Chapitre 12

Notes de l’auteur : Hello ! Ça fait un petit moment que je n'ai pas publié de nouveau chapitre, j'en ai quelques uns d'avance mais je ne voulais pas réduire l'écart trop rapidement sachant que j'ai été bien occupée ces derniers temps ^^' Mais j'espère que celui-ci, dans lequel Andrea et Héméra découvrent un peu plus le passé, vous plaira ! Bonne lecture !

Andrea inspira profondément. Son esprit peinait à analyser la situation, et pourtant, essayait déjà de tisser des solutions. Rationalisons, s’exhorta-t-il. Ils ne pouvaient pas rester dans le temple, ils finiraient par attirer l’attention, ce qui ne ferait qu’aggraver leur situation. L’endroit étant désert, il était probable que l’accès soit interdit au public. Mais dès qu’ils sortiraient, on remarquerait leurs vêtements et leur air perdu, d’autant plus qu’Héméra ne parlait pas couramment l’ancien ténéen et qu’il aurait lui-même un parlé différent de la population locale.

— Nous ne savons pas combien de temps nous serons coincés dans cette époque, donc nous devons nous fondre dans la foule. Commençons par trouver des vêtements adaptés.

— Penses-tu que nous risquions de changer le passé ? demanda Héméra, l’air soucieux.

— Je n’en ai aucune idée, avoua Andrea. Mais dans le doute, limitons un maximum toutes nos interactions.

Héméra lui tourna le dos un instant, et Andrea se demanda si elle s’efforçait de lui cacher son trouble. Lorsqu’elle lui fit de nouveau face, elle esquissa un sourire tremblotant et déclara :

— Faisons cela, trouvons un moyen de revenir dans notre époque, et voyons cet événement comme une opportunité unique de découvrir des choses sur l’ancienne civilisation ténéenne.

À son grand étonnement, Andrea sentit la tension dans son corps se dénouer lorsqu’il acquiesça.

— Passons par la porte dérobée au fond du temple, décréta Héméra. Nous ne savons pas si l’entrée principale est gardée.

Andrea espéra simplement qu’ils ne tomberaient pas sur la prêtresse ou, pire, sur son interlocuteur armé.

En silence, ils longèrent le mur qu’Andrea ne put s’empêcher d’effleurer sans qu’il ne se passe rien. Il voyait la beauté dans ces glyphes, bien plus que dans les peintures contemporaines à son époque, qui lui parlaient peu. Ces symboles avaient la saveur du passé, l’attrait de plus de deux millénaires d’Histoire.

La porte dérobée n’en était pas réellement une, il s’agissait d’une ouverture rectangulaire qui dévoilait une pièce carrée accolée au temple.

— Cette pièce n’existe pas à notre époque, constata Héméra.

— Ou nous ne l’avons pas encore trouvée.

À l’intérieur se trouvait uniquement un trône en pierre, à peine plus grand qu’un siège, et des fresques rouge et blanche couraient sur les murs. On y voyait des taureaux et des éperviers, des guerriers armés de lance…

— Pourquoi un trône ? murmura Andrea.

À sa connaissance, l’ancienne civilisation ténéenne n’était pas une théocratie.

— Chez certaines civilisations voisines, des prêtres et des prêtresses recevaient la parole des divinités et les transmettaient aux personnes qui les consultaient.

— Mmh…

Quelque chose ne le satisfaisait pas dans cette explication, mais il n’avait pas le temps de s’attarder dessus. Plus ils traînaient dans le temple, plus ils risquer de croiser quelqu’un. Près de lui, Héméra leva une main et une once de magie se répandit dans la pièce, crépitant au contact de l’air. Andrea sentit son estomac se contracter. Il aurait aimé faire de même, mais il s’était mis à craindre sa propre magie ces derniers temps. Elle s’avança ensuite vers le mur du fond et appuya sur la surface plane, sur l’œil d’un épervier. Un déclic retentit aussitôt alors que le mur coulissait pour révéler un passage étroit.

