2016
Une foule de personnes se dirige vers le large bâtiment vitré et je me laisse emporter par ce flot. À en croire la grande horloge noire et dorée qui surplombe l’entrée de la gare, je suis en avance. Je suis un peu nerveux. C’est la première fois que je voyage seul, sur un coup de tête. Alors que je me dirige vers les bornes automatiques pour acheter mon billet, j’aperçois parmi le halo terne des voyageurs le rayon de soleil de Mizuno. Les yeux baissés vers l’une des bornes, elle a l’air de s’exprimer à voix haute. Pourtant, elle n’est pas au téléphone. Est-ce qu’elle parle toute seule ? Je m’avance vers elle, l’air taquin.
— À qui tu parles ?
— À cette machine compliquée.
— Elle n’a pas la reconnaissance vocale.
— On ne sait jamais, elle se lasse peut-être d’être constamment ignorée.
— Attends, je m’en occupe. Il suffit d’appuyer là, ici, et là. Ensuite seulement, tu insères l’argent.
— Tu sais t’en servir ? Je croyais que tu ne voyageais pas ?
— J’ai quand même déjà pris le train, je ne suis pas un ermite.
Ma remarque la fait sourire, et un éclat traverse ses yeux lorsque la borne automatique lui imprime son billet. Je prends le mien – elle a insisté pour qu’on prenne le Yufuin No Mori ; après tout, si je ne paye que le trajet, je peux bien lui accorder ce plaisir –, et nous montons dans le train vert métallique qui attend déjà en gare. À l’intérieur, les néons ronds se reflètent sur le parquet en bois. Les grandes baies vitrées sont ornées de rideaux, qui sont dans les mêmes tons de vert que les sièges. Tout est « vintage », bien que le train soit moderne et confortable. Je la laisse s’installer près de la fenêtre.
— Houaaa ! Je suis trop contente de retourner à Yufuin !
— Quand as-tu vu tes grands-parents pour la dernière fois ?
— La dernière fois, je devais avoir huit ou neuf ans.
— Ils doivent être contents de te recevoir.
— J’espère autant que moi !
— Ils sont au courant que je t’accompagne ?
— Je les ai appelés pour les prévenir que je viendrais avec quelqu’un…
— Quelqu’un ? Ils vont penser que tu viens avec une amie, non ?
— Peut-être, mais ils accepteront tout aussi bien que tu sois un garçon !
Je crains soudain d’être mal reçu. Le train se met en marche comme pour m’annoncer qu’il n’y a pas de retour possible.
— Tu es sûr que tu ne veux pas les avertir ? Je ne suis pas prêt à subir les foudres de ta famille…
— Ne t’en fais pas, ils sont adorables. Ils peuvent bien comprendre ce qu’est un ami d’enfance.
— Si on omet le fait qu’on ne s’est pas vus pendant près de dix ans, ça peut paraitre normal, mais…
Elle m’attrape par le bras avec ses deux mains et plante ses yeux dans les miens. Je retiens ma respiration.
— Tout va très bien se passer, Hoshino. D’ailleurs, si on est des amis d’enfance très proches, il vaut mieux qu’on s’appelle par nos prénoms.
— Han ?
— Ce sera d’autant plus convaincant, non ? Ça leur paraitra plus normal.
— Euh, oui c’est vrai…
— Alors à partir de maintenant, appelle-moi Keiko. Hein, Naoto ?
J’ai d’un coup très chaud. Ne me dites pas que je suis en train de rougir ? Elle va s’en rendre compte, c’est embarrassant ! Je dois me ressaisir. Ce n’est qu’une dénomination après tout, ce n’est pas si important.
— …
— Ne te sens pas gêné avec moi, j’ai l’habitude qu’on m’appelle par mon prénom. À l’étranger, tout le monde m’appelait Keiko.
— … D’accord, je vais essayer.
Pendant le trajet, on achète une boîte-repas. Nous avons à peine plus de deux heures de voyage, mais c’est sur la pause de midi et on commence à avoir faim. Ce n’est pas aussi bon que dans un restaurant, mais ça suffit pour nous remplir le ventre. La dernière demi-heure, on est tous les deux subjugués par le paysage verdoyant qui défile. Les montagnes s’étendent à l’horizon. Les paysans s’affairent dans les villages rustiques. L’eau des rizières pétille sous le soleil au zénith. La forêt dense emplit notre vision. Le wagon est silencieux, il semblerait que les autres voyageurs soient aussi fascinés que nous par tant de végétation.
