avoir murmuré quelque chose au mage, quitter la pièce, les laissant aux bons soins du vieillard. Ce dernier, immobile, attendit que la crise se passe, préférant éviter d’utiliser à nouveau un sort. Il savait plus que tout à quel point il pouvait être dangereux pour des êtres dans leur genre de se laisser aller, de laisser libre cours à leurs émotions, de ne plus avoir le contrôle. Les deux Voyageurs le ramenaient de nombreuses décennies en arrière, alors qu’il n’était qu’un jeune mage inexpérimenté et effrayé.

Évidemment, il ne pouvait pas comprendre entièrement leur douleur. L’homme avait dû quitter son chez-lui pour apprendre ce qu’il était, quittant famille et amis, laissant tout derrière lui. Cet endroit n’existait peut-être plus aujourd’hui, mais il n’y avait pas cette barrière entre lui et ce qu’il avait toujours connu. Barrière qui venait de définitivement se refermer pour ces deux jeunes gens.

Talia finit par arrêter de pleurer, aussi brusquement qu’elle avait commencé. Une inspiration et elle leva son regard humide, désorienté mais ferme, vers le vieillard.

  • Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? demanda-t-elle d’une voix blanche. Que va-t-on faire ?

Jugeant qu’elle avait repris suffisamment ses esprits, il se remit sur ses jambes, ignorant ses articulations craquantes.

  • Pour le moment, vous reposer. Prendre vos marques. Ensuite, nous discuterons. Mais l’offre tient toujours, si vous le souhaitez, de rejoindre mes apprentis et d’apprendre à maîtriser vos pouvoirs.

Talia ne répondit pas, encore sonnée. Elle voulait être seule. Non, pas seule. Il fallait que son frère et elle se soutiennent, qu’ils prennent le temps de gérer cette nouvelle cauchemardesque ensemble. Comme il l’avait toujours fait.

Si le hurlement strident provoqué par sa voix intérieure qu’elle entendait dans sa tête pouvait bien s’arrêter.

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