Ils échangèrent un regard avant de s’y engager. Rapidement, l’obscurité s’installa alors que l’ouverture se refermait dans leur dos, et Andrea déglutit, le regard rivé sur la chevelure blonde d’Héméra. Il détestait se retrouver dans le noir, cela finissait toujours par raviver de mauvais souvenirs. Inconsciemment, il tâtonna à la recherche de sa sacoche pour attraper l’une des fioles contenant son traitement. Son cœur rata un battement lorsqu’il se souvint qu’il n’avait aucune de ses affaires, pas même sa canne, dont le manque se faisait cruellement ressentir à cet instant. Il buta contre une aspérité du sol, trébucha en réprimant un cri de surprise. Ses paumes s’égratignèrent contre les parois.

— Tsss, tu veux nous faire repérer ? gronda Héméra à voix basse.

— Je fais ce que je peux, répliqua-t-il avec agacement.

Une goutte de sueur roula sur sa nuque. Respire. Il refusait de dévoiler la moindre faille devant Héméra, alors, les bras tremblants, il s’orienta en posant ses mains contre les murs. Le passage était légèrement pentu, ce qui provoquait des élancements dans son genou, et ce fut avec soulagement qu’il aperçut enfin la lumière du jour. Ils débouchèrent à l’extérieur, dans un petit jardin d’herbes aromatiques. Un buisson dissimulait l’entrée du passage.

Andrea huma l’odeur de l’origan, du thym et de la sauge en massant distraitement son genou. C’était étrange de se dire que le soleil qui les surplombait, lourd et brûlant, n’était pas celui qu’ils connaissaient, pas vraiment.

Héméra lui fit signe qu’ils pouvaient y aller, et ils traversèrent prudemment le jardin jusqu’à un petit muret de pierre. Les effluves salins de la mer se mêlaient à une brise chaude.

La ruelle dans laquelle ils arrivèrent était déserte. Héméra s’y engagea à grandes enjambées, ralentit l’allure au bout de quelques mètres en voyant qu’Andrea peinait à la suivre. Il lui fut gré de ne pas faire de commentaire.

Ils bifurquèrent à gauche, dans une rue plus grande traversée par des passants, et marquèrent un temps d’hésitation. Déjà, certains regards glissaient sur eux, curieux, méfiants. Entre leurs tenues – en particulier le pantalon d’Héméra – et les cheveux blonds de la jeune femme, il leur était impossible de passer inaperçus. Aussi, Andrea ravala son angoisse et se dirigea vers un homme qui s’était immobiliser sur le seuil d’une maison pour les dévisager.

arē, le salua-t-il.

arē, grogna l’homme en réponse.

Avec une maladresse qu’il n’avait jamais ressentie par le passé, Andrea lui demanda où Héméra et lui pourraient trouver une boutique pour acheter des vêtements adaptés à la ville. Malgré son air de plus en plus suspicieux, l’homme lui indiqua le chemin pour rejoindre la rue commerçante.

— Je ne t’avais jamais vu bégayer en ancien ténéen, gloussa Héméra lorsqu’il la rejoignit.

— J’aimerais t’y voir, marmonna Andrea.

Il ne l’attendit pour remonter la rue jusqu’à la grande place surplombée par le temple, malgré son léger boitement. Ce fut le bruit qui le heurta en premier ; des bruits de conversations, d’éclats de rire et de cris, des semelles qui heurtaient la pierre… Puis, les couleurs déferlèrent, mosaïque de bleu, de rouge, de jaune qui composait les vêtements. Le parfum du soleil et de la mer, des oliviers et des stands de nourriture des rues adjacentes.  Un instant, Andrea songea qu’en dépit de sa beauté, Ténéa paraissait bien terne en comparaison. Beaucoup d’hommes ne portaient qu’un pagne, révélant leurs torses sculptés, tandis que les femmes arboraient des robes vives qui tombaient sur leurs mollets.