Lorsque le train s’arrête en gare de Yufuin, je récupère sa valise dans le compartiment à bagages avant d’en sortir mon sac. La gare est bien plus petite que celle de Hakata, mais il y a autant de monde. Forcément, les vacances d’été dans un lieu si touristique…
Quand nous sortons de la gare, mon regard se porte sur le mont Yufu qui semble s’élever juste au bout de la rue, alors qu’il se situe à plusieurs kilomètres d’ici. Les bâtiments me paraissent tous petits comparés à ceux de Fukuoka. Nous marchons jusqu’à la station de bus et attendons. Une chance qu’il y en ait un dans dix minutes, le prochain est dans une heure. Lorsque le bus arrive, nous montons à l’intérieur et j’insiste pour prendre les deux tickets. Le trajet dure un bon quart d’heure. Nous quittons ce qu’on peut appeler le « centre-ville » pour emprunter une route à deux voies. J’ai l’impression que le bus passe tout juste entre les anciens immeubles, les voitures qui arrivent en face et les fils électriques reliés par des poteaux en bois. Ce village est noyé dans la verdure. Nous y sommes encerclés par les montagnes. Ça me parait étrange de ne plus voir l’océan, comme s’il me manquait quelque chose, mais ce paysage est autrement apaisant.
Le bus s’arrête au bord d’une route où il n’y a plus que quelques résidences, et quand Mizuno descend avec sa valise, je la suis. On entame la montée d’une route goudronnée étroite. Une fois passés les derniers immeubles, tristement blancs et carrés, nous poursuivons notre chemin, désormais cerné par deux allées d’arbres. La côte est raide et mes jambes commencent à me tirailler. Je comprends mieux pourquoi Mizuno a choisi une valise à roulettes. Les environs sont bercés par le chant des oiseaux. Nos quelques mots se perdent dans l’air estival, plus doux à l’ombre des arbres. Nous passons devant de belles résidences abritées dans la fraîcheur végétale. L’été semble moins suffocant en montagne. Je suis content d’être venu jusqu’ici.
Nous bifurquons sur un sentier, sur lequel se dessine une allée de pierres plates, qui mène à un grand bâtiment noir et blanc. Une résidence de vacances ? L’entrée, une porte coulissante en bois, est grande ouverte et donne sur un intérieur traditionnel, accueillant les nouveaux arrivants à entrer.
— C’est… un ryokan ?
— Comme de nombreuses adresses à Yufuin !
— Je pensais séjourner dans une maison de campagne. Tu es sûre que ta famille acceptera de me loger dans leur auberge sans régler les frais de séjour ?
— Ne t’inquiète pas, puisque tu es avec moi. Je suis déjà venue avec une amie quand j’étais enfant, et ils l’ont accueillie comme un membre de la famille. Sois tranquille, fais-moi confiance.
Je suis d’autant plus nerveux à l’idée de m’inviter chez sa famille. Quant à Mizuno, sa lumière n’a cessé de s’intensifier depuis ce matin. Elle est heureuse d’être de retour ici. Elle entre dans le bâtiment, pose ses chaussures à l’entrée, près de celles d’autres personnes, et s’avance vers la banque d’accueil en bois acajou. Je fais de même. Une femme à peine plus âgée que nous vient l’accueillir, vêtue d’un kimono traditionnel. Sa lumière est douce, pure. Elle est très belle. Ses lèvres s’étirent, cernant ses yeux fins, lorsqu’elle reconnait Mizuno.
— Keiko ! Je suis ravie de te revoir ! Tu as tellement grandi, tu es une adorable jeune fille maintenant.
— Bonjour Shiori, ça fait si longtemps… !
— J’en oublie mes manières, bienvenue à toi au Ryokan Mori no Wa. Tu es venu avec un ami ? Bonjour, bienvenue. Sentez-vous comme chez vous.
Elle se penche par courtoisie, je réponds de la même manière.
— Bonjour, je suis Hoshino Naoto, merci pour votre accueil.
— Tes grands-parents sont derrière, Keiko. Laissez vos affaires ici, et venez avec moi.
Nous traversons une petite cuisine embaumée par un parfum de poisson frais et de riz vapeur. Entre un large frigo et un évier encore embué par les vapeurs de l’eau chaude, de la vaisselle repose pour égoutter. À travers la porte coulissante, la jeune femme glisse quelques mots de politesse.
— Excusez-moi, monsieur Shibata, madame Shibata, votre petite-fille est arrivée.
— Elle peut entrer, merci, s’élève une voix chevrotante.
— Entrez je vous en prie, nous adresse la dénommée Shiori.
Elle fait coulisser la porte avec précaution et nous laisse entrer en se penchant à nouveau. Son regard se pose sur moi avec insistance. Intimidé, j’évite de le lui rendre. Elle referme doucement la porte derrière nous. La pièce est couverte de tatamis en paille de riz tressée. Sur la gauche, une alcôve abrite un arrangement floral simple, surmonté d’un grand tableau blanc sur lequel est peint à l’encre noire le kanji de l’amour : 愛. La pièce est ouverte de baies vitrées qui donnent sur la forêt. Au milieu de la pièce, une table basse et deux assises, où sont installés les grands-parents de Mizuno. L’homme semble avoir un sourire gravé sur le visage, qui dissimule la couleur de ses yeux. La femme dégage une paisibilité infinie. Je suis presque ébloui par la clarté de leur lumière. Mizuno s’agenouille près d’eux pour leur prendre la main.