Andrea se laissa happer par la vision de la place animée, oubliant qu’ils étaient piégés dans une époque qui n’était pas la leur. Lui qui n’aimait pas la foule avait envie de se perdre au milieu des passants, d’observer, d’interagir, d’assouvir la curiosité insatiable qui creusait son ventre. Il voulait toucher chaque bâtiment, chaque objet, pour lire leur histoire. Il fallut qu’Héméra tire sur sa manche pour l’arracher à cette vision, bien qu’elle-même semblait peiner à s’en détacher.

— On nous dévisage, murmura-t-elle.

Andrea remarqua à son tour le petit groupe d’hommes adossés contre un mur qui les lorgnaient avec intérêt, et il ne résista pas lorsque Héméra l’entraîna vers la rue commerçante, sur leur droite. Dans la foule, ils passaient relativement inaperçus malgré leur dégaine étrange.

— Andrea, tu as conscience que nous n’avons pas d’argent pour acheter des vêtements ? chuchota Héméra sans s’arrêter.

Andrea rougit en réalisant que cela ne lui avait pas traversé l’esprit un instant. Elle lui jeta une oeillade agacée.

— Tu n’as jamais eu à t’inquiéter de quoi que ce soit, n’est-ce pas ?

— Pas financièrement, reconnut-il.

Mais il avait eu bien d’autres sujets d’inquiétude, qui le rongeaient encore aujourd’hui.

Soudain, alors qu’il venait d’apercevoir une devanture colorée et des étals couverts d’étoffes, des exclamations attirèrent son attention. Un peu plus loin sur la rue, quelqu’un avait superposé des caisses en bois pour former un semblant d’estrade. L’homme, debout sur les caisses, interpelait la foule, tandis que d’autres s’évertuaient à rameuter des passants vers la scène improvisée.

domarat nēis anaxaia ! domare nēis théani ! pare théanar Tusca e Tyrrhēna e Tria tar leigare nēis moerar famis ! e Tēnēa… Tēnēa anmoera !

— Je ne comprends pas, murmura Héméra.

Andrea lui fit signe de le laisser écouter, son esprit analysant les mots, les phrases pour les traduire aussitôt. Mais quelque chose lui échappait. Tēnēa anmoera ! Pourquoi Ténéa, supposé être le roi fondateur de la civilisation ténéenne, était-il associé à l’immortalité, anmoera ?

L’envie de retourner au temple lui brûla les entrailles, comme s’il trouverait là-bas la pièce manquante du puzzle, celle qu’il avait eue sous les yeux sans comprendre. Ce cinquième glyphe qu’il n’avait pas su interpréter avant d’être transporté dans le passé.

einarat Tēnēa anmoreas tar leigarat nēis moerar ! sedar synēis ! dēlarat einar dynesta théanos nęis !

Il repensa au carnet de son frère, à la tablette qu’il avait effleurée lors du test, celle sur laquelle avait été effacé un mot qui avait pourtant raisonné dans son esprit avant qu’il ne s’évanouisse.

—Ténéa n’est pas le roi fondateur de la civilisation ténéenne, murmura-t-il.

Héméra ouvrit la bouche, stupéfaite, mais, du coin de l’œil, Andrea aperçut une escouade de soldats remonter la rue en direction de l’estrade. Il empoigna le coude de la jeune femme et rebroussa chemin, en direction de la place. Dans leur dos, les soldats s’évertuaient déjà de disperser la foule et de vives protestations résonnaient.

Ce ne fut que lorsqu’ils traversèrent la place en sens inverse, vers l’entrée du temple cette fois, qu’Héméra le força à s’arrêter.

— Qu’est-ce que tu fabriques ?!

— Je dois vérifier quelque chose.

— Attends ! Je ne comprends rien ! Quel était ce rassemblement ? Et pourquoi as-tu dit…

— La royauté nous ment, la coupa Andrea, puisant dans sa mémoire pour traduire les mots qu’il avaient entendus. Les divinités nous mentent. Le Ciel, la Terre et la Mer ont le pouvoir de nous sauver, mais laissent la famine nous gangrener. Et Ténéa… Ténéa est immortelle et laisse pourtant ses sujets mourir ! Révoltez-vous ! Le pouvoir des divinités devrait nous appartenir !

Héméra le dévisagea, bouche-bée.

— La quatrième statue dans le temple, celle à l’apparence humaine… murmura-t-elle.

— Et le quatrième glyphe associé à celui qui doit avoir un sens religieux…

— Ténéa était une divinité.

Andrea acquiesça. Pendant des siècles, la Triade avait été la seule représentation divine d’une époque révolue. Comment les archéomages avaient-ils pu ignorer si longtemps l’existence d’une quatrième déité ? À moins que…

— J’ai besoin d’étudier les inscriptions sur les murs du temple.

— Allons-y.

Pour la première fois, Andrea se permit de lui adresser un vrai sourire, et Héméra y répondit avec une passion au fond du regard qui embrasait sa propre poitrine. C’était ce qui l’avait toujours fasciné dans l’archéomagie, la perspective de faire de grandes découvertes, de comprendre l’histoire d’un peuple et ses propres racines…

Ils plongèrent tous deux dans la cohue de la grande place, où des passants refoulés par les soldats s’indignaient. Renonçant à rejoindre le passage secret à cause de la foule qui bloquait l’accès à certaines rues, ils gravirent les marches du temple et tombèrent nez à nez avec quatre hommes montant la garde. Le soleil ricochait sur leur plastron, assemblage de cuir et de bronze, et leurs jambières.

kessō !

Andrea obéit à l’ordre et s’immobilisa.  Le garde qui avait parlé les dévisagea de haut en bas avant d’asséner :

nā einare xeni saîri thierae megae !

Andrea grinça des dents et tenta d’expliquer qu’ils n’étaient pas des étrangers, qu’ils devaient parler avec une prêtresse, mais il recula, les mains bien en évidence, lorsque le garde dégaina à moitié son glaive.

— Ce n’est pas grave, chuchota Héméra. Nous nous débrouillerons pour emprunter le passage à l’arrière du temple.

Mais l’agitation de la rue gagnait la place, et de plus en plus de personnes grondaient leur colère, hurlant des insultes à l’égard de la royauté et accusant les divinités de traîtrise. dēlarat einar dynesta théanos nęis ! entendit Andrea. Quelques adultes essayaient d’évacuer les enfants présents avant que la situation ne dégénère, car les échanges avec les soldats devenaient plus violents. Soudain, une pierre heurta un garde à la tempe, ouvrant les hostilités.

Andrea et Héméra se plaquèrent contre un mur, guettant les environs à la recherche d’une issue, mais la foule, trop dense, les coinçait au pied du temple. Andrea sentit une chape de chaleur s’abattre sur lui, et des étincelles noires dansèrent devant ses yeux. trop de monde. trop de bruit. Une douleur sourde enserrait son genou, mais ses doigts ne se refermèrent que sur du vide lorsqu’il chercha sa canne.

Soudain, l’air se densifia et Andrea eut l’impression que ses mouvements, jusqu’à la plus infime de ses respirations, ralentissaient.

— Que…

Ses lèvres se figèrent, légèrement entrouvertes. À ses côtés, Héméra était aussi immobile que lui, et, face à eux, la foule entière s’était pétrifiée. Andrea perçut pourtant un mouvement sur sa droite. Entre les silhouettes inertes rutila un éclat ivoire. Il lui fallut un instant pour reconnaître les cheveux de l’homme qu’ils avaient vu parler avec la prêtresse dans le temple, une lance de bronze effilée calée dans sa paume. Ses traits graves et tempétueux lui donnaient un air plus âgé que ce qu’Andrea avait cru de prime abord et exerçaient sur lui une attraction déconcertante, magnétique.