— Grand-père, Grand-mère… Je suis si contente de vous retrouver !
— Bienvenue à la maison, ma petite Keiko, lui répond sa grand-mère.
Lorsqu’ils lèvent tous deux les yeux vers moi, je m’assois sur mes talons puis me prosterne devant eux.
— Je suis Hoshino Naoto, je vous remercie beaucoup de me recevoir !
— Bienvenue à toi, Naoto, me répond son grand-père tandis que je me redresse sur mes genoux. Nous sommes heureux d’accueillir un ami d’enfance de Keiko. Je suis Eiji, et ma femme s’appelle Asami. Sens-toi comme chez toi, je te prie.
Ils se présentent sous leur prénom. Mizuno avait raison, j’ai tout de suite le sentiment d’être inclus dans la famille.
— Keiko, tu ne nous avais pas dit que ton ami était un garçon. Je n’ai prévu qu’une seule chambre pour vous, et à cette période, tu sais que nous sommes complets…
— Asami, s’ils sont amis d’enfance, ils ont surement déjà partagé une chambre, ce n’est pas gênant, non ?
Mizuno a l’air un peu surprise. J’ai l’impression qu’elle n’avait pas anticipé ça. Je contiens de toutes mes forces ma propre réaction. Nous allons vraiment partager la même chambre pour plusieurs nuits ?!
— Ne t’en fais pas grand-mère, ça ira très bien !
— Alors je suis rassurée. J’ai pris le soin de réserver la chambre dans laquelle tu avais séjourné avec ton amie la dernière fois. Tu penses pouvoir retrouver le chemin ? Vous devez avoir besoin de vous reposer après ce long voyage.
— Oh merci grand-mère ! Je devrais m’en souvenir, oui.
— Si besoin, n’hésite pas à solliciter Shiori. Elle sera ravie de t’aider. Toi aussi, Naoto.
— Merci beaucoup, Madame Shibata.
— S’il te plait, appelle-nous par nos prénoms.
— D’accord, Madame Asami.
Je crois que je la fais rire. Elle a remarqué que j’étais nerveux. Son mari conserve lui aussi son inconditionnel sourire. Ils ont l’air adorables. Mizuno se relève.
— Viens Naoto, on va s’installer !
— Oui.
Je ne me suis pas habitué au fait qu’elle m’appelle par mon prénom. Je dois veiller moi aussi à ne pas l’appeler par son nom devant sa famille. Ça pourrait la mettre dans l’embarras.
Finalement, Shiori insiste pour nous mener à notre chambre. Mizuno tire la porte coulissante et j’entre à sa suite. La chambre ressemble un peu à celle où je viens de rencontrer ses grands-parents : elle est plus petite, mais le sol est aussi couvert de tatamis, il y a une table basse, et une baie vitrée qui donne sur les branchages de la forêt. Il n’y a pas à dire, c’est un très bel endroit. Je referme la porte et nous posons nos affaires dans un coin. Deux futons sont déjà disposés au sol, côte à côte. Rien que de les voir m’embarrasse. Peu après, on frappe à la porte. Shiori nous apporte un thé sencha parfumé à la pêche, servi dans deux tasses yunomi, qu’elle dépose avec délicatesse dans des soucoupes, sur la table basse. Elle s’éclipse et nous laisse l’un face à l’autre. Mizuno joint les mains et baisse la tête.
— Je suis désolée ! Je n’avais pas pensé au fait que nous allions être contraints de partager une chambre ! Si tu veux, je peux dormir dans le couloir !
— Qu’est-ce que tu racontes ? Ta famille se poserait des questions. C’est plutôt moi…
— Ah non ! Je suis la fautive, tu n’as pas à endurer mes erreurs. Mais tu as raison, je ne peux pas dormir ailleurs sans que quelqu’un le remarque…
— Ce n’est pas grave, Mizuno…
— Tu dois m’appeler Keiko, je te rappelle !
— … Keiko. On peut dormir dans la même pièce. J’éloignerai mon futon, si tu veux.
— Tu es d’accord ? Ça ne te dérange pas ?
— Bien sûr que non.
— Ooh merci !
C’est moi ou elle me remercie de passer la nuit dans la même chambre qu’elle ? Je cache mon visage dans ma main quand je me sens rougir. Je me sens idiot. Je ne dois pas oublier qu’il n’y a pas d’ambiguïté. C’est juste pour faciliter notre séjour. Alors pourquoi ça me trouble tant ?
Juste, je me permets de donner mon avis sur une chose. Je trouve que le paragraphe qui commence par "Quand nous sortons de la gare,...", est peut-être un peu trop compact selon moi. Il mériterait d'être un peu plus aéré pour être plus agréable.
Merci pour ton retour, tu as raison, c'est vraiment un gros bloc ce paragraphe ! Je vais au moins le couper en deux, et je le reprendrai en réécriture. :-)