— Il suffit ! rugit-il. Notre peuple traverse une période difficile, mais les divinités nous ont toujours soutenus. Nous devons œuvrer main dans la main, et non nous écharper comme de vulgaires belligérants ! Ténéa veille sur nous.

Un long silence suivit ses propos, tandis qu’il balayait la foule d’une regard aiguisé. Toujours statufié par cette force étrange, Andrea tressaillit de manière infime lorsque les yeux cuivrés de l’inconnu se posèrent sur lui. Puis, l’instant se rompit et l’homme fit volte-face, entouré de plusieurs gardes. Dès qu’il eut disparu de son champ de vision, l’air parut s’alléger et ses muscles se relâchèrent suffisamment pour qu’il puisse enfin bouger. Héméra exhala un soupir de soulagement.

Un calme irréel planait sur la place, comme si la crainte ou la honte figeaient encore la plupart des personnes présentes.

— Andrea, par-là, chuchota Héméra.

Andrea s’arracha à sa torpeur pour la suivre. Quelqu’un le bouscula, le fit trébucher. Déjà les cheveux dorés d’Héméra disparaissaient entre deux passants, et il accéléra la cadence pour ne pas la perdre de vue, tandis que les corps se remettaient en mouvement autour de lui. Elle les guida vers une ruelle où Andrea put enfin respirer plus facilement.

— Par la Triade, qui est cet homme et que leur a-t-il dit pour calmer ainsi la foule ?

Elle marqua une légère pause avant d’ajouter, l’air songeur :

— Penses-tu que ce soit lui qui nous a immobilisés ?

Andrea réalisa qu’il avait automatiquement traduit le discours dans son esprit, trop fasciné par l’homme qui le prononçait pour prêter attention à l’ancien ténéen.

— Je…

Sa réponse mourut au bord de ses lèvres. Plus haut sur la rue où ils s’étaient arrêtés, une escouade de soldats avançait d’un pas vif dans leur direction. Un ordre claqua, et l’instant d’après Andrea et Héméra étaient cernés. Le jeune homme comprit avec un temps de retard que leur dégaine étrange et leur air de fuyard venaient de les désigner comme agitateurs potentiels, et les quelques mots qu’échangèrent les soldats lui confirmèrent qu’ils étaient tous deux dans de beaux draps.

 

***

 

On les jeta dans une petite cellule aux murs en pierre éraflés par le temps. Une odeur d’urine et de sueur flottait dans l’air, et s’il n’avait pas eu les mains liées, Andrea aurait plaqué un bras contre son nez, écœuré. Il avait eu beau essayer d’expliquer qu’ils n’étaient que de passage en ville, les gardes n’avaient rien voulu entendre, sans doute désireux de faire du zèle après les tensions survenues plus tôt.

Héméra se laissa glisser contre un mur, la tête entre les mains.

— Qu’est-ce que nous allons faire ?

Sa voix vrilla dans les aigus sur la fin de sa phrase. Elle paraissait à deux doigts de fondre en larmes.

— Première fois en prison ? ironisa Andrea, qui ne se sentait pas loin de céder à la panique.

Elle le foudroya du regard.

— Pas toi peut-être ?

Il se contenta d’un rictus pour toute réponse. Tout dépendait de ce qu’on qualifiait d’une prison, supposait-il. Le placard dans lequel l’avait régulièrement enfermé Akilas dans son enfance en était-il une ?

— Ne fais pas l’erreur de me prendre pour une petite fille sage et obéissante, ajouta Héméra en se redressant. Aux yeux de mon peuple, je mérite l’opprobre et sans doute que mes parents auraient été ravis de me faire enfermer.

— Je… Excuse-moi. C’était malvenu de ma part.

— En effet.

Il s’avachit à son tour contre un mur malgré l’odeur âcre qui s’en dégageait, sans oser la regarder. Une part de lui avait envie de lui demander pourquoi, l’autre ne voyait pas comment formuler sa question sans paraître indiscret, d’autant plus qu’ils n’étaient pas vraiment amis… Alors qu’elle traçait des signes abstraits sur le sol poussiéreux, Héméra exhala un soupir tremblant.

— J’en ai assez qu’on me voit ainsi. J’ai tout sacrifié pour intégrer l’université de Ténéa, j’ai renoncé à ma famille, à ma vie dans les montagnes, à mes coutumes…

Andrea ouvrit la bouche pour répondre, déstabilisé, mais déjà elle poursuivait, en plantant son regard limpide dans le sien.

— Si j’étais une fille sage, j’aurais obéi à mes parents et épouser un homme qui aurait repris la ferme familiale. Nous aurions eu des enfants que j’aurais élevés tout en l’aidant à s’occuper de nos brebis. J’aurais arrêté de lire et d’apprendre, parce que ce n’est pas ce que l’on attend d’une femme. Lorsque j’ai dit que je refusais cette vie et que j’irai à l’université, comme mon grand-père, mes parents ont tout fait pour me décourager, et lorsque j’ai persisté, ils ont menacé de me renier si je partais. Je ne les ai jamais revus depuis mon départ.

— Je suis désolé, souffla Andrea.

Il le pensait sincèrement, car lui aussi savait ce que cela faisait de ne pas répondre aux attentes de sa famille.

Héméra haussa les épaules, reportant son regard sur le sol.

— Je sais ce que l’on dit sur moi à l’université. Que je ne devrais pas être là, que je suis passée sous le bureau pour avoir de bonnes notes et une place en doctorat. La plupart du temps, je m’en moque parce que je sais que j’ai travaillé dur pour en arriver là. Mais parfois, j’aimerais qu’ils se taisent, tous ces garçons pédants qui n’ont jamais sué pour obtenir quoi que ce soit.

Andrea tressaillit. Quelque chose dans la voix d’Héméra lui disait que c’était ainsi qu’elle le voyait, et il ne pouvait pas lui en vouloir. Au fond, il avait cherché à se fondre dans cette masse d’étudiants, à leur ressembler, en espérant que cela suffirait pour contenter sa famille.

— C’était différent avec toi, admit toutefois Héméra. Contrairement aux autres, je voyais toujours nos confrontations comme un défi. Je savais que tu étais bon, alors je voulais être encore meilleure.

— Je ne suis pas si bon, répliqua Andrea, la gorge nouée. En maîtrise, j’avais de l’avance sur les programmes parce que j’ai beaucoup étudié avant d’entrer à l’université, mais maintenant…

Maintenant, il n’était plus qu’une épave, à peine capable d’aligner trois lignes sur une feuille sans avoir envie de pleurer.

— Pourquoi avoir choisi de faire un doctorat si cela ne te convient pas ?

Les mots d’Héméra étaient plus tranchants que ce à quoi il s’était attendu, et il résista à l’envie de se recroqueviller. Une kyrielles de raisons l’avaient poussé à entrer un doctorat. Parce que c’était ce qu’on attendait de lui, d’une part, et que depuis qu’il avait débarqué du bateau l’ayant arraché à l’Archipel, à l’âge de quatre ans, son destin avait toujours été tracé. Parce qu’il aimait profondément l’archéomagie d’autre part, que l’ancien ténéen le fascinait, lui permettait de renouer avec ses racines et que c’était son dernier lien avec Alexandre. Mais ces sentiments s’engluaient dans une toile de souvenirs douloureux. Il y avait le deuil d’un frère parti trop tôt, et celui d’une mère dont il se souvenait à peine, il y avait le temps passé chez Akilas après le départ d’un père qui ne s’était jamais occupé de lui, la pression constante pour qu’il fasse toujours mieux et une peur de l’échec toujours plus vorace.

— Avant… Avant la mort d’Alexandre, nous passions des heures à parler de ses hypothèses pour sa thèse, à analyser des traductions. Quand nous en avions assez, il m’emmenait en ville et nous mangions une crème glacée ou un gâteau en nous promenant. Ce temps que je passais avec lui, ce sont mes seuls bons souvenirs, et je pensais que l’université m’apporterait la joie qu’il avait lui même ressentie là-bas.

Il se tordit nerveusement les doigts, maltraitant sa peau rougie, et la douleur lui permit de rester ancré dans l’instant présent, de regarder Héméra sans flancher.

— J’étais là quand Alexandre est mort. J’étais là, et je n’ai rien pu faire.

On lui avait demandé de reprendre le rôle autrefois échu à Alexandre, celui d’héritier parfait de la noble famille Delos, mais il en était incapable. Il n’était pas son frère, n’avait pas son charisme solaire, sa confiance en lui ou son talent pour les études. Il n’était qu’un gamin perdu, handicapé, dont on aurait préféré la mort plutôt que celle de son brillant aîné.

— Tu étais jeune, répondit Héméra dans un murmure. Personne ne… n’aurait pu empêcher ce drame.

Andrea ne répondit pas. Il existait un monde où Alexandre serait encore en vie, un monde où son frère cadet n’aurait pas été l’origine de sa mort.

Le silence les enveloppa un long moment, une, deux, trois heures, peut-être. Les bras posés sur ses genoux et le regard perdu sur le sol, Andrea s’efforçait de respirer. Il se sentait enferré dans un état de stase désagréable, le cœur lourd et le sang brûlant. Inspire. Expire. Ins…

— C’est étrange que personne ne soit venu depuis que nous sommes là, non ? demanda Héméra d’une petite voix.

— Non, ça ne l’est pas.

Ils sursautèrent de concert en tournant la tête vers l’entrée de la cellule. Derrière les barreaux se tenait quelqu’un, vêtu d’un simple chiton blanc, pieds nus et les bras vierges de tout bijoux. Son visage semblait ne pas avoir d’âge, ses yeux incolores miroitaient, aussi profonds que la mer ténéenne, et ses cheveux couleur de lin flottaient au-dessus de ses épaules. Quelque chose dans son expression était insaisissable, à la fois jeune et très ancien, bienveillant et étrangement trouble.

— Vous n’appartenez pas à cette époque, aussi l’on oublie votre existence dès qu’on ne vous voit plus. Vous n’êtes pas à votre place ici.

Andrea blêmit.

— Que… Comment savez-vous d’où nous venons ? Qui êtes-vous vous ?

Il réalisa soudain, en entendant Héméra balbutier sa question, que la personne qui leur faisait face parlait leur langue et non l’ancien ténéen.

— Rentrez chez vous.

— Mais…

La question s’étiola avant d’être prononcée. Andrea sentit le décor tanguer autour de lui. Il se courba avec une grimace lorsqu’un poids invisible l’écrasa, et, lorsqu’il releva laborieusement le menton, les contours de la cellule s’estompèrent.

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Raza
Posté le 16/07/2025
Ooooh....
Joli. Ce chapitre fait à la fois office de révélations, nombreuses mais claires, et aussi du rapprochement Héméra - Andréa, qui est fort appréciable.
J'avoue que j'aibun peu peur de la cohérence de l'histoire quand il y a du voyage dans le temps mais avec les restrictions sévères que tu as mises ça pourrait le faire. :)
Je t'ai noté une petite coquille :
homme qui s’était immobiliser
Merci et j'espère avoir la suite :)
À bientôt
Mathilde Blue
Posté le 18/07/2025
Coucou !

Très contente que ce chapitre te plaise, j'ai adoré les faire évoluer tous les deux dans ce nouvel environnement hehe. Si ça peut te rassurer, je me suis beaucoup questionnée sur les conséquences du voyage dans le temps, mais les restrictions sont là pour limiter les risques justement !

Bien vu pour la coquille, et merci pour tes commentaires !

À très vite :)